Archives de catégorie : Cinéma

X

Un film de Ti West

Grand amateur de films de genre, Ti West n’a cessé de clamer son amour pour la grande époque du film d’horreur des années 70 et 80. Révélé par le film d’horreur The Roost (une soirée d’Halloween pas comme les autres…), sorti en 2005, il a ensuite confirmé son penchant pour l’horreur avec Cabin fever 2, The House of The Devil et surtout The Innkeepers, où son histoire sur les derniers jours d’un vieil hôtel hanté avait ravi les amateurs.

Avec X, il regarde du côté d’un illustre cinéaste récemment disparu, le pape de l’horreur rurale Tobe Hooper (Massacre à la tronçonneuse 1 et 2, Le Crocodile de la mort, Poltergeist, The Mangler, l’Invasion vient de Mars…). Les premières images donnent immédiatement le ton. Le décors, une vieille maison qui ne paye pas de mine, perdue au milieu de la campagne. Une voiture de police s’approche. Les protagonistes, un shériff et son adjoint. Sur le sol, les restes sanglants de ce que l’on devine être un corps humain, sous un drap imbibé. L’histoire commence par la fin, pour rapidement reprendre au tout début.

La musique se fait enjouée, douce, légère. On fait la connaissance d’une bande de jeunes quittant la banlieue industrielle de Houston, en 1979. La folle équipe part tourner un long-métrage à la campagne. La petite amie du producteur aspire à devenir une star, elle n’entend pas accepter autre chose que la célébrité et refuse une vie médiocre. Sur ses lèvres, une des stars de l’époque, la divine Linda Carter, qui sortait tout droit de 60 épisodes de Wonder Woman, la série qui lui avait valu la célébrité. On comprend que ce petit monde veut aller vite et loin, très loin…

Des images s’échappent d’une vieille télévision en noir et blanc. Un prédicateur blanc s’enflamme, exhorte la foule de ses fidèles à suivre le Seigneur, et à pourchasser le Mal sous toutes ses formes. L’intolérance est élevée au rang de vertu, et la tentation est à bannir. Car c’est de cela qu’il s’agit, de tentation. Et là nous revenons à notre petite équipe, qui est là pour tourner un film adulte à l’abri des regards, dans une vieille bicoque louée pour une bouchée de pain.

Arrivés à bon port, ils rencontrent le vieux propriétaire de la ferme et s’installent. Ti West prend son temps, construit méthodiquement son histoire, nous fait découvrir les lieux, méticuleusement. Puis il développe chacun de ses personnages, aborde leur psychologie. Il fait le portrait d’une jeunesse insouciante, qui n’aspire qu’à profiter de tout le bon temps qu’elle peut avoir. C’est aussi simple que cela. Ce faisant, il créé un lien avec le public, afin de renforcer ce qui va suivre. L’horreur viendra plus tard.

Le metteur en scène suit une trame balisée. Certaines scènes sont certes prévisibles, mais Ti West y apporte un soin particulier, jusque dans la musique qui les accompagne. Cumulant les casquettes de réalisateur, scénariste, monteur et producteur, Ti West s’est assuré la maîtrise de son long-métrage. Son approche de l’horreur a d’autant plus d’impact qu’il a articulé son film en deux parties. Dans la seconde il laisse la violence éclater, sans aller dans la surenchère. Il n’y a pas de scènes de trop, pas de fioritures, la durée du film (1H45) est parfaite pour trouver un équilibre entre les deux parties. L’hommage rendu ici au sous genre du slasher fonctionne parfaitement, la sincérité du cinéaste s’exprimant d’abord par l’histoire racontée, puis par de nombreuses scènes qui nous rappellent les classiques du genre.

Dans la paysage cinématographique actuel, en particulier celui de l’horreur, X est une bonne surprise. Le long-métrage fait revivre aux spectateurs les grands frissons partagés à l’époque par d’autres générations. Des frissons qui n’ont rien perdu de leur force, et qu’on ne se lasse pas de ressentir, dans le noir…

Jérôme Magne

Close

Un film de Lukas Dhont

Grand Prix au dernier Festival de Cannes, Close confirme le talent de Lukas Dhont après Girl. Sorti en 2018, ce film racontaitl’histoire de Lara qui rêve de devenir danseuse étoile alors qu’elle est née dans un corps de garçon. Avec Close, Lukas Dhont creuse le sillon de la question  de l’identité en conflit avec le regard des autres, d’un groupe. « Je voulais essayer de parler des choses qui m’ont perturbé pendant l’enfance ou ma jeune adolescence. Je tenais surtout à parler d’un sujet extrêmement intime. »


© Menuet Diaphana

La tendresse et la douceur ne sont pas acceptables de la part d’un garçon. Dans la cour de récré du collège, Remi et Léo ne passent pas inaperçus. Léo pose la tête sur l’épaule de son ami. Ils sont assis en classe l’un à côté de l’autre, arrivent et repartent en même temps. Une élève leur demande s’ils « sont ensemble » et c’est un cataclysme qui s’abat sur Léo. L’idée que l’on pense que leur amitié ait quelque chose de sexuel lui est insupportable. Sa vie bascule et celle de Rémi. Plus rien ne sera comme avant : leurs jeux encore enfantins, les nuits passées ensemble quand ils dorment l’un chez l’autre, Léo plein d’admiration, qui dit à Rémi qu’il sera son manager car Rémi joue de la musique. Léo va s’éloigner de Rémi, se dérober lorsque celui-ci veut poser sa tête sur lui, allongés dans l’herbe, ne plus emprunter au même moment le chemin qu’ils parcourent ensemble à vélo entre chez eux et le collège et choisir de faire du hockey sur glace, un sport bien viril. Puis le drame survient. Malgré tout, Close échappe au sensationnel, à la sensiblerie. Film juste, tout de finesse, délicat dans l’expression des sentiments, il impressionne par la manière de traiter un sujet des plus difficiles.

