C’est la première fois
qu’un musée
confronte le travail
d’Alberto Giacometti
(1901–1966) et de
Francis Bacon
(1909–1992). Un
dialogue audacieux
et envoûtant
présenté par la
Fondation Beyeler du 29 avril au 2 septembre avec une centaine
d’oeuvres de ces deux artistes majeurs du XXe siècle.
Ouverture à
Karlsruhe d’EKT, les
Journées
Européennes de la
Culture qui se
tiennent du 20 avril
au 5 mai 2018. La
24e édition d’une
manifestation
partagée tous les
deux ans par les
institutions
culturelles sur
l’ensemble du
territoire.
Comme entrée en matière, une exposition, Revolution! Für
Anfänger*innen (visible jusqu’au 11 novembre). De l’interactivité,
mais peu d’objets rares ou précieux comme pour celle, très belle,
consacrée aux Étrusques et toujours visible dans le même Badisches
Landesmuseum|Schloss. C’est une vaste installation qui investit
l’ensemble de la salle d’un chaos ménageant des sous-espaces où
sont déclinées les différentes thématiques. Mentionnant les
premiers frémissements de la guerre des paysans, le projet source
clairement le phénomène dans la pensée philosophique et politique
européenne du « Siècle des Lumières » même si des évènements
extra-européens s’invitent à partir du XXe siècle. Ainsi les acteurs, la
place du Bade-Wurtemberg, les moyens : imprimerie ou plus
récemment réseaux sociaux, etc. L’une surprend : cet espace
guillotine, un instrument plutôt post-révolutionnaire permettant
aux vainqueurs de préserver leurs positions, leur pouvoir… Mais
Révolution française et Terreur ne sont-ils pas indissociables pour
un historien ? L’appropriation des idéaux, des symboles
révolutionnaires par la décoration, la littérature, certains artistes
clôture la visite… Y figurent, entre autres, la célébrissime photo du
Che, un manuel pour fabriquer sa guillotine et cette paire de
pantoufles (Reomira Krey : Pantoffeln « Die Revolution kommt »,
1998Badisches Landesmuseum) qui symbolise peut-être une option
assez proche d’une révolution idéale : celle qui se ferait sans
victimes, sans dégâts et permettrait d’accéder sans effort à un statut
de pantouflard. La révolution, un rêve petit bourgeois ? Chaque
visiteur pourra d’ailleurs évaluer son potentiel de révolutionnaire en
participant à un quiz à chaque étape (toutes les réponses sont
bonnes) et en soumettant ses choix à l’ordinateur en fin de parcours.
Cérémonie officielle d’inauguration à l’hôtel de ville ensuite avec les
allocutions du maire de Karlsruhe, Dr Frank Mentrup, de Mme
Theresia Bauer, Ministre für Wissenschaft, Forschung und Kunst du
Bade-Wurtemberg et surtout du Prof. Dr Susanne Baer, juge au
tribunal fédéral depuis février 2011. Elle développe les enjeux en
termes de droits, le sens et les perspectives de ces luttes pour les Mutations de nos sociétés dans une langue très musicale rythmée
par ces « Gleiche Reschte für Alle » comme un leitmotiv et ponctuée
avec gourmandise d’anglais.
