Stramer

Au pays d’Olga Tokarczuk et de Czeslaw Milosz, tous deux prix Nobel et prix Nike (équivalent de notre Goncourt) et de Wieslaw Mysliwski, lui aussi double prix Nike, s’imposer en littérature n’est pas chose aisée. C’est dire l’importance et la qualité de Stramer de Mikolaj Lozinski, publié en 2019, nominé pour le prix Nike et élu livre de l’année par le « Book Magazine » de Gazeta Wyborcza, l’un des quotidiens les plus importants de Pologne.


SSon auteur, Mikolai Lozinski, fils du réalisateur Marcel Lozinski, présida en 2011 le choix du Goncourt pour la Pologne attribué à Sorj Chalandon pour Retour à Killybegs (le prix Goncourt ayant échu cette année à Alexis Jenni). Le livre évoquait le destin d’un homme rattrapé par l’histoire avec un grand H. Nathan Stramer, lui, vivait paisiblement à New York dans cette communauté polonaise immigrée au début du siècle lorsqu’il décida après la Première guerre mondiale, de rentrer chez lui, à Tarnov dans le sud de la Pologne.

L’incipit du livre pose d’emblée le cadre : « C’est pour Rywka qu’il était revenu d’Amérique ». Le lecteur qui connaît la suite de la grande histoire est immédiatement pris aux tripes. Car il sait. L’amour qui présida au retour de Nathan Stramer se transformera avec les années en tragédie. Avant cela, l’auteur bâtit une merveilleuse saga familiale autour de Nathan, ce père qui rêve de gloire professionnelle et n’aime pas beaucoup les livres, Rywka sa femme et leurs six enfants dans cette Pologne d’après-guerre devenue à nouveau indépendante sous la férule du maréchal Pilsudski et dont les hommes d’âge mûr de Tarnov arborent fièrement la même moustache. Mais là-bas comme dans la ville voisine de Cracovie, une autre figure séduit les plus jeunes et notamment les fils Stramer : Lénine dont la révolution vient de balayer le tsar et souffle un vent révolutionnaire sur toute l’Europe. Hésio et Solomon « Salek » succomberont ainsi à ce vent de liberté et le paieront de leur liberté.

Alors que se rapproche l’inévitable – la seconde guerre mondiale, l’invasion de la Pologne et le génocide des juifs – les Stramer vivent dans une joyeuse insouciance où l’on mange le poulet au miel le dimanche dans la maison de la rue Goldhammer et où on courtise les filles. Ils sont des juifs assimilés et ne rechignent pas à déguster parfois des sandwichs au jambon. Le grand talent de l’auteur et la force du livre tiennent au basculement de ces jours heureux, comme des fleurs qui finissent par se faner et dont on ne conserve le souvenir doux et amer de leur fraîcheur. Par petites touches, parfois difficilement perceptibles, Mikolaj Lozinski instille lentement le poison de l’antisémitisme dans ses pages. Il « mithridatise » en quelque sorte son récit et ses personnages avant que ce poison ne prenne possession du livre et engloutisse les personnages. En plus d’avancer vers cet abîme littéraire, le lecteur prend conscience que cela a certainement dû être ainsi, que l’antisémitisme n’est pas venu d’un coup mais qu’il s’est emparé de tout le monde, à petit feu. Ce feu qui jusqu’à la dernière page, consumera les Stramer.

Magnifique roman plein de force, de rires et de pleurs, Stramer est une nouvelle preuve de l’extraordinaire vitalité de la littérature polonaise qui, avec Agata Tuzsynska, Monika Sznajderman et Martyna Bunda, explore les affres et les démons de la Pologne au 20e siècle. En tout cas, une chose est certaine : les Stramer resteront longtemps dans notre mémoire.

Par Laurent Pfaadt

Mikolaj Lozinski, Stramer
Aux Editions Noir sur Blanc, 304 p.