Magnifique duo d’interprètes pour incarner les deux jeunes garçons à la lisière de l’enfance et de l’adolescence ! Lukas Dhont en a casté des centaines et l’alchimie a été évidente entre ces deux-là qui ne se connaissaient pas. La belle idée du film est d’être situé à quelques kilomètres de Gand, dans la campagne, une région que connaît bien le réalisateur. Les parents de Léo exploitent une ferme floricole et le film s’ouvre sur la course des garçons dans des champs de fleurs, faisant la part belle aux corps en mouvement et à ce décor édénique au sens propre qui sera détruit en même temps que la relation des deux garçons. C’est la fin de la récolte avec une machine qui broie tout sur son passage, les couleurs de l’automne puis de l’hiver vont succéder aux couleurs vives et joyeuses de l’été et la glace du terrain de hockey, dure et froide, va remplacer les hautes herbes accueillantes. Le corps en mouvement sera corseté, emprisonné dans la tenue de hockeyeur si pesante sur les frêles épaules du garçon, le visage derrière la grille du casque évoquant à la fois la prison dans laquelle s’est enfermé Léo et une protection contre ses propres sentiments et son émotion, sa tristesse à fleur de peau prête de jaillir. La brutalité l’emporte sur la fragilité. 

Lukas Dhont a été inspiré par le livre de la psychologue Niobe Way, Deep Secrets, dans lequel elle suit 100 garçons entre 13 et 18 ans. À mesure des années, les adolescents qui grandissent ont du mal à parler de leur amitié quand d’aucuns disaient quelques années plus tôt que leur ami était la personne qu’ils aimaient le plus au monde. C’est encore ce livre qui a donné l’idée du titre du film : « l’expression revenait souvent : « close friendship ». C’est un mot incontournable pour évoquer l’amitié très proche entre ces deux garçons. C’est cette proximité questionnée qui déclenche le drame du film. Quand on perd quelqu’un, on cherche à retrouver une proximité avec l’être perdu. On est plongé dans une dimension philosophique. Ce mot illustre tout aussi bien l’idée d’être enfermé, de porter un masque et de ne pas pouvoir être soi-même. » Très émouvant et très fort, Close répond au souhait de Lukas Dhont qui était decréer avec son film  du cœur et du corps.

Elsa Nagel

Maria rêve

Un film de Lauriane Escaffre et Yvonnick Muller

Après avoir remporté en 2020 le César du meilleur court-métrage avec Pile poil, le tandem Lauriane Escaffre / Yvonnick Muller réalise son premier long-métrage avec Maria rêve. Une bouffé d’air frais dans un quotidien parfois morose.

Dès le « lever de rideau », la bande-son met le spectateur dans l’ambiance. La voix inimitable d’Elvis Presley berce chaudement les premières scènes, on devine que le ton du film sera résolument optimiste, sans donner dans la béatitude naïve. Bien sûr, cela ne suffit pas pour faire un bon film, mais c’est déjà un bon début… Nous faisons connaissance de Maria, une femme de ménage qui se retrouve sur son lieu de travail pour la dernière fois. La vieille dame qui l’employait dans son grand appartement est effet décédée, les héritiers n’ont plus besoin de ses services. Discrète, effacée, Maria va vite rebondir. Elle va postuler pour rejoindre l’équipe de femmes de ménage de l’École Nationale des Beaux-Arts de Paris, pour être aussitôt embauchée, à sa grande surprise.

Maria à la cinquantaine, elle est mariée depuis 25 ans à Oratio, actuellement à la recherche d’un emploi. D’un naturel aimable, Maria est une personne simple en apparence, mais très curieuse. Dans son nouvel environnement elle s’ouvrira à des choses auxquelles elle n’avait jamais été confrontée jusqu’ici, et s’émerveillera d’un monde dans lequel la chose la plus banale peut avoir un sens totalement inédit. Maria a traversé jusqu’ici l’existence sans trop d’anicroche, mais aussi sans grande joie. Une vie sans histoire, en somme, mais un peu terne. Aux Beaux-Arts, elle entamera un renaissance, aidée par un environnement qui stimule l’imagination.

A peine engagée, Maria s’intègre vite à l’équipe chargée du ménage du vénérable établissement. Les autres femmes qui la composent sont sans fard, généralement de bonne humeur, et plus expressives que Maria. Mais celle-ci va évoluer, peu à peu. Chaque journée de travail la fera découvrir de nouvelles choses, qu’elle accueillera à bras ouverts. Même si, parfois, elle ne comprendra pas tout ce qu’elle a sous les yeux. Les rapports entre élèves fantasques et enseignants farfelus la désarçonnent à l’occasion, mais cela ne lui fait pas peur. Maria a beau s’être emprisonnée au cœur d’une inexorable routine au fil des années, sa curiosité naturelle est toujours là, comme endormie par le quotidien. Tout ce temps elle est restée une grande rêveuse. Elle fera la connaissance d’une personne étonnante à plus d’un titre, Hubert le concierge. Et peu à peu tombera sous son charme.

Lauriane Escaffre et Yvonnick Muller réalisent avec Maria rêve une comédie douce amère (plus douce qu’amère, heureusement). Leur mise en scène fait preuve d’une très grande sensibilité. Leur scénario, leur manière de filmer et leur compréhension des personnages est d’une grande délicatesse. Le tandem fait preuve de finesse, et on sent une connexion évidente et profonde avec les deux personnages principaux, Maria et Hubert. Pour autant, le film ne tombe jamais dans la mièvrerie. Maria rêve est un film drôle (notamment lorsque Lauriane Escaffre et Yvonnick Muller se mettent eux-mêmes en scène), mais qui sait être triste par moment. Sans jamais tomber dans les excès ou la caricature. Le long-métrage évite en effet les facilités et les scènes trop prévisibles (car attendues dans le genre de la comédie dramatique), grandement aidé par une excellente distribution.

Dans le rôle de Maria, la comédienne Karin Viard nous rappelle sa large palette d’interprétation. S’il est vrai qu’elle incarne d’ordinaire des femmes plutôt exubérantes, elle est ici toute autre. Dans un rôle qu’elle reconnaît elle-même comme étant à l’opposé de sa propre personnalité, elle parvient à incarner la douce et sensible Maria, un être toujours en retrait, discret et arrangeant. Face à elle il fallait le comédien apte à exprimer un savant mélange de sensibilité et virilité. Un petit côté lunaire, fantaisiste, dans un être à l’existence pourtant très concrète et à l’apparence de grand nounours.

Dans la peau d’Hubert, ce concierge des Beaux-Arts qui semble avoir toujours été là, Grégory Gadebois fait des merveilles. Il faut le voir pour le croire ! Le comédien parvient à traduire les nombreuses facettes de son personnage avec une apparente facilité et un naturel déconcertants. Tantôt timide, passionné, hésitant, débrouillard, Hubert va petit à petit cristalliser en lui toutes les rêveries de Maria, lui faire imaginer que, peut-être, un monde différent est là à sa portée. Un monde loin de son train train quotidien, plus exaltant que ce qu’elle a toujours connu. Beaucoup de choses passent par le regard de Grégory Gadebois. Celui-ci est tellement expressif qu’il en devient presque un personnage à part.