En soirée, le spectacle inaugural invite dix-huit femmes de Karlsruhe
et environs à interpréter Radikal Akte, une pièce nourrie des mots de
luttes historiques ou contemporaines et qui scandent un quotidien
prédestiné par les mâles dominants et les combats pour s’en
émanciper. Sur scène, un gigantesque cœur fiché d’un canon, une
sorte de char d’assaut en guerre contre l’oppression masculine et
patriarcale. Son rouge sang circulera sur le plateau au gré des
tableaux, s’éparpillera avec ces feuillets rouges lus et jetées à la
volée, avec le pourpre des rubans abandonnés par les actrices lors
de la seconde partie de la pièce et offrira au final l’image d’un champ
de bataille. Le choix dramaturgique s’inspire de la tragédie grecque
avec une femme, vêtue d’une chemise de nuit, comme coryphée très
vite rejointe par un chœur exclusivement féminin. Des femmes
potiches toutes identiques : perruques blondes et bouclées,
chemisier blanc, jupe rose, seules les différences d’âge se devinent
sous le maquillage blanc. Au début, elles répètent ou prolongent
collectivement les mots du coryphée. Le premier tableau s’achève
avec la projection sur le fond de scène de ces mêmes femmes, une
chorégraphie de marche où elles viennent à tour de rôle face
spectateur avec leur look actuel (libéré ?), leurs diversités, leur âge
aussi. Au fil du spectacle, les individualités se détachent du groupe et
prennent corps grâce aux mots du texte de Gerhild Steinbuch. Des
séquences jouées, chantées, chorégraphiées. L’une déploie une
formidable énergie – la transe d’une boîte de nuit – où les femmes se
débarrassent de leur costume pour ne garder qu’un sous-vêtement
telle la coryphée au début. Une forme d’accouchement pour devenir
elles-mêmes ? Quelques petites pannes de mémoire vite rattrapées
laissent deviner qu’il s’agit de non-professionnelles, mais la
générosité de leur engagement rayonne et le spectacle en joue pour
poser la question de la radicalité : un passage obligé du changement ?
Plusieurs
animations sur ce
thème ainsi qu’une
exposition
photographique
réalisée par Michel
Borzykowski, coa-animateur du
« Réseau 2G » à
Genève, nous donnent à voir et à appréhender « ce que tu as
hérité de tes pères », selon l’expression de Goethe, reprise
par le psychiatre et psychanalyste Daniel Lemler.
Ces « objets transmissionnels » mis en scène dans des
photographies prises par Michel Borzykowski, comme leur
qualificatif l’indique, ont été transmis aux survivants de la
Shoah. Dans le mot « transmissionnel », l’on perçoit
également la notion de « mission » car c’est à un véritable
devoir de mémoire que ces objets font référence.
C’est ainsi que lors de rencontres avec des descendants de la
2e ou 3e génération de rescapés de la Shoah, des objets mis
en lumière ont témoigné de l’âme toujours présente de ceux
qui ne sont plus. Ces objets font le lien avec les vivants et les
morts.
Ils nous parlent tel ce morceau de plomb qui servait au père
de Lydia à presser les tissus à découper et sa fille, de nous
confier, qu’il contient tout « un poids affectif ». Pour
Charlotte, c’est une théière d’Indonésie qui lui permet de
renouer avec sa famille juive déportée. Yves, quant à lui,
jongle avec les chapeaux de ses oncles ! L’écrivain Joseph
Joffo exhibe la bille qu’il avait obtenue en échange de son
étoile jaune…Gloria a conservé une poupée qui pleure quand
on tourne la clé insérée dans son dos et qui, à n’en pas
douter, fait remonter à la surface du monde les larmes qui
hantent ses nuits.
Car tous ces objets, aussi modestes soient-ils, contribuent à
lutter contre l’oubli. Et même si « l’intensité du traumatisme
s’atténue à chaque génération » comme le pense Michel qui a
conservé une montre qui lui fait signe depuis l’au-delà, il
prend soin d’ajouter « les dangers de demain nous sont
encore inconnus ».
Et Daniel Lemler de conclure dans sa conférence que chaque
objet transmissionnel renvoie à une histoire particulière en
lien avec l’Histoire avec un grand H et d’affirmer, à très juste
titre, que nous sommes tous des « survivants de la Shoah »
qui a secoué l’Europe dans les tréfonds de l’âme humaine. Il
nous appartient aujourd’hui de sortir de notre carcan
narcissique pour accueillir l’altérité qui ne peut que nous
ouvrir des horizons meilleurs.
