Migrations

La littérature serbe recèle bien des trésors insoupçonnés. Trop longtemps réduite à sa figure tutélaire, Ivo Andric (1892-1975), Prix Nobel de littérature en 1961 et génial auteur du roman Le pont sur la Drina, les nouvelles publications autour de Danilo Kis (1935-1989) et de Milorad Pavic (1929-2009) et de son merveilleux Dernier amour à Constantinople, ouvrent la porte à Miloš Tsernianski(1893-1977) disparu il y un peu moins d’un demi-siècle. Grâce à la merveilleuse maison d’éditions Noir sur Blanc, véritable passeur d’histoire entre les cultures et qui a récupéré l’inépuisable fonds des éditions l’Age d’Homme de Vladimir Dimitrijevic qui, en tant qu’exilé serbe, tenait Tsernianski et surtout Migrations en haute estime, pour en baptiser sa collection la bibliothèque de Dimitri, il est aujourd’hui possible de relire, dans une nouvelle traduction, le grand livre de ce classique de la littérature serbe.


« Il changera l’insomnie en arc-en-ciel et le sommeil en bibliothèque » écrivit Milorad Pavic à propos de son héros. Nul doute que Migrations de Milos Tsernianski peuplera vos sommeils de bibliothèques ou plutôt vos nuits blanches, tant l’ouvrage est un véritable livre-monde, un magnum opus dont on se libère à regret, dont on ralentit la lecture à mesure que l’on se rapproche de la fin pour ne pas à devoir le quitter. Et pour cause, l’auteur lui-même ne le quitta jamais. Il commença à l’écrire à la fin des années 20, en 1929 lorsqu’est publié la première partie de Migrations, ce roman titanesque  où, en plus de mille pages, l’auteur nous plonge au sein de la diaspora serbe à travers les destins des Isakovic. Les Serbes que les Ottomans utilisaient pour garder les frontières de leur empire décidèrent au XVIIIe siècle de fuir la répression de leurs maîtres pour venir s’établir dans l’empire autrichien tout en rêvant cependant à une autre patrie orthodoxe : la Russie des tsars. « Quant à la nation serbe, rétive et schismatique, elle avait été la bienvenue avec son patriarche, ses moines, ses popes et sa cavalerie tant qu’avaient duré les guerres turques. Elle avait, tout comme le peuple croate, imbibé de son sang les contrées méridionales de l’Empire et disséminé ses ossements de par l’Europe. Douze ans plus tôt, à la fin des guerres turques, l’armée autrichienne comptait plus de quatre-vingt-mille hommes dont plus de la moitié étaient des Serbes. Mais ces temps étaient révolus » écrivit ainsi Milos Tsernianski.

Il y a dans les mots de Tsernianski un souffle biblique mais également cette puissante nostalgie tirée de ce mythe d’Ulysse rêvant de sa patrie comme l’a également magnifié un autre écrivain balkanique, Boris Pahor. Comme un puissant symbole, ce n’est qu’en 1962 que l’auteur acheva Migrations. Un souffle biblique pour une Terre promise qui n’existe en réalité que dans les yeux des hommes qui la cherchent.

Contemporain d’Ivo Andric,  Milos Tsernianski vécut personnellement les vicissitudes de l’histoire et le traumatisme de l’exil. Diplomate du royaume de Yougoslavie, il fut persona non grata après la guerre et la prise de pouvoir des communistes avant d’être autorisé à revenir dans sa patrie en 1965. Cette expérience traversa son dernier livre, Le Roman de Londres qui conte l’histoire d’un prince russe vivant en exil dans la capitale britannique. A travers Migrations, roman encensé par Bernard Pivot, résonnent les voix de ces autres chants de l’exil de la patrie perdue, celles des Arméniens bien évidemment mais également de tous ces peuples rêvant de trouver un ailleurs mythifié et qui souvent n’advient jamais. Ceux qui suivent ces étoiles dont on baptise les chevaux et dont la quête, inatteignable comme celle des Isakovic, s’avère sublime.

Par Laurent Pfaadt

Milos Tsernianski, Migrations, traduit du Serbe par Velimir Popovic La Bibliothèque de Dimitri
Aux éditions Noir sur Blanc, 1184 p.

A lire également de Milos Tsernianski : Le Roman de Londres, également traduit du serbe par Velimir Popovic, La Bibliothèque de Dimitri, éditions Noir sur Blanc, 752 p.