Quand Maria rêve s’achève, c’est sur une note optimiste, un nouveau départ. Maria peut désormais vivre ses rêves…

Jérôme Magne

Trois mille ans à t’attendre

Un film de George Miller

Depuis plus de quarante années le génial metteur en scène australien nous embarque dans des voyages improbables. Révélé en 1979 avec le tonitruant et culte Mad Max, George Miller n’a cessé de balader les spectateurs dans des univers à part.


Parmi la dizaine de longs-métrages qu’il a mis en scène, presque tous sont restés gravés dans la mémoire des cinéphiles. De la saga Mad Max à celle de Babe, le cochon dans la ville, on a ensuite partagé celle de Happy Feet, croisant sur la route de singulières sorcières (cf. Les sorcières d’Eastwick). Aujourd’hui il nous invite à partager le destin d’une âme solitaire, alors qu’elle croise le chemin d’un génie libéré de sa bouteille. Voilà pour le synopsis, un peu sec, mais qui a le mérite d’éveiller la curiosité. Alithea Binnie est une universitaire britannique un peu cynique, désabusée, pour qui l’existence ressemble à un gigantesque cirque aux illusions. Elle en a fait son quotidien, l’accepte, et porte un regard critique sur le genre humain. Mais ce qu’elle apprécie le plus, ce sont les récits que les hommes se sont racontés au cours des siècles, et comment ils ont façonné les générations futures. Elle sera la narratrice de l’histoire, et entend nous conter une formidable histoire.

Alithea nous fait partager un moment clef de son existence. se définissant comme une personne heureuse et solitaire, elle est absorbé par son travail sur les contes, mythes et autres histoires à travers les âges et les continents. Elle a de bons rapports avec ses pairs, qu’elle retrouve chaque année à l’occasion de la grand-messe les rassemblant pour des conférences en un lieu différent. Cette année là, c’est à Istanbul qu’elle se rend. Son imagination débordante, que son travail de recherche nourrit pleinement, lui joue parfois des tours. Elle est confrontée à des hallucinations, de plus en plus fréquentes. Elle fera l’acquisition d’un petit flacon dans une des nombreuses échoppes de la capitale, sans se douter que ce geste changera à jamais sa vie. Alors qu’elle tentera de nettoyer le flacon, un génie s’en échappera.

Celui-ci lui demandera de faire trois vœux. Mais devant sa réticence (Alithea est une grande sceptique…), il entreprendra de lui raconter trois histoires, qui auront toutes la même issue, celle de le voir se retrouvé emprisonné dans un flacon. George Miller construit son film autour de fresques incroyables, mais n’oublie pas de tisser un lien avec les simples mortels que nous sommes. Au contact du djinn, Alithea prend conscience de sa propre solitude, avec laquelle elle cohabitait pourtant parfaitement jusque là. Trois mille ans à t‘attendre promène le spectateur au cœur d’époques plus grandes que nature, avec toujours la petite interrogation concernant la volonté du génie. N’y aurait-il pas un petit détail caché quelque part, quelque roublardise comme Alithea semble le suspecter ?

Le réalisateur reste dans son genre de prédilection, le fantastique, en prenant soin de bien l’ancrer dans le réel. Car même s’il est question d’anciens empires et de leurs fastes, les récits hauts en couleurs du génie s’articulent toujours autour des caprices des hommes. Avec leurs forces, leurs faiblesses, et une bonne dose de fourberie aussi. Et pour conter cela, George Miller n’a pas son pareil.
Dans le rôle du djinn, le comédien britannique Idris Elba (révélé en 2002 avec la série The Wire, les cinéphiles se rappellent plus récemment de ses rôles dans Thor, Pacific Rim, Star Trek : Sans Limites, La Tour Sombre, The Suicide Squad), incarne un être qui, bien que théoriquement immortel, n’en est pas moins traversé par les mêmes doutes que les simples mortels. Un être surnaturel qui reste émerveillé des prouesses dont le genre humain est capable, sans pour autant le comprendre tout à fait. Face à lui, la comédienne Tilda Swinton (dont la carrière, toujours parfaite, a débuté au milieu des années 80, ses prestations, souvent hallucinantes, dans Snowpiercer: Le Transperceneige, Only Lovers Left Alive, The Grand Budapest Hotel, Crazy Amy, le Suspiria de Luca Guadagnino, The French Dispatch nous le rappellent) se glisse dans la peau d’un être sensible, moins serein qu’elle veut bien le laisser croire, et va évoluer au contact du djinn.

Le jeu du chat et de la souris auquel se livrent les deux comédiens est sympathique, et ramène un peu de poésie à une époque qui en a bien besoin, à l’heure du pessimisme et du cynisme ambiants…

Jérôme Magne

29 ème Festival International du Film Fantastique de Gérardmer

L’année dernière, le festival s’était trouvé confronté à un adversaire de taille, le COVID. La pandémie s’était installée durablement dans nos vies, et avait failli priver les amateurs de films de genre de leur frisson annuel. C’était sans compter sur la volonté des organisateurs, qui avaient réussi à maintenir la manifestation en la proposant en format dématérialisé. Un festival intégralement en ligne, histoire de montrer que Gérardmer n’avait pas dit son dernier mot et qu’il en faudrait plus pour annuler l’événement.


En cette fin de mois de janvier 2022 le festival a réinvesti les salles, un soulagement pour les habitués. Car le spectre de la pandémie n’était jamais loin, et jusqu’au bout l’incertitude quant au maintien de l’événement a plané dans l’esprit du public. La fréquentation était bonne, identique à 2020, ce qui était surprenant vu les contraintes de pass vaccinal + gestes barrières imposés aux spectateurs (masque obligatoire dans les salles de projection, restaurants, bars, lieux fermés….). Mais les amateurs étaient présents, avec toujours cette capacité inimitable à chauffer les salles. Avec 10 films en compétition le festival avait vu grand, et les membres des jurys avaient tous répondu à l’appel. Julie Gayet était présidente du Jury Compétition longs-métrages. Elle était assistée de Grégory Montel, Alexandre Aja (un habitué du festival), Suliane Brahim, Valérie Donzelli, Mélanie Doutey, Bertrand Mandico et Pascal-Alex Vincent.

