Leos Janacek (1854 – 1928)
Messe Glagolitique JW 3/9, version septembre 1927
Sinfonietta JW 6/18
Malin Byström, soprano
Jennifer Johnston, mezzo
Ladislav Elgr, ténor
Adam Plachetka, baryton-basse
Johann Vexa, orgue
Chœur philharmonique tchèque de Brno, direction :
Petr Fiala
Orchestre philharmonique de Strasbourg, direction :
Marko Letonja
Warner classics
Enregistrée fin août 2021 dans une salle Érasme sans public, la Messe glagolitique de Leos Janacek dirigée par Marko Letonja offre bien des qualités, à commencer par celle de faire entendre la version originale de l’œuvre, celle de septembre 1927, rarement jouée ; bizarrement, on lui préfère le plus souvent celle éditée deux ans plus tard, après la mort du compositeur : simplifiant le jeu des musiciens et amoindrissant quelque peu le dramatisme de l’œuvre, elle comporte en outre des changements effectués sans le consentement explicite de Janacek.
De cet oratorio agnostique écrit en vieux-slave (glagolitique désigne son alphabet), l’ancien directeur musical de l’OPS nous laisse une interprétation des plus attachantes, jouant d’un bel équilibre entre la dimension sombre et le côté explosif et vitaliste d’une partition écrite dans la fébrilité par un homme de 73 ans, éperdument amoureux d’une jeune femme de quarante ans sa cadette à qui il dédiera d’ailleurs son dernier quatuor à cordes, Lettres intimes. Le début du disque pourra cependant surprendre car cette version originelle ne s’ouvre pas sur l’habituelle introduction cuivrée mais par cette courte intrada d’une gestique effrénée et convulsive, qui généralement conclut l’œuvre mais du coup l’ouvre également : le caractère insolite de cette étrange messe s’en trouve encore accentué. Dans l’Introduction, ainsi placée en second mouvement, Marko Letonja obtient des vents du philar de belles couleurs patinées, évoquant l’aspect d’un vieux vitrail, bien plus prenantes et envoutantes que le brillant voire le clinquant que l’on y met parfois. A la gravité du Kyrie, succède la verve du Gloria, un hymne à la vie particulièrement bien rendu dans cet enregistrement. Mouvement le plus long de l’œuvre, le Credo est également restitué dans la diversité de ses atmosphères changeantes. Quant aux incantations vocales et cuivrées du Sanctus, elles sont des plus enthousiasmantes, avant que l’Agnus dei ne réinstalle une atmosphère plus grave.
Un bon quatuor vocal (où l’on remarque notamment le ténor Ladislav Elgr), le Chœur philharmonique tchèque de Brno (où professa Janacek) et les musiciens de l’OPS participent intensément à la réussite de cette entreprise. La réalisation technique par l’équipe Warner est également de première ordre : écoutée dans de bonnes conditions domestiques, l’acoustique de la salle Érasme est parfaitement reconnaissable. La célèbre Sinfonietta qui complète le disque montre le chef et ses musiciens de l’OPS décidément très en phase avec la musique de Janacek. Avec des moyens bien personnels, jouant du détail et de la grande ligne, de la puissance et des timbres mais sans exagération, l’ancien directeur de l’orchestre retrouve la poésie des grandes interprétations tchèques, celles anciennes de Karel Ancerl et de Vaclav Neumann et nous fait regretter de ne pas nous avoir fait plus entendre cette musique en concert. A l’écoute de cet enregistrement, on en vient à se demander si d’autres orchestres français sont à ce point capables de restituer ces couleurs d’Europe centrale.
Hector Berlioz (1803 – 1869)
Les Nuits d’été op.7 version de 1856
Harold en Italie op.18
Michael Spyres, ténor
Timothy Ridout, alto
Orchestre philharmonique de Strasbourg, direction :
John Nelson
Erato
Quelques semaines plus tard, dans la même salle mais en public cette fois, l’orchestre retrouvait le chef américain John Nelson pour deux concerts enregistrés dans le cadre d’une intégrale Berlioz si brillamment relancée à Strasbourg il y a cinq ans, avec Les Troyens et La Damnation de Faust. Fort apprécié tant dans le rôle d’Énée que dans celui de Faust, le baryténor Michael Spyres est ici le protagoniste du cycle Les Nuits d’été, composé par Berlioz sur des poèmes de Théophile Gauthier d’abord au piano, puis orchestré quinze ans plus tard, en 1856. Si les premier, quatrième, cinquième et sixième chants sont écrits dans une tonalité relativement aigue, les deuxième et troisième ressortissent à un registre plus grave. L’œuvre est alors donnée tantôt avec le concours d’une mezzo et d’un baryton, tantôt par une soprano au spectre suffisamment large et modifiant les tonalités le cas échéant. Dans cet enregistrement strasbourgeois, Michael Spyres a choisi de chanter seul tout le cycle sans opérer le moindre changement. Si on admire la beauté vocale et l’étendue de son spectre sonore d’autant mieux que la prise de son s’avère des plus respectueuses, on n’en reste pas moins sur les mêmes impressions que lors du concert, celle d’une belle performance vocale manquant quelque peu d’engagement et de contraste dans les changements d’atmosphère émaillant le cycle.
