Arturo-Reverte raconte la guerre en ex-Yougoslavie qu’il couvrit comme journaliste
Bien avant d’être l’écrivain à succès traduit dans le monde entier, créateur du capitaine Alatriste et de l’espion franquiste Falco, Arturo Perez-Reverte fut un journaliste. En 1992-1993, il couvrit la guerre en ex-Yougoslavie. Lorsqu’il arrive dans les Balkans en guerre, il a 41 ans et déjà une expérience de près de vingt ans de reporter de guerre au Liban, en Angola ou en Amérique centrale notamment. Territoire comanche s’ouvre ainsi sur le pont de Bijelo Polje : « A genoux dans le fossé, Marquez fit le point sur le nez du cadavre avant d’ouvrir en plan général. Il avait l’œil droit collé au viseur de la Betacam, et le gauche à demi fermé dans les spirales de fumée de la cigarette tenue d’un côté de la bouche ».
Dans ce récit publié en 1994 et traduit pour la première fois, le futur écrivain est déjà là. La mise en scène narrative, un récit en mouvement, une prose fluide. Le lecteur cligne des yeux comme Marquez et Barlès, le journaliste qui l’accompagne et regarde à nouveau la couverture. Oui, il s’agit bien de mémoires de guerre de l’auteur, à travers Barlès, ce personnage qui rappelle celui du Peintre des batailles. Le récit arpente ainsi les sentiers de la guerre, sur le front, ce « territoire comanche » où la vie ne tient qu’à un fil, ce no man’s land que décrivit si bien Ernst Jünger, en compagnie de ses collègues. Les portraits qu’il dresse de ces combattants de l’information sont fascinants, des plus connus comme Orianna Fallaci ou Corinne Dufka, « ces femmes qui en ont une sacrée paire », aux plus anonymes comme Marie la Portugaise, endormie nue sur un lit de fortune, ou ce milanais du Corriere della Sierra « si énorme que le gilet pare-balles ressemblait sur lui à un soutien-gorge blindé ».
Il y a indiscutablement du Hemingway dans ces pages, celui qui mêle dans un récit tant de situations et de personnages incohérents pour former un tout. Celui qui réunit dans une pièce éventrée par des obus de mortier, des histoires improbables pour tisser la tapisserie de l’humanité avec ce mélange de fatalité et de hasard résumé dans ces trois façons d’être tué : 1 – « c’est quand votre numéro sort, comme à la loterie »; 2 – quand l’expérience vous manque; 3 – la loi des probabilités.
Une fois de plus servi par la très belle traduction de Gabriel Iaculli qui a pris avec succès la suite de François Maspero, le livre se lit d’un trait. Un brin désabusé sur la réalité du monde, Barlès lance ainsi à des étudiants en journalisme voulant partir sur les champs de bataille du monde : « Les méthodes les plus sales ont été mises en pratique avec la passivité complice d’une Europe incapable de donner à temps du poing sur la table pour freiner la barbarie ». C’était il y a trente ans en ex-Yougoslavie et non hier.
Par Laurent Pfaadt
Arturo Perez-Reverte, Territoire comanche, traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli
Les Belles Lettres, Mémoires de guerre, 120 p.