Pour la compétition courts-métrages, c’étaient les jumeaux Ludovic et Zoran Boukherma (ils nous avaient donné l’excellent Teddy l’année dernière à Gérardmer) qui se chargeaient de la présidence. Ils étaient assistés de Shirine Boutella, Saïda Jawad et Antonin Peretjatko. Le millésime était bon, nous allons évoquer certaines péloches sortant du lot.

On a commencé notre voyage avec She Will, film du Royaume-Uni mis en scène par Charlotte Colbert et sélectionné dans le cadre de la compétition officielle. Lors de sa première projection à l’Espace Lac, la comédienne principale, Alice Krige, est montée sur la scène pour présenter le film, dans lequel elle interprète une ancienne star vieillissante. Très habile dans le sous-entendu, She Will nous permet de croiser cette vieille trogne de Malcolm McDowell et de partager la psyché ô combien perturbée de son personnage principal.

Saloum, production franco-sénégalaise, était un film de genre bien sympathique. Le producteur Alexis Perrin et le comédien principal Yann Gaël avaient expliqué la genèse du film à un public toujours accueillant. Le long-métrage s’articulait autour de la cavale sanguinaire d’une équipe de mercenaires à travers la Guinée Bissau, la Gambie et le Sénégal. Saloum propose un étonnant mélange des genres qui fonctionne bien. Un film fantastique en langue française que l’on aimerait bien voir distribué.

Le film taïwanais The Sadness, était présenté en compétition du festival. Alors là même les plus fatigués des spectateurs ne risquaient pas de s’assoupir, tant le long-métrage proposait un cocktail survitaminé à base de gore (beaucoup) et de sexe (un peu). Dans cette histoire de virus qui se propage dans les rues de Taïwan, nous suivons la course effrénée de Jim et Kat. Le metteur en scène Rob Jabbaz n’y va pas par quatre chemins. Il parvient à choquer, ce qui est un des impératifs du sous-genre des « films d’infectés » tout en débordant sur des terrains plus sensibles. Le film nous fait partager une forme de poésie dans la tragédie, même si celui-ci est devenu plus célèbre pour son horreur décomplexée.


Puis Paco Plaza faisait son entrée, 14 années après son passage fracassant à Gérardmer avec le premier REC (récompensé par 3 Prix à l’époque, celui du Jury, du Jury Jeunes, et du Public), coréalisé avec Jaume Balaguero. Le réalisateur est monté sur la scène du Lac afin de présenter La abuela, présenté en compétition. Son film nous a embarqué dans un cauchemar éveillé aux côtés de son personnage principal, Susana, appelée au chevet de sa grand-mère (la abuela en question) qui a fait un avc. Le film se clôt sur une conclusion glaçante, comme on les aime à Gérardmer. Le film fut récompensé par le Prix du Jury (ex-aequo avec SHAMAIN de Kate Dolan).

Mona Lisa and the Bood Moon est réalisé par la réalisatrice américaine d’origine iranienne Ana Lily Amirpour (qui nous avait donné il y a déjà 8 ans l’étonnant A Girl Walks Home Alone at Night, film de vampire en noir et blanc dans un enfer iranien). Le spectateur y suivait les errances d’une jeune fille au coeur de la Nouvelle-Orléans. Échappée lors d’une nuit de pleine lune d’un hôpital psychiatrique où elle était enfermée depuis plus de dix ans, Mona Lisa Lee est une jeune fille dotée de pouvoirs paranormaux. Elle va découvrir un monde qu’elle ne connaît pas. Emmenée par une bande-son phénoménale (le film a été récompensé par le Prix de la Meilleure Musique), la cavale de Mona invite le spectateur à une vision finalement optimiste du monde. Ana Lily Amirpour fait un portrait de l’innocence, confrontée à l’inconnu, mais sous l’angle de la bienveillance. Avec ses personnages bien écrits (et un contre-emploi de Kate Hudson, ici à des années-lumière de ses rôles habituels) et ses éléments de comédie habilement mêlés au fantastique, Mona Lisa and the Blood Moon est une pellicule inclassable. Le film aurait bien mérité un prix supplémentaire.

Dans le film d’animation japonais de Takahide Hori intitulé Junk Head il est question de la survie de l’espèce humaine dans un futur lointain. Les hommes sont devenus éternels, mais ne peuvent plus se reproduire. Un humanoïde est envoyé au plus profond de la Terre, afin de comprendre ce que sont devenus les madrigans, ces créatures créées par l’homme pour les servir. Les personnages animés en stop-motion sont étonnants (la créature d’Alien fait plusieurs apparitions remarquées), et s’expriment via un mélange de borborygmes incompréhensibles, onomatopées et sons étouffé. Le film questionne sur la vie, la mort avec des personnages qui deviennent attachants.

After Blue (Paradis sale), le délire (sans connotation négative) proposé par Bertrand Mandico ne laisse par insensible. Dans ce film de science-fiction présenté hors compétition, Bertrand Mandico nous invitait à rejoindre Roxy, fille de Zora, sur la planète After Blue. Sur cette planète uniquement peuplée de femmes, Zora, jeune fille un peu fantasque, aurait commis l’irréparable, libérer une meurtrière, Kate Bush (!!!). Elle devra partir à sa poursuite pour l’éliminer. Le long-métrage de Bertrand Mandico se dévoile très vite. L’histoire nous offre des tableaux visuels inédits, somptueux, et des dialogues surréalistes. Tout à fait à sa place à Gérardmer, After Blue a laissé une impression étrange à l’issue de sa projection. Au point de se demander si on avait réellement assisté à certaines scènes, ou plutôt rêvé…

Le Hongrois Post Mortem, en compétition, met en scène un jeune rescapé de la Grande Guerre, Tomas, qui revient à la vie civile comme photographe des défunts. Il met en scène ceux-ci dans des décors propres à leur entourage, les clichés prenant place ensuite dans les albums de famille. Revenu d’entre les morts, Tomas croit au paranormal, et éprouve une réelle empathie envers les morts. Dans le village où il a été invité les fantômes des défunts se manifestent. Avec son histoire originale et ses moyens limités, le réalisateur hongrois Péter Bergendy a réussi un subtil mélange entre surnaturel et poésie (voir les scènes où Tomas est aux côtés des familles ayant retrouvé la paix). Post Mortem relâche le spectateur sur une impression étrange, entre légèreté et exaltation.