Consulat
général de
Suisse,
Institut
italien de la
Culture
A l’occasion de la
publication du
catalogue raisonné de la peinture d’Alfredo Müller, une
double exposition se tient actuellement à Strasbourg pour
lui rendre hommage et mettre en lumière les œuvres de
cet artiste encore trop méconnu.
C’est Hélène Koehl, présidente des Amis d’Alfredo Müller,
qui a rédigé ce catalogue raisonné en trois langues
(français, italien, anglais) avec en outre la contribution
d’historiens de l’art des trois nationalités.
La double exposition présentée à Strasbourg illustre la
dimension internationale de cet artiste de nationalité
suisse, né en 1869 à Livourne en Italie et décédé à Paris en
1939. Disciple du maître portraitiste florentin Michele
Giordani, il participe à l’Exposition universelle de Paris en
1889, il découvre l’oeuvre de Manet, puis celle de Cézanne
en 1895 dont on reconnaît l’influence dans ses tableaux.
L’histoire d’Alfredo Müller est liée à la grande Histoire, au
Krach de 1890, aux tensions politiques, à la guerre de
1914 qui se profile…Mais l’artiste n’est guère reconnu à sa
valeur, la critique officielle ira jusqu’à railler son
« cézanisme » !
Et pourtant, c’est une œuvre considérable que nous laisse
cet artiste peintre et graveur qui vit tour à tour en Toscane,
en France…Une œuvre qui nous parle indéniablement
aujourd’hui avec force et sensibilité dans la double
exposition présentée à Strasbourg car Alfredo Müller le
signifiait lui-même : « Le secret de l’acte de peindre ne
procède pas d’un raisonnement mais d’une émotion
instinctive dont le mystère résiste à toute interrogation ».
Au Consulat de Suisse, on découvre, émerveillé, les années
françaises de 1895 à 1912 ainsi que les années toscanes
de 1913 à 1932. On ne peut que tomber sous le charme de
toiles belles, intemporelles qui semblent suspendre le
temps comme dans la scène où des jeunes femmes se
réunissent sur l’herbe ou encore dans cette nature morte
qui génère la sérénité.
A l’Institut italien, les Arlequinades nous entraînent dans
un joyeux charivari de couleurs dont l’écrivain Taine dans
son « Voyage en Italie » nous disait « qu’elles nous aidaient
à oublier les maux de la vie ». Mais derrière les masques et
les jeux d’ombres et de lumières, c’est toute la mélancolie
inhérente à la Commedia dell’Arte que l’on pressent.
Cette double exposition exceptionnelle permet non
seulement au public de découvrir ou redécouvrir Alfredo
Müller mais également d’inscrire cet artiste dans une
dimension, voire une identité européenne dont il s’est fait,
à n’en pas douter, l’un des précurseurs.
A l’occasion du cinq
centième anniversaire de sa
naissance, le musée du
Luxembourg revient sur les
jeunes années du Tintoret.
Il fut un jeune loup de la
peinture, celui qui, en
peignant portraits et scènes
religieuses, aurait pu dire :
« Venise me voilà ! ». Et
pourtant, rien ne fut aisé
pour Jacopo Robusti dit
Tintoretto, fils de ce
teinturier qui, d’une certaine
manière, traça son destin. Car naître en 1518 alors que la
Renaissance voit briller ses derniers feux et que le Baroque n’est pas
encore né, et gravir les échelons de la vie picturale vénitienne à
l’ombre du grand Titien étaient plutôt prompts à vous condamner à
l’oubli. Mais c’était mal connaître le jeune Jacopo. Très influencé par
le Titien, il s’éleva à l’ombre de ce dernier comme en témoigne ses
personnages de dos et ses coloris vert, rose et orangé tirés par
exemple de l’Adoration des mages du musée du Prado et qui renvoient
immédiatement au géniteur de l’Aretin. Mais le Tintoret y ajouta
cette audace, cette impertinence propre à la jeunesse comme avec
cet Adam du Péché originel (1551-1552) où le premier homme
apparaît la nuque hâlée c’est-à-dire dévêtu et non nu, ou dans cet autoportrait de 1547 qui ouvre l’exposition et où on découvre un
jeune homme sûr de lui, prêt à tout. Et son ambition ne connut pas
de limites. Le Tintoret usa de tous les moyens pour parvenir à ses
fins : réseaux d’influences, stratégies commerciales et esthétiques. «
S’il continua à faire parler de lui, c’est qu’il l’avait voulu et calculé : avec
ses fresques murales des débuts, couvrant souvent à peine ses frais, à des
croisées de chemins stratégiquement efficaces (…) ou avec ses « joker »
dans les célèbres églises du diocèse, il fit sensation et se fit un nom, n’en
déplût à ceux qui l’enviaient » écrit ainsi Erasmus Weddigen, l’un des
grands spécialistes du Tintoret. Ce dernier n’hésita d’ailleurs pas à condamner à l’oubli certains talents prometteurs qu’il tua dans l’œuf,
celui-là même avec lequel il confectionnait ses pigments, tels
Giovanni Galizzi à qui l’exposition rend justice. Vaincu, ce dernier se
résolut à plagier le maître. Triste destin.
