Les voies souterraines du racisme

Whitehead © Sunny Shokrae for The New York Times

Avec sa parabole
sur le racisme,
Colson
Whitehead réalise
un chef d’œuvre. 

En choisissant le
livre de Colson
Whitehead pour
ses lectures
estivales, Barack
Obama l’a
consacré tant en
écrivain majeur
des lettres américaines qu’en figure de proue d’une littérature
engagée. Auréolé du National Book Award et du Prix Pullitzer,
Underground Railroad est plus qu’un simple livre. C’est un
monument. Car en s’attaquant à la thématique de l’esclavage aux
Etats-Unis qu’a sublimé Toni Morrison dans Beloved, Colson
Whitehead dut y réfléchir à deux fois. C’est d’ailleurs ce qu’il fit. Et
même plusieurs fois. Mais l’auteur remarqué de l’Illusionniste
(1999) attendit la maturité littéraire pour s’attaquer à cet Everest
de la littérature nord-américaine. Et il décida non pas de gravir
cette montagne périlleuse mais de la franchir en passant… dessous !

Car l’Underground Railroad, ce « chemin de fer clandestin» est le
nom donné à ce réseau de passeurs, ces « justes » avant l’heure
qui permirent à de nombreux esclaves de quitter leurs Etats pour
accéder à la liberté. Et l’auteur, nourri de la contre-culture
américaine des années 90 et 2000, a fabriqué autour de cette
notion un véritable chemin de fer souterrain qui allait emmener
l’héroïne du roman, une jeune femme de quinze ans, Cora, de la
Géorgie jusqu’aux Etats du Nord.

Ce voyage qui s’apparente parfois à ceux de Gulliver dans un style
littéraire qu’il conviendrait à présent de qualifier de « colsonien »
va mener notre jeune esclave dans des Etats aussi divers que les
deux Caroline, l’Oregon ou l’Indiana. Colson Whitehead ne lésine
pas sur les descriptions parfois insoutenables, mâtinant ainsi son
récit d’un subtil mélange de fantastique et de réalisme. Si l’on
ajoute à cela quelques personnages proprement stupéfiants
comme par exemple Rigdeway, le chasseur d’esclaves, le roman de
Colson Whitehead se range d’ores et déjà parmi les ovnis
littéraires nord-américains appelés à devenir cultes, à l’instar de
l’Infinie Comédie de David Foster Wallace ou du Festin Nu de
William Burroughs.

A travers les différentes étapes du roman se dessine surtout
l’histoire mouvementée de la condition des noirs aux Etats-Unis.
Colson Whitehead utilise à dessein un vocabulaire qui n’est pas
sans rappeler celui de la Shoah dont il assume le parallèle. Le
meurtre et l’humiliation y sont communs mais surtout sa
comparaison permet de comprendre que dans les deux cas, la
Shoah et l’esclavage ont façonné l’Europe et les Etats-Unis. Mais
si la première a dépassé ses tragédies dans la construction
européenne, les seconds restent prisonniers de leurs démons si
l’on en croit les récents évènements du Missouri et de
Charlottesville. Et il serait hasardeux de croire que les fantômes
qui peuplent le roman de Colson Whitehead s’abstiennent de
traverser l’océan atlantique. S’ils ne l’ont pas déjà fait…

Laurent Pfaadt

Colson Whitehead, Underground Railroad,
Albin Michel, 2017