Censor de la galloise Prano Bailey-Bond, était présenté hors compétition. Nous y suivons le quotidien d’Enid Baines, fonctionnaire travaillant pour le bureau de la classification des films en Angleterre. Son rôle à la commission de censure est de s’assurer que les films proposés au public ne sont pas de nature à le traumatiser ou le pousser à la violence. Les nasties mettaient en scène une ultra-violence et un gore assumé et constituaient une défiance criante pour l’establishment d’alors. Avec son petit côté « Peter Strickland », pour le travail sur les sens et la perception, Censor devient de plus en plus oppressant au fil des scènes, pour se conclure par un final tout en fureur.

Autre bonne surprise, Ogre d’Arnaud Malherbe. Présenté en compétition, le film fut projeté à la séance de 20H00 à l’Espace Lac, et fut précédé par la cérémonie-hommage au cinéaste britannique Edgar Wright qui était présent. Celui-ci fut présenté par Alexandre Aja, avant de prendre la parole devant un public conquis. Edgar Wright laissa ensuite la place au réalisateur Arnaud Malherbe. Ogre raconte le nouveau départ que prend une mère et son fils, Chloé et Jules, partis loin d’un époux/père abusif et violent pour s’installer dans un petit village du Morvan. Chloé est accueillie chaleureusement, elle sera la nouvelle institutrice d’une école rouverte pour l’occasion. Dans le village le sujet sur toutes les lèvres est celui de la bête sauvage qui rôde, et s’attaque au bétail des agriculteurs. Pour Jules, qui souffre de surdité, un ogre erre dans la forêt voisine, c’est lui qui s’en prend aux bêtes et a enlevé le disparu. Pour brouiller un peu plus les pistes, il introduit le personnage du médecin du village, interprété avec une (trop ?) grande ambiguïté par le comédien Samuel Jouy. La surdité de Jules est l’occasion de pure frayeur, le gamin enlevant ses prothèses auditives aux moments-clefs. Le film se laisse regarder avec plaisir, avec une fin très ambigüe.

Dans The Innocents du Norvégien Eskil Vogt le spectateur suit un groupe de jeunes enfants habitants dans une banlieue nordique. Les nouveaux venus vont se mêler aux résidents, et découvrir qu’ils partagent certains pouvoirs paranormaux. Dès les premières scènes on ressent le trouble lié à la cruauté si particulière dont seuls les enfants sont capables. The Innocents ne s’embarrasse pas de spectaculaire inutile. Eskil Vogt s’appuie avant tout sur l’émotion et la suggestion. Mention spéciale à la comédienne norvégienne Alva Brynsmo Ramstad qui crève l’écran dans le rôle d’Anna, la grande sœur handicapée de l’héroïne, et à Rakel Lenora Flottum qui incarne le rôle principal, Ida. Celle-ci alterne le côté inexpressif et la spontanéité naturelle des enfants avec une facilité déconcertante. Le film fut doublement récompensé à Gérardmer, avec le Prix de la Critique et celui du Public.

Avec le délirant Crabs, projeté lors de la Nuit Décalée, il s’agissait de fournir un délire digne des pires soirées vidéo de notre adolescence. Et force est de reconnaître que le film remplit parfaitement sa mission. Dans cette histoire de crabes modifiés suite à des radiations, les comédiens en font des tonnes, les crabes improbables le disputent à la monstrueuse créature finale, la musique tonitruante côtoie des dialogues stupides à souhait sans le moindre complexe. Peirce M Berolzheimer assume le côté délire sans queue ni tête de Crabs, et finalement son film s’avère une petite bouffée d’oxygène au coeur de projections plus anxiogènes qui font le quotidien du festival.

Eight for Silver du britannique Sean Ellis, qui nous avait déjà présenté The Broken lors de l’édition 2008 du festival. Nous y suivons John McBride, pathologiste appelé à la rescousse au coeur d’un village de la France rurale à la fin du 19ème siècle. Des événements surnaturels mettent le village à feu et à sang. Les légendes tziganes auraient ressuscité un monstre carnassier proche du loup-garou. Tant mieux, à Gérardmer on adore les loups-garous ! La photographie est réussie, en particulier par temps obscur, dans les brumes qui envahissent la forêt et les marécages au petit matin. Un récit que les amateurs ont apprécié, entre bestiaire imaginaire, poésie et malédiction.

Voilà, c’en est fini de ce tour d’horizon de la 29ᵉ édition du Festival International du Film Fantastique de Gérardmer. En renouant avec son public, la manifestation a prouvé qu’elle n’a rien perdu de son pouvoir d’attraction. Avec 40 000 spectateurs, le festival a retrouvé les chiffres de l’année 2020, et confirme sa place au coeur du genre. Les spectateurs ont progressivement quitté la Perle des Vosges, et pensent déjà à la prochaine édition. La 30ᵉ, qui devrait nous réserver bien des surprises…

Jérôme MAGNE

Shalom Europa

14ème édition du festival du film israélien en Alsace

Avec une programmation réduite mais riche de films visibles là, et pas ailleurs, le festival  devrait attirer les spectateurs curieux d’un cinéma exigeant, miroir de la société israélienne dans sa diversité. Les équipes de films seront présentes. Du 12 au 16 juin, 8 films seront projetés au cinéma Star à Strasbourg, ainsi qu’au Trèfle à Dorlisheim et au Bel Air à Mulhouse.

La société israélienne est composite et plurielle, enrichie par la venue de communautés juives du monde entier. L’intégration ne s’est pas toujours faite sans peine. Deux documentaires donnent la parole aux femmes et aux hommes qui ont souvent tout quitté de leur pays d’origine pour s’installer en Israël. Qui sait que les juifs d’Ethiopie sont partis de villages en cases, ont quitté leur maison en terre battue ? Quel courage leur a-t-il fallu pour partir et quel combat ont-ils dû mener une fois en Israël ? « Tous ceux qui l’ont vu ont été scotchés par Yerusalem » nous a confié l’organisatrice du festival. La rencontre sera  assurément passionnante pour en débattre avec Levi Zini, le réalisateur. Quant aux Mizrahim, les juifs sépharades venus du Maghreb et les orientaux, ils ont eu beaucoup de mal à être acceptés comme citoyens à part entière dans la société israélienne dirigée par l’élite ashkénaze. Ils ont tôt perdu leurs illusions. La Terre promise n’était pas si accueillante. Projeté en exclusivité le 12 juin, en présence de la réalisatrice Michale Boganim, Mizrahim est un documentaire intéressant sur l’histoire et la mémoire d’un passé qu’Israël voudrait oublier.