Il n’empêche que tout cela ne fut possible sans le génie. Et du génie,
le Tintoret en avait à revendre comme en témoigne ses fabuleuses
toiles de la conversion de Saint Paul (1538-1539) pleine de bruit et de
fureur ou de l’enlèvement du corps de Saint Marc (1545) avec son sens
incroyable de la mise en scène. L’exposition s’aventure d’ailleurs
astucieusement dans la fabrication de l’œuvre du maître en
montrant son utilisation répétée de dessins de tête comme par
exemple celle d’Alvise Mocenigo ou ce partage d’un même modèle
avec d’autres peintres (Paris Bordone).
Devenu populaire et riche, il mène grand train. Toute la bonne
société vénitienne se presse chez le Tintoret pour avoir « son »
portrait. Cela donne les magnifiques Andrea Calmo, d’une
incroyable modernité expressionniste ou l’homme à la barbe blanche
(1545). Mais Tintoret, conscient de peintre sa légende, ne se livre
pas à la facilité. Bien au contraire. Sa conception picturale de la
femme, pleine d’empathie, éclate sur la toile. Il n’y a qu’à voir
l’incroyable puissance du Péché originel et de cette Eve qui capte
littéralement le regard. Près d’un demi-siècle avant le Caravage,
l’égalitarisme qu’il défendit en traitant sur le même plan princesses
et prostitués le rend profondément avant-gardiste.
En 1555, date à laquelle l’exposition prend fin, Le Tintoret, trente-
sept ans, est parvenu au faîte de sa gloire. Il ne lui restait plus qu’à
conquérir l’immortalité même si, comme cette exposition le montre
magnifiquement, Rastignac en avait déjà poussé la porte.
Par Laurent Pfaadt
Tintoret, naissance d’un génie,
Au Musée du Luxembourg, jusqu’au 1er juillet 2018
Inaugurée le 30
novembre dernier,
l’exposition Happy
cristal au Musée
Lalique à Wingen-sur-
Moder propose tout
au long du mois de
décembre de féériques
mises en scène où le
cristal rencontre la
forêt des origines en
une heureuse continuité naturelle entre faune, flore et femme…
La forêt est dans le musée – elle l’environne et l’habite…
Cette année, le cristal s’aère et se ressource en une promenade
inspirée vers ses origines sylvestres – car sans forêt des Vosges du
Nord, il n’y aurait pas eu de belle histoire verrière à conter dans les
palais et les chaumières… La matière délicatement ouvragée a jailli
du feu alimenté par ce bois, les traditions s’y sont soufflées là, autour
du lieu où René Lalique (1860-1945) a établi sa maison et sa
verrerie en 1921 – là où il a créé ses mélodies « de couleur et de
ligne ».
