Le spoutnik américain

Comment un
jeune pianiste
américain
bouleversa la
guerre froide

Avril 1958. Depuis
près de dix ans, le
monde est coupé
en deux blocs
antagonistes
menés par l’URSS et les Etats-Unis. Chaque domaine est propice à
démontrer la supériorité de son camp. En 1957, les soviétiques
ont frappé un grand coup en envoyant dans l’espace le premier
satellite, le célèbre spoutnik. Ils décident l’année suivante
d’organiser un concours international de piano, le désormais
célèbre concours Tchaïkovski en espérant bien évidemment voir
la victoire d’un soviétique. Car comment en pourrait-il être
autrement dans la patrie de Tchaïkovski, Prokofiev et
Rachmaninov ?

Les Américains qui comptent dans leurs rangs quelques pianistes
d’exception comme Byron Janis ou Leon Fleischer font le choix de
la jeunesse. C’est un jeune Texan, connu de quelques initiés,
Harvey Lavan Cliburn, qui débarque à Moscou pour jouer dans la
gueule du loup soviétique face à des jurés qui se nomment
Sviatoslav Richter ou Emil Gilels. Et à la surprise générale, Cliburn
devenu Van Cliburn l’emporte.

Cette formidable aventure que même le plus talentueux des
scénaristes d’Hollywood n’aurait pu imaginer est l’objet de
l’ouvrage de Nigel Cliff qui devrait certainement connaître une
prochaine traduction. L’auteur raconte avec force de détails les
coulisses de ce tremblement de terre musical et politique,
comment Van Cliburn éblouit le jury et notamment Richter avec
son interprétation du premier concerto pour piano de Tchaïkovski
et surtout le moment de flottement qui précéda la décision du
jury. Ce dernier, qui avait du faire face à la standing ovation de
près de huit minutes du public réuni dans la grande salle du
conservatoire Tchaïkovski de Moscou, appela, gêné,
Khrouchtchev pour lui exposer la situation. Ce dernier se
contenta alors d’un : « Alors donner lui le prix ! »

L’ouvrage va également au-delà de 1958. De retour aux
Etats-Unis, Van Cliburn est fêté en héros. Il est à ce jour le seul
musicien à avoir été honoré de la célèbre ticker-tape parade. Un
concours international portant son nom est même créé au Texas.
Mais Nigel Cliff montre surtout que Van Cliburn devint un pont
musical entre les deux blocs durant la guerre froide. En 1972, il
accompagna Nixon et Kissinger à Moscou lors de la signature des
accords SALT I de réduction des armes de destruction massive. En
1987, il joua à la Maison-Blanche, à l’occasion de la visite du
nouveau maître du Kremlin, Mikhail Gorbatchev, dont les
réformes, Perestroïka et Glasnost, conduisirent à plus de libertés
mais également à la fin du système soviétique. « Une fois de plus
Van (Cliburn) fit les gros titres des journaux pour avoir fait parler
l’humanité d’un leader soviétique »
écrit Nigel Cliff.

Ce livre est donc une formidable démonstration du pouvoir de la
musique, capable de transcender les haines ancestrales et les
idéologies. Mais surtout il montre qu’un homme seul, assis
derrière un piano est bien plus efficace que des armées entières.
On gagne toujours à faire confiance à l’intelligence des gens
plutôt qu’à susciter leurs plus bas instincts.

Nigel Cliff, Moscow Nights,
The Van Cliburn Story,
How one man and his piano transformed the cold war,

Harper Collins Publishers, 2016

Laurent Pfaadt