L’audace est au rendez-vous quand l’histoire est visitée par l’humour. La bataille tragique de Nitzanim pendant la guerre d’Indépendance a été traitée contre toute attente de manière loufoque. Le grand réalisateur israélien Avi Nesher  a opté pour un ton gai et explosif dans Image of Victory ou comment pour rattraper leur défaite, un groupe de Frères musulmans égyptiens veut éradiquer la colonie juive et c’est un cinéaste égyptien en dépression qui a participé aux événements qui en fait le récit, trente ans plus tard.

Quand c’est la fiction qui traite de l’histoire d’Israël et de l’apport de ses communautés qui en constituent la société, l’intime touche à l’universel. Quid des migrants quand ils arrivent dans un pays où ils sont mal accueillis ? Qui sait que les juifs de l’ex union soviétique sont venus à leur tour en Israël, rencontrant des difficultés pour se faire accepter ? C’est le cas de Tamara, immigrée ukrainienne, dans More than I deserve. Elle vit seule avec Pinhas. Tamara n’est pas pratiquante alors que son fils veut faire sa Bar Mitzvah. La rencontre de leur voisin, le très religieux Shimon va changer leur vie. C’est l’émotion qui l’emporte avec les Cahiers noirs que présentera aux strasbourgeois Shlomi Elkabetz, le frère de la grande et regrettée Ronit ElKabetz, souvent mise à l’honneur dans les précédentes éditions du festival et qui nous a quittés en 2016. En deux volets, intitulés Viviane et Ronit, qui seront projetés dans la foulée, Shlomi ElKabetz parle de l’histoire de sa famille et de sa sœur. Pour les afficionados de l’actrice, c’est un film ovni, mêlant images d’archives, fiction et réalité, passé et présent.

L’édition 2020 du festival avait été annulée à cause de la Covid et deux films réalisés en 2019 avaient retenu l’attention des organisateurs : God of the piano et Back to Maracana. Jamais distribués en France, c’est l’occasion ici de les découvrir. Le réalisateur Itay Tal viendra à Strasbourg avec son actrice Naama Preis. Dans ce film, elle joue une pianiste virtuose qui ne supporte pas de mettre au monde une fille atteinte de surdité, allant jusqu’à échanger son bébé à la maternité. Il serait dommage d’en déflorer l’intrigue et son incroyable fin ! Très bon film également que ce road movie motivé par la passion du football pour trois générations de garçons, grand-père atteint d’une grave maladie, père et fils en conflit, entraînés dans un voyage mouvementé  vers le Brésil pour assister à la Coupe du Monde de foot, à l’été 2014. L’acteur Asaf Goldstein accompagne ce film pour une rencontre avec les spectateurs.

Par Elsa Nagel

Le programme complet et la grille des projections est disponible dans les cinémas Star et Star St Ex. Pour les projections au Trèfle et au Bel Air, se connecter à leur site :
http://www.cinemadutrefle.com
https://www.cinebelair.org

Les Passagers de la nuit

un film de Mikhaël Hers

C’est l’apanage des réalisateurs de talent … Mikhaël Hers fait entendre sa petite musique, de film en film, toujours surprenante. On avait aimé Ce sentiment de l’été et Amanda. Avec Les Passagers de la nuit, le sentiment pregnant du manque de ce qui n’est plus nous étreint encore mais ce n’est pas de la tristesse, plutôt une mélancolie qui rend triste et heureux à la fois, et nous accompagne longtemps.


10 mai 1981, Mitterrand est élu, c’est la fête dans les rues. Immersion en ces années 80 en compagnie d’Elisabeth que son mari a quittée et de ses deux enfants, Matthias et Judith qui vont grandir. Ils habitent Beaugrenelle, à Paris, dans le 15ème, un quartier de tours, peu filmé au cinéma, avec ses espaces hétéroclites pourtant très inspirants. L’appartement d’Elisabeth aux grandes fenêtres qui donnent sur d’autres immeubles crée un vertige urbain. Elisabeth, Charlotte Gainsbourg (magnifique dans ce rôle) est fan d’une émission radio émise la nuit. Comme elle doit gagner sa vie, elle postule à un emploi auprès de l’animatrice de l’émission (Emmanuelle Béart). En ces années 80, les audaces sont encore permises et Elisabeth est facilement accueillie. Qu’elle soit mal payée n’est pas si grave pour elle. C’est l’épanouissement personnel qui est important, le sentiment d’être à la bonne place – ou bien la chercher, comme le fait Matthias, personnage à travers lequel Mikhaël Hers interroge l’adolescent qu’il a été. Quand la jeune Talulah, une SDF, entre dans leur vie, elle les révèle à eux-mêmes, à leurs doutes, leur fragilité.

© Pyramide Distribution
Copyright Pyramide Distribution

Mikhaël Hers est un passionné de ces années qu’il a traversées quand il était enfant et notamment de ses musiques. Le tournage dans les décors et au milieu des objets de cette presque fin du 20ème  siècle a dû être jubilatoire. Il ne s’agissait pas de faire une reconstitution muséale. Le film est tissé de plusieurs sources d’images, de différents formats dont des archives, de manière à faire éprouver de manière sensorielles ces années 80, années qui ont vu l’émergence de nouveaux réalisateurs. Sur le toit de l’immeuble, un néon dans la nuit renvoie à l’esthétique de Beineix même si Mikhaël Hers dit ne pas connaître ses films, mais aussi de Wim Wenders, cité avec une affiche de Paris Texas. Et c’est une icône qui hante le film, une icône et une figure emblématique de ces années 80 où gagne la désillusion. Pascale Ogier habite le film, l’actrice trop tôt disparue, que l’on retrouve avec Lucchini dans un extrait des Nuits de la pleine lune de Rohmer ou encore dans un extrait de Pont du nord de Rivette. Les Passagers de la nuit s’ouvre sur le personnage d’une jeune femme, sac au dos, peut-être aussi une réminiscence de Mona, Sandrine Bonnaire dans Sans toit ni loi. Le personnage de Talulah fait écho à Pascale Ogier. Elle est accueillie par Elisabeth, démunie face à la détresse de la jeune fille et à ses addictions, Matthias tombe amoureux d’elle mais elle disparaîtra de leur vie comme elle y est apparue. Elle est l’incarnation de son destin tragique. Comme depuis quelques films (Avita, Slalom), Noée Abita impressionne la pellicule comme rarement avec un regard d’une intensité qui l’inscrit dans les futurs grandes. Talulah est aussi l’incarnation du deuil qu’Elisabeth doit faire de sa relation avec ses enfants qui quittent le nid, un moment très douloureux que Charlotte Gainsbourg exprime dans une scène poignante qui réveillera l’émotion de tout un chacun qui a vécu cette séparation, comme le fait cette autre scène où la famille danse sur du Joe Dassin. Mikhaël Hers le dit : « Il s’agissait de réinvestir le passé à l’aune du présent, dans lequel il continue à essaimer. C’est ma manière de trouver une paix avec cette question de la disparition et du deuil. C’est aussi pour ça que je fais des films : construire un semblant d’éternité. »  