Toute sa vie, le maître verrier et joaillier est resté fidèle aux motifs
inspirés de la nature de son enfance pour élaborer ses créations qui
séduisent d’emblée les élites artistiques, économiques et
intellectuelles de son temps, de Sarah Bernhardt (1844-1923) à
l’industriel parfumeur François Coty (1874-1934), avec qui il a noué
à partir de 1907 une fructueuse association – il a conçu pour lui
notamment les flacons de parfum l’Effleurt et de l’Ambre antique.
Pièce emblématique de sa création, le vase Bacchantes (1927) est
magnifiquement réinterprété en Révélation bacchantes à l’orée de
cette exposition hivernale et lumineuse à souhait – et la promenade
initiatique progresse du froid de la nature hivernale vers ce qui se
réchauffe, comme dans la gueule du four …
De la magie des cristaux de neige tourbillonnant dans la matrice
originelle jusqu’ aux derniers raffinements du maître verrier, ainsi
s’accomplit le cycle de la vie du cristal en fête…
Michel Loetscher
Happy cristal Entrée libre du 1er décembre au 7 janvier Sauf les 25 décembre et 1er janvier Musée Lalique à Wingen-sur-Moder www.musee-lalique.com
Le musée Würth propose une
réflexion autour de la figure
humaine
Avec près de 17 000 œuvres
et une quinzaine de lieux
d’exposition, la collection
Würth recèle en permanence
des trésors cachés que l’on
découvre au gré des
expositions. Et lorsque l’on
annonce une réflexion autour
de la figure humaine, il est
aisé de soupirer. Mais en
pénétrant dans l’exposition, on retient plutôt son souffle devant
Marc Quinn, Andy Warhol, Arnulf Rainer ou A.R. Penck.
Mais alors quelle est cette figure humaine ? Celle de l’Antiquité
que se plait à reproduire un Rainer Fetting (Mike Hill, 1986) ?
Celle de la Renaissance, fidèle reproduction de l’image divine
comme le suggère Elisabeth Wagner (Maria, 2008) dans son
hommage à Jean Fouquet ? Celle de l’abstraction avec Mondrian
ou Penck et qu’Aurelie Nemours porta à son paroxysme ? Ou bien
celle, déconstruite, standardisée du 21e siècle par Martin
Liebscher (Redaktion, 2002) où elle devient l’allégorie d’une
société qui transforme tout en marchandise ?
Dans ce kaléidoscope polymorphe, il convient de faire le tri, ce
que parvient à réaliser l’exposition en convoquant les artistes de
ces quelques 130 peintures, sculptures et installations pour
expliquer l’évolution et l’implication de chaque courant dans une
thématique artistique aussi vieille que l’art lui-même.
Déconstruisons d’abord nos idéaux de beauté et nos
représentations civilisationnelles où imperfection et perfection
doivent être traitées à égalité. Réglant cette question épineuse,
attaquons-nous à notre propre représentation en analysant, à
travers le mythe de Narcisse, l’autoportrait, dans une profonde
plongée introspective conduit magistralement par le Black Light
Self Portrait (1986) d’Andy Warhol. Puis vient le temps de
banaliser le nu féminin et cette pureté virginale grâce à ces
artistes iconoclastes, à l’instar de Marc Quinn et de sa Vénus
d’Hoxton portant pantalon baggy et sandales. Le grand mérite de
Quinn mais aussi d’Harding Meyer est ainsi d’arracher la femme à
cette beauté qui l’emprisonne et la relègue pour en faire un être
humain, à égalité avec l’homme. D’ailleurs, il n’est pas anodin que
Quinn ait caché le visage de son modèle pour se concentrer sur sa
banalité vestimentaire et sa fonction procréatrice. Ainsi, il restitue
la féminité dans sa fonction physiologique et non en tant
qu’attribut sexuel.
Puis vient le moment où la figure humaine finit par exploser et
devenir multiple. Sous l’effet des nouvelles technologies et du
progrès, il n’y a plus de modèle mais des modèles. Entièrement
libérés de toutes contraintes techniques et de toute morale. Le
jugement est facile mais réducteur. Et l’art devient ainsi la grille de
lecture d’un monde en mouvement, qui change à chaque minute et
modifie la représentation de la figure humaine.
