Oui

D’après Thomas Bernhard au TNS

Pour ce texte magnifique et émouvant du grand écrivain autrichien il fallait pour le porter, le faire vivre un grand acteur. Qui, mieux que Claude Duparfait pouvait incarner ce personnage sensible, excessif, bouleversé par son vécu et bouleversant par le récit qu’il vient partager avec nous spectateurs désignés comme destinataires.


Assis sur une simple chaise, un livre à la main, un grand sac poubelle à proximité, c’est dans ce décor minimaliste, laissant toute la place  au comédien  que celui-ci entame sa prestation. Il lit  un texte extrait des aphorismes de Schopenhauer à propos de la proximité, de la bonne distance, prenant l’exemple des  porcs-épics qui cherchent à se rapprocher pour avoir chaud mais qui, s’ils le font de trop près se piquent et de trop loin ont froid. Une histoire  emblématique de celle qui va nous être rapportée.

© Jean-Louis Fernandez

Il est ce narrateur qui tient à revenir sur un épisode qui a notoirement marqué sa vie. On est en quelque sorte après la catastrophe, il s’agit de se remémorer les faits, les circonstances. Cela va s’effectuer sous nos yeux, sans pathos mais non sans émotion. C’est justement toute cette capacité de Claude Duparfait à saisir et à montrer par sa gestuelle, ses mains qu’il presse l’une contre l’autre ou dans lesquelles il enfouit son visage, ses sursauts, ses regards qu’il pose sur nous, pour exprimer le tourment qui habite le narrateur au  souvenir de certains moments, ceux passés avec la jeune femme  appelée « La Persane » rencontrée quelques mois plus tôt chez l’agent immobilier Moritz, ce jour où, se sentant devenir fou, ll était allé chez ce dernier et s’était livré à une débauche de confidences sur son état de santé mentale.

Tout avait commencé là, dans le bureau de Moritz,  où un couple, les Suisses, était venu pour parfaire l’achat d’un terrain réputé invendable car trop humide et mal situé. L’homme, célèbre comme constructeur de centrales électriques s’étant entiché de ce lieu voulant y faire construire une maison pour y  passer sa retraite. Le narrateur dit qu’il fut surpris d’un tel choix mais surtout du silence de sa compagne, « La Persane ».  Devinant le désarroi de celle-ci il lui propose une promenade dans la forêt de mélèzes proche du village. Ils en effectueront plusieurs et finiront par se rendre compte qu’ils partagent la même passion pour le philosophe Schopenhauer et pour le compositeur Schumann mais aussi que le même mal de vivre les tourmente.

Prenant peu à peu conscience qu’ils se sauvent mutuellement, peut- être justement en raison de cela et, paradoxalement ils s’éloignent l’un de l’autre puis ne se voient pratiquement plus et en arrivent à une espèce de détestation. Un déséquilibre se fait jour, lui, se sentant capable de reprendre ses travaux scientifiques, elle, sombrant dans la solitude et la désespérance qui vont la conduire au suicide, acte évoqué un jour par lui sous forme d’une éventualité, d’une question à laquelle, après hésitation, elle avait répondu « oui ».

Dans cette mise en scène finement conduite par Célie Pauthe,  « La Persane » nous est révélée dans  des séquences filmées où le narrateur est vu en sa compagnie, marchant côte à côte dans la forêt de mélèzes, silencieux ou devisant, assis sur un tronc d’arbre.  Un jour, c’est là qu’elle lui révèle sa vie de femme exilée qui a délaissé ses études pour se consacrer à son compagnon qu’elle a aidé à devenir ce brillant constructeur de centrales qui maintenant veut se débarrasser d’elle et l’abandonne dans ce pays hostile aux étrangers. L’actrice iranienne Mina Kavani tient ce rôle avec humanité, sensibilité se montrant d’abord discrète, attentive puis devenant plus expansive avant de se replier sur elle-même et d’entamer le rejet de celui qu’elle aurait pu prendre pour un ami, lui adressant de graves reproches. La comédienne filmée parfois en gros plan sait parfaitement montrer ces changements d’attitudes et de postures.

Le comédien regarde ces scènes qui sont comme la mémoire vive du narrateur qui a vécu ces moments, se les remémore avec une intense émotion et il joue son visage tendu, son accablement qui le fait se mettre à genoux ou s’écrouler sur le plateau, nous rendant témoins directs de la tension dramatique que la rencontre de ces deux êtres a suscitée. Nous retrouvons dans ce spectacle simple et intense l’écriture fascinante de Thomas Bernhard qui plonge dans la complexité de l’humain, y décèle la désespérance et son possible dépassement par la rencontre avec l’autre si l’on accepte de cheminer avec lui.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 24 octobre

En salle jusqu’au 28 octobre