Par Elsa Nagel

Ogre

Un film d’Arnaud Malherbe

Présenté en compétition du 29ᵉ Festival International du Film Fantastique de Gérardmer, Ogre était le seul film de genre français en lice. Au coeur d’une sélection de 10 titres Ogre faisait figure d’outsider, mais proposait des éléments prometteurs.

Juste avant la première projection du film à l’Espace Lac, le réalisateur était monté sur la scène le présenter à un public enthousiaste. Il avait ironisé sur le fait de passer juste après l’hommage rendu au célèbre réalisateur anglais Edgar Wright, bien connu des amateurs de genre (cf. Shaun of the Dead, Hot Fuzz, Scott Pilgrim, Last Night in Soho). Arnaud Malherbe avait partagé son émotion à se retrouver à Gérardmer, 14 années après y avoir été récompensé par le Grand prix du court métrage pour Dans leur peau (une intrigante histoire dans laquelle Fred Testot excellait). Après quelques mots sur les comédiens principaux il laissait la place à son œuvre.

Chloé et Jules, son fils de 8 ans, sont venus s’installer dans un petit village du Morvan. La jeune femme sera la nouvelle institutrice, elle est donc chaleureusement accueillie par les villageois qui se sentent oubliés de tous. Les médias, les pouvoirs publics les ont progressivement abandonnés, le village s’est vidé, et depuis quelques temps une bête sauvage rôde, massacrant le bétail. Les paysans sont en colère, et le fils de l’un d’entre eux a récemment disparu.

Très vite, le côté fantastique s’immisce dans l’histoire. La surdité de Jules est un élément qu’Arnaud Malherbe utilisera à bon escient, l’enfant choisissant parfois de ne pas porter ses prothèses auditives. Cela donnera lieu à des moments de pure frayeur, amplifiée par la proximité de la bête qui décime les troupeaux. Chloé va prendre ses marques et vite s’intégrer à son nouvel environnement. Elle tombera sous le charme du médecin du village, Mathieu.

Celui-ci est mystérieux, à la fois enjoué et inquiétant. La caméra joue de son ambiguïté, et très vite Jules décide de s’en méfier. À tel point que l’enfant se convainc facilement qu’il cache un sombre secret, une double identité. Pour lui cela ne fait aucun doute, Mathieu a beau avoir séduit sa mère, il n’en est pas moins un monstre sanguinaire quand la nuit tombe. Jules est persuadé que l’affable praticien se transforme en loup-garou la nuit venue, et parcourt la contrée pour égorger les bêtes isolées.

Avec Ogre, le metteur en scène propose une immersion dans l’imaginaire riche propre à l’enfance. Tous les fantasmes y sont permis. Il s’appuie sur son décor principal, un petit village isolé de tous, à la fois petit coin de paradis pour certains et cauchemar éveillé pour d’autres, pour donner une impression étrange, celle d’un enfermement à ciel ouvert. Les lieux sont propices au calme, à la liberté et pourtant, une ombre plane. La musique est discrète, elle sait appuyer les moments forts du récit. Le metteur en scène prend soin de bien développer ses personnages, tout en évitant les scènes inutiles. Les trois comédiens principaux sont parfaits. Ana Girardot dans le rôle de Chloé, Giovanni Pucci dans celui de Jules, et enfin Samuel Jouy dans celui de l’énigmatique Mathieu, qu’on ne parvient jamais à déchiffrer totalement.

Les explications se font rares, Arnaud Malherbe a choisi de laisser planer le doute sur son ogre. Lorsque celui-ci se montre finalement, il nous apparaît comme une figure tragique et terrifiante, dont on ne saura pas si elle est réelle, ou simplement le fruit de l’imagination de Jules.

Ogre est un film de genre attachant, empreint de poésie. Peut-être un peu trop tendre pour les amateurs de genre rassemblés à Gérardmer, ce qui explique qu’il soit reparti sans récompense. Il faut dire que cette année, la concurrence était rude dans les Vosges. La sortie en salle devrait permettre au film d’avoir la couverture qu’il mérite, et de trouver son public…

Jérôme Magne

Chemins de désirs

J’ai aimé vivre là de Régis Sauder (2020)
avec la participation et les textes de Annie Ernaux

Régis Sauder a rencontré Annie Ernaux en marge d’une projection de son Retour à Forbach : un documentaire où la maison de son enfance est vidée, métaphore d’une ville qui se vide… de son activité et sans doute un peu de son âme. De cette plume, de cette caméra qui racontent, traquent la vitalité des « quartiers »devaient forcément naître un projet partagé. C’est J’ai aimé vivre là. Là, c’est Cergy-Pontoise (210 000 habitants), ville nouvelle surgie de nulle part dans les années soixante-dix et où Annie Ernaux vit depuis vingt ans. Sorti en 2020 dans les turbulences des restrictions sanitaires, le film prolonge sa carrière en parallèle du dernier opus du réalisateur : En nous.


Les chemins de désirs sont ces itinéraires qui naissent, se gravent sous les pas des usagers, des riverains et que les urbanistes, les architectes n’avaient pas prévus. Une appropriation têtue et dynamique qui redessine les aménagements en cité rêvée. Des lignes microscopiques quelquefois – pour gagner cinq secondes –, mais surtout la vie qui s’empare des lieux : y échanger, y partager, y apprendre, y chanter et danser… Un vaste mouvement qu’insufflent les habitants à leur espace et qui innerve le film.