Donnée avec le concours du jeune altiste Timothy Ridout, Harold en Italie, pièce symphonique en quatre mouvements pour alto et grand orchestre fut enregistré lors de ces mêmes soirées. Avec une fidélité sonore vraiment louable, le disque réveille les impressions ressenties au concert : d’abord, un jeu d’alto d’une éloquence exceptionnelle, un orchestre d’une vitalité et d’une musicalité hors du commun dans les trois premières parties de l’œuvre (Harold aux montagnes, Marche des pèlerins, Sérénade d’un montagnard) ; en revanche, dès le début de la quatrième partie, des accents un peu raides et quelques manques d’élan font vite comprendre que John Nelson n’est pas très à son aise dans l’Orgie des brigands, qui sied bien mieux à des chefs comme Charles Münch, Léonard Bernstein, Alain Lombard (enregistré lui aussi à Strasbourg en 1974) voire, plus près de nous, John Eliott Gardiner.
Hector Berlioz (1803 – 1869)
Roméo et Juliette, Symphonie dramatique
Joyce DiDonato, mezzo-soprano
Cyrille Dubois, ténor
Christopher Maltman, baryton
Cléopâtre, Scène lyrique
Joyce DiDonato, mezzo-soprano
Coro Gulbenkian, direction : Jorge Matta
Choeur de l’Opéra national du Rhin, direction :
Alessandro Zuppardo
Orchestre philharmonique de Strasbourg, direction :
John Nelson
Double album Erato
Clôturant la saison musicale, la symphonie dramatique Roméo et Juliette fut donnée en juin 2022 et enregistrée à cette occasion. Le souvenir de cette soirée enthousiasmante se retrouve dans une publication qui ne suscite guère de réserves, sinon celle d’une légère faiblesse vocale du côté du Père Laurence (tenu par Christopher Maltman), heureusement compensée par une excellente diction et une incarnation théâtrale du personnage. Pour le reste, à défaut de vivre une relation pérenne, Roméo et Juliette ont trouvé, en les personnes de Cyrille Dubois et de Joyce DiDonato, une union musicale enviable. Le Coro Gulbenkian (déjà apprécié dans la Damnation) et le Chœur de l’Opéra du Rhin sont d’une vaillance parfaite, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg soutient toutes les comparaisons. La direction de John Nelson déploie un équilibre supérieur entre la beauté lyrique de l’œuvre et les moments de très grande agitation. Par leur qualité orchestrale et leur ambiance shakespearienne, certains moments sont d’une qualité superlative, notamment toute la partie introductive, du tumulte initial jusqu’à la tristesse de Roméo. Dans la lignée des Troyens et de la Damnation, cette version strasbourgeoise de Romeo et Juliette s’inscrit, elle aussi, au plus haut niveau de la discographie, aux côtés de celles de John Eliott Gardiner et de Colin Davis, la vieille version bostonienne de l’alsacien Charles Münch demeurant, sinon inégalable, sans doute inégalée. Celle de Nelson bénéficie d’une prise de son supérieure à toutes les autres. Enregistrée hors concert, le présent double album se voit en outre complétée d’une fort belle version de la pièce lyrique Cléopâtre, assortie de la voix toujours si prenante de la cantatrice américaine mais parfaitement francophone, Joyce DiDonato.
Les soirées consacrées à Roméo et Juliette furent les dernières apparitions de John Nelson à Strasbourg, où il se montrait dans une forme excellente. Sa venue était programmée pour une version de concert et l’enregistrement d’une Carmen de Bizet (toujours avec Joyce DiDonato) en avril de cette année. Il devait ensuite poursuivre la mise en disque de son projet Berlioz à Copenhague, avec la Symphonie fantastique suivie de Lélio. La nouvelle d’un sérieux accident de santé est tombée entretemps, l’obligeant à annuler ces deux projets. Souhaitons-lui de s’en remettre et de pouvoir les reprendre.Commencée au tournant du siècle, son intégrale Berlioz se compose d’ores et déjà de Benvenuto Cellini (avec l’Orchestre National de France), du Te Deum (avec l’Orchestre de Paris), du Requiem (récemment à Londres, avec le Philharmonia), des Troyens, de La Damnation de Faust, des Nuits d’Été, de Cléopâtre, de Harold en Italie et de Roméo et Juliette (ces dernières années à Strasbourg). Rappelons aussi qu’à ses débuts discographiques, l’OPS avait enregistré sous la direction de son chef, Alain Lombard, des opus berlioziens remarqués par la critique d’alors (la Fantastique, Harold, Roméo, plusieurs ouvertures), encore trouvables sous forme de vinyles, dans des boutiques d’occasion. Peut-être Warner, qui a récupéré le fonds Erato, les republiera-t-il un jour ?
Michel Le Gris