A la fin de l’exposition, l’esprit du visiteur a été réduit, à raison, en
bouillie. Parvenu devant l’interrogatif garçon à l’envers de Georg
Baselitz (Knaben I, 1998), le visiteur comprend alors que cette
exposition a fait plus que renverser ses certitudes sur la figure
humaine. Que cette dernière n’est jamais figée, qu’elle est en
constante mutation. Une séance chez le psy aurait eu moins
d’effets…
De la tête aux pieds, la figure humaine
dans la collection Würth, Musée Würth, Erstein
jusqu’au 7 janvier 2018.
Irving Penn (Spanish Hat by Tatiana du Pessix copyright The Irving Penn Foundation)
Première grande
rétrospective
française du célèbre
photographe de
mode
A l’occasion du
centenaire de sa
naissance, le Grand
Palais a décidé de
célébrer le grand
photographe de
Vogue. Organisé
conjointement avec
le Metropolitan
Museum of Art de New York et la Fondation Irving Penn, Paris
rend ainsi l’hommage mérité à ce photographe majeur du 20e
siècle qui contribua, comme tant d’autres, à faire de Paris, la
capitale mondiale des arts.
Et la période d’Irving Penn à Paris n’échappe pas au cliché de
l’artiste travaillant dans un atelier miteux, sans eau ni électricité.
L’histoire aurait pu d’ailleurs tenir lieu de scénario d’un film d’un
Woody Allen qu’il photographia au demeurant. Et pour cause, au
lendemain d’une guerre qu’il couvrit en Italie et en Inde (et dont
l’exposition se fait l’écho) après avoir intégré en 1943 grâce à
Alexander Liberman, le magazine Vogue, Irving Penn s’installe à
Paris, rue de Vaugirard. Là, il tombe immédiatement amoureux de
cette lumière nacrée qui se dégage du lieu. Après New York où ses
portraits firent de lui, un photographe incontournable, Penn
poursuivit à Paris sa révolution photographique en compagnie de
celle qui devint sa muse, Lisa Fonssagrives, comme en témoigne
l’extraordinaire Spanish Hat by Tatiana du Plessix (Dovima) mais
également en magnifiant des anonymes devenus les symboles
d’un art de vivre parisien. Ainsi, les papes de la haute couture
(Versace, Miyake, St Laurent), les grands artistes (Le Corbusier,
Dali, Duchamp), écrivains (Auden, Wolfe, Mc Cullers, Capote dont
il immortalisa le visage en 1965), les grandes stars du cinéma
(Arthur Penn, son frère, Ingmar Bergman, Alfred Hitchcock)
forment ainsi dans cette exposition une galerie de portraits
convoqués pour cet hommage grandiose.
Car, on pourra nous dire ce que l’on veut, Irving Penn n’est jamais
aussi génial que lorsqu’il met le noir et le blanc au service de son
art. La couleur amoindrit son génie, c’est évident. Elle le rend
commun. Avec le noir et le blanc et ses décors minimalistes
(simple tapis, fond uniforme ou angle de mur) ou son cadrage
serré comme dans ce portrait de Picasso où le peintre apparaît
comme un démiurge, Irving Penn transcende son modèle et d’une
certaine, le met à nu psychologiquement. L’exposition entre
d’ailleurs astucieusement dans la fabrication de ses portraits.
Penn recevait simplement ses modèles. Il les mettait à l’aise,
discutant avec eux autour d’un café afin qu’ils se libèrent. Cela
donna une Marlène Dietrich angoissée, un Jean Cocteau dont la
pose marmoréenne se fissure dans le regard ou un Francis Bacon
sur le point d’être submergé par la folie. Car à y regarder de plus
près, il y a assurément du Picasso dans les photos de Penn quand
on songe à ce même Jean Cocteau dont la pose rappelle une figure
de proue de navire ou ce Peter Ustinov à l’attitude étrangement
cubiste.