Au début, le RER nous mène à Cergy avec les visages de passagers que le spectateur apprendra à connaître. Vers la fin, l’usage du roller amplifiera la respiration de ces espaces urbains. Des trajectoires régulièrement ponctuées par la silhouette d’un couple qui s’embrasse comme un leitmotiv de sens et de promesses. En cinquante ans, la végétation aussi a conquis le minéral magnifiant les images de Tom Harari. Même les départs – souvent pour poursuivre des études – sont des aboutissements teintés de regrets par la crainte du déracinement.

La poésie des textes d’Annie Ernaux, lancinants, obsédants, tresse une tonalité mineure, mais résonne surtout du regard empathique envers tous ces êtres qu’elle côtoie. Des corps trop souvent saisis par le maussade rituel des courses au supermarché et le métro-boulot-dodo – scandé comme un rappel à l’ordre par cette énorme horloge de la gare qui toise la foule industrieuse.

Un film choral dont l’écrivaine serait l’aède et les habitants les choristes qui, tour à tour, lisent ses textes et se racontent avec leurs mots. Des visages, des sourires, beaucoup de complicités que fait revivre le réalisateur. Une jeunesse d’âme et un enthousiasme partagés tant par les adolescents nés là que les anciens qui ont fait souche voilà des décennies. Un terreau humain qui perpétue aussi la solidarité et l’accueil bienveillant des premières années quand la France manquait de bras – la patinoire est devenue centre d’accueil pour migrants. Tous partagent leurs lignes de vie : des coins de parc, des bords d’Oise, des bouts de jardin avec d’amicales tablées qui tissent les liens à l’écart du spectaculaire urbanistique : l’Axe majeur tourné vers celui de la Défense, la pyramide inversée de la préfecture, la place des colonnes-Hubert Renaud, la gare…

L’utopie est dans les gens qui font la ville, lui donne cette incroyable énergie comme le suggère le réalisateur qui compose ici une cartographie subjective et humaine en contrepoint des mots d’Annie Ernaux. Au fil de ses voyages, Nicolas Bouvier avait dressé ce bel Usage du monde, Régis Sauder, de film en film, dresse ce bel Usage de la Ville.

Par Luc Maechel

documentaire de Régis Sauder
image : Tom Harari, Régis Sauder
montage : Agnès Bruckert
son : Pierre-Alain Mathieu
production : Thomas Ordonneau (SHELLAC)

The Safe Place

En nous de Régis Sauder (2021)

En 2009, Régis Sauder avait filmé une quinzaine de jeunes des quartiers nord de Marseille (une ZEP) qui s’emparaient d’un texte du XVIIe siècle et, grâce au filtre des mots de madame de Lafayette, évoquaient leur vie, leurs difficultés, leurs rêves… C’était le très beau : Nous, Princesses de Clèves. Ils et – surtout – elles étaient en première ou en terminale et passaient le bac. La plupart l’ont eu, d’autres pas. Dix ans plus tard, le réalisateur les interroge à nouveau : Quand je les ai retrouvés pour entamer l’écriture de ce film, j’ai été frappé par leur force, leur aptitude à déjouer les schémas d’un verdict social qui les voudrait courbés, soumis, radicalisés…


S’il filmait beaucoup les visages, le réalisateur capte ici la gracieuse chorégraphie des corps qui marchent, conduisent, s’approprient l’espace urbain, le paysage – les parcs remplacent les cours et le béton. Il tisse aussi le temps entre le passé – quelques archives des Princesses – et le présent forcément plus terne. Les images sont tournées pour l’essentiel au début du 2e confinement (novembre 2020). Un contraste qui accentue la couleur de leur vie présente devenue sérieuse. Des lunettes mangent quelques visages. Au gré des échanges sont évoqués des enfants nés depuis, des séparations aussi, une responsabilité et des chemins de vie pas toujours faciles. Cependant par deux ou trois, le lien perdure et les rires, les partages renaissent avec le verdict du réalisme qui sanctionne désormais les départs de rêve. En dix ans, ils ont déjà beaucoup vécu mais l’engagement prend le pas sur la révolte.

© Shellac

Le Nous des titres est essentiel pour Régis, ses témoins, ces jeunes devenus adultes. Et si lucides sur leur condition. Être ou ne pas être, pour eux, la question ne se pose pas. Ils sont, envers et contre tout. Avec un peu d’amertume, car l’égalité des chances n’est pas vraiment au rendez-vous et la société leur renvoie obstinément leur condition d’origine, leur couleur de peau… un parfum discrètement patriarcal voire colonial malgré des avancées.

Si l’ascenseur social est en panne, Armelle défend le service public pour qu’il ne le soit pas définitivement. Laura, docteur en pharmacie, évoque l’insertion professionnelle bien plus facile pour les camarades issus de milieux favorisés. Au fil des conversations surgit ce maillon essentiel de leur réussite : l’école de la République et l’entrée au lycée pour décrocher le bac qui semble conjurer la prédestination à l’échec. En creux se dessine le schéma qui marche : l’appui du ou des parents avec l’indispensable soutien humain et matériel des services publics, l’école en tout premier.

Et c’est là où le bât blesse. En fil rouge du documentaire, la voix off dite et écrite par Emmanuelle, professeure de français depuis 15 ans au lycée Denis-Diderot, traduit le sentiment partagé par ses collègues et le réalisateur. Le désengagement de l’État enfonce le clou de la marginalité au nom d’une fictive rentabilité (ZEP, etc. : tous ces changements de noms avec toujours moins de moyens) favorisant le focus sur les voitures brûlées, les trafics et les règlements de compte. Le jeune Abou établit un constat similaire à l’hôpital : épuisé par sa tâche d’infirmier en France et le sentiment de ne plus être au service des patients (60 à gérer), il a trouvé un poste à Lausanne où il s’épanouit (avec seulement 15 patients).

Alors ?
Croire en Nous. Préserver et solidifier entre nous ce commun nécessaire : la bienveillance au bon sens du terme et au bon endroit, à l’opposé du laxisme brandit par certains. C’est ce qu’ont réussi ces jeunes : investir the safe place, pas seulement matérielle, mais en termes d’éthique, d’intelligence, de conduite de vie. La galère – quelquefois noire – serait-elle le préalable pour ouvrir notre conscience vers une lumineuse épiphanie ? Avec l’obligation de provoquer le miracle qui peut nous sauver…

Par Luc Maechel

documentaire de Régis Sauder
image : Aurélien Py, Régis Sauder
montage : Agnès Bruckert
son : Pierre-Alain Mathieu
production : Thomas Ordonneau (SHELLAC)