Un Charon soviétique

Sacha Filipenko ressuscite avec maestria un maillon de la chaîne de la répression stalinienne

Les grandes purges staliniennes. Des centaines de milliers d’hommes et de femmes assassinées, des cadres du régime, des intellectuels, des militaires et des anonymes. Personne ne s’est posée la question de savoir où finissaient tous ces cadavres après avoir été exécutés par les bourreaux du NKVD. Personne sauf Sacha Filipenko, écrivain biélorusse vivant en Suisse et opposant aux dictateurs Loukachenko et Poutine.


Ces innombrables victimes arrivaient chez Piotr Illitch Nesterenko, directeur du crématorium de Moscou chargé de brûler tous ces ennemis présupposés du régime et d’en faire disparaître leurs traces, jusqu’aux os. Il était le kremulator, nom ainsi donné à la machine permettant de broyer les ossements du défunt après son incinération. Son dossier dormait dans les archives du KGB jusqu’au jour où l’un des cadres de l’ONG Mémorial le confia à l’auteur d’Un Fils perdu (Noir sur Blanc, 2022) qui allait faire de cette vie un roman à la fois palpitant et subversif, couronné par le prix Transfuge 2024 du meilleur roman européen. Car il est bien connu que le stalinisme fut comme Saturne, il mangea ses propres enfants et Nesterenko se retrouva à son tour, au deuxième jour de l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht, le 23 juin 1941 arrêté pour activité de contre-espionnage et interrogé.

Nous voilà ainsi embarqué dans une série d’interrogatoires où l’auteur, de sa plume mordante conte à la fois l’histoire de cet homme qui eut mille vie mais également le labeur de ce maillon des purges en compagnie du célèbre Vassili Blokhine (1895-1955), célèbre bourreau qui apparaît en personnage froid et dévoué à sa tâche. Anonymes, intellectuels, personnages d’État passèrent ainsi entre les mains de Nesterenko : Lev Kamenev et Grigori Zinoviev, compagnons de Lénine ou encore le poète Vladirmir Maiakovski. Le lecteur avance ainsi dans l’histoire des premières décennies du communisme comme s’il arpentait un cimetière pour y croiser les spectres des victimes du petit père des peuples.

Mais surtout avec une ironie mordante presque jubilatoire, Sacha Filipenko met en scène magistralement la confrontation entre Nesterenko et le jeune tchékiste chargé de son interrogatoire, Pavel Andreïevitch Perepelitsa, dans la prison de Saratov. « C’est qu’en vérité, ma douce, nos objectifs sont différents : lui, il doit me tuer, tandis que moi je suis déterminé à tuer du temps » lance ainsi Nesterenko à sa femme dans un dialogue imaginaire depuis sa prison. Un jeu du chat et de la souris où l’auteur, habilement et il faut bien le dire avec grand talent, dévoile toutes les inepties du système soviétique et à travers lui, tracent des ponts inconscients avec son successeur. Car dans Kremulator, chacun y lira Kremlin.

Par Laurent Pfaadt

Sacha Filipenko, Kremulator, traduit du russe par Marina Skalova
Aux éditions Noir sur Blanc, 208 p.