Et lorsque Vogue l’enverra à quatre coins du monde, du Dahomey
à la Nouvelle-Guinée en passant par le Maroc ou Cuzco, avec son
studio portatif, la magie opéra de la meme manière sur les cultures
et leurs représentants. Même s’il est vrai qu’on a parfois
l’impression de se trouver devant des photos coloniales, il
n’empêche que face à cette Woman with three leaves (1971) prise
au Maroc et dont le visage est entièrement caché par un grand
voile noir, on ne peut s’empêcher de penser au manteau de l’ange
bleu. Des anonymes du monde entier aux plus grandes stars, l’art
d’Irving Penn va au-delà du simple cliché et pénètre comme le
redoutait certaines civilisations l’âme du modèle, d’une culture.
Pour la rendre encore plus majestueuse.
Irving Penn, Grand Palais jusqu’au 29 janvier 2018
Laurent Pfaadt
A découvrir le fantastique catalogue de l’exposition : Irving Penn : le centenaire, RMn-Grand Palais,
372 p, 367 ill, 2017
Le musée de l’Albertina rendait
un hommage appuyé à Egon
Schiele
Il est de ces artistes dont la vie fut
certes brève mais dont l’œuvre
est appelée à demeurer
intemporelle. Leur jeunesse
construisit un mythe et leurs
œuvres transcendèrent les
époques, les modes et défièrent
une morale souvent subjective.
Ainsi en fut-il d’Egon Schiele qui
peut, à juste titre, être considéré
comme l’un des plus grands
dessinateurs du 20e siècle mais
également l’un de plus subversifs.
En attendant le centenaire de sa mort en 2018 et mettant à profit
son incroyable fond, le grand musée viennois de l’Albertina,
consacre ainsi une grande exposition à l’œuvre sur papier du
peintre en réunissant près de 160 dessins sur les quelques 3000
dessins, aquarelles et gouaches que Schiele a laissé.
Puisant dans une existence tumultueuse qui lui fit connaître le
deuil paternel, l’hôpital psychiatrique ou la prison, Egon Schiele
élabora très vite, dès ses premières années d’activité, un art
unique qui dissèque la condition humaine en mettant les corps et
les âmes à nue. Dans cette Vienne du début du 20e siècle, Schiele
partage avec Freud cette même conviction que toute nature
humaine est d’abord sexuelle. Et il allait porter cette réflexion
picturale à un niveau rarement atteint. Nu à la chevelure noire
(1910) en est l’exemple parfait. Avec sa puissance érotique, le
dessin est construit sous la forme d’un miroir entre le visage de la
jeune femme et son sexe. Mais au-delà du simple dessin, il agit
également sur l’inconscient de celui qui le regarde : ai-je le droit
de contempler cette femme sortie de l’adolescence ? Dans le
même temps, la jeune femme semble consciente de son pouvoir
de séduction. Nabokov n’aurait pu en dire mieux.
Tout l’art de Schiele est ainsi résumé dans ce dessin. Convoquer le
spectateur et le mettre devant ses responsabilités conscientes ou
inconscientes. Plus encore, lui renvoyer sa complicité dans la
situation qu’il contemple. Ainsi, lorsqu’il peint les enfants de la
classe ouvrière, il n’omet pas la crasse qui macule leurs visages, ni
l’usure de leurs vêtements.
Pour parvenir à cette puissance expressionniste, Egon Schiele se
détacha de la Sécession et de la figure tutélaire de Klimt qui avait
guidé ses premiers pas et inventa son propre style, surtout à
partir de 1910 et de la fondation du NeueKunstgruppe.
L’exposition montre bien tout le travail de l’artiste sur les rouges,
les orangés, les bleus qui dessinent des corps décharnés,
faméliques, ou sur ces yeux qui prennent à partie le spectateur
même lorsqu’ils sont inexistants comme dans l’Autoportrait
grimaçant (1910). Il y a aussi ces blancs qui créent des halos de
lumière opaques autour de ses sujets (Femme nue, 1910). On
mesure alors combien les œuvres du peintre témoignent d’une
modernité stupéfiante en annonçant le pop art ou la bande-
dessinée. L’expressivité est ici décuplée et se combine à une forme
de mysticisme revendiqué par un peintre proche de la théosophie
de Rudolf Steiner.
Cet outsider de la peinture ne pouvait rester ignoré. Dès 1912, il
acquit une notoriété qui ne se démentira plus. Naissent alors
quelques chefs d’œuvre gardés bien au chaud à l’Albertina ou
venus du Léopold Museum voisin comme l’autoportrait au manteau
orange (1913), à la veste jaune (1914) ou la célèbre Femme assise à
la jambe gauche repliée (1917). A cette date, il ne lui restait plus
qu’une année à vivre mais le mythe était déjà né. Cette exposition
montre qu’il est toujours vivant.
Egon Schiele,
Albertina Museum, jusqu’au 18 juin 2017
Une magnifique
exposition au
Grand Palais
célèbre le
centenaire de la
mort de Rodin
C’est une foule
nombreuse qui
vous accueille dès
l’entrée de
l’exposition. Il y a là des noirs plutôt bien charpentés, des barbus
pas très avenants, des blancs inquiets et un grand bonhomme à
qui tout ce spectacle a fiché une peur bleue. Bien entendu, il ne
s’agit pas des visiteurs de l’exposition célébrant le centenaire de la
mort de Rodin au Grand Palais mais bel et bien des statues de
plâtre, de bronze et de marbre du maître ainsi que celle de
Baselitz.
Raconter une œuvre aussi gigantesque et protéiforme que celle
d’Auguste Rodin relevait presque de l’exploit tant le génie du
sculpteur a écrasé son temps avant d’influencer tant d’autres
artistes. L’exposition y parvient toutefois en mêlant chefs d’œuvre
intemporels et œuvres moins connues. Certes, la Porte des enfers
est restée à Meudon mais les plâtres ainsi que le Penseur qui
recueille assurément tous les suffrages photographiques ou
Ugolin, permettent d’approcher au plus près ces incroyables
sentiments humains figées dans un regard, dans un muscle. La
détresse d’Ugolin est palpable, celle de ce père défait de toute
dignité, terrassée par la culpabilité du geste irréparable qu’il
s’apprête à commettre. Plus loin même le Christ redevient, sous
les doigts de Rodin, un homme avant d’être le fils de Dieu, un
homme capable d’amour charnel envers cette Madeleine qui
s’enroule autour de lui dans un merveilleux geste d’affection.
D’autres œuvres expriment cette incroyable poésie propre à
Rodin qui prend la forme d’une sensualité inédite dans le tracé de
ces corps féminins sublimés comme celui de la Faunesse à genoux.
Cette exaltation de la féminité bouleversa d’ailleurs en
profondeur la représentation de la femme dans la statuaire et
allait influencer tant d’artistes.
Indiscutablement, il y eut un avant et un après Rodin. C’est à cela
que s’attache à démontrer l’exposition du Grand Palais en faisant
cohabiter des œuvres contemporaines avec des sculptures ou des
dessins de Rodin. Brancusi, Maillol ou Matisse affichent ainsi leurs
liens évidents avec Rodin. Mais c’est dans la création
contemporaine que la filiation est la plus intéressante à observer,
notamment chez Jean-Paul Marcheschi et surtout dans la
magnifique Chaise esseulée de Tracy Emin. Le critique d’art
Gustave Geffroy affirmait ainsi dans cette épitaphe qui ouvre
l’exposition que « dès qu’il vint, tout le monde comprit que quelque
chose de grand, qui avait été oublié, recommençait. Il nous a rendu la
vie. » Et ce n’était pas les statues qui parlaient…
Rodin, l’exposition du centenaire,
Grand Palais,
jusqu’au 31 juillet 2017