Un chat ukrainien

Avec ce disque remarquable, les pianistes Ludmila Berlinskaïa et
Arthur Ancelle rendent hommage au compositeur ukrainien
Alexander Tsfasman

La musique a ceci d’incroyable qu’il y a toujours de nouvelles
œuvres, de nouveaux compositeurs à découvrir grâce à ces
interprètes qui extirpent des limbes du passé, partitions et airs
oubliés. Bien qu’il fût célébré de l’autre côté du rideau de fer et que
ses airs étaient sifflotés, personne ou presque en Occident ne
connaissait Alexander Tsfasman (1906-1971). Sorte de Gershwin
soviétique avec qui il est d’ailleurs associé sur ce très beau disque, le
compositeur ukrainien partagea avec son alter ego musical, la
passion d’un jazz qui hésita longtemps à s’approcher de la musique
classique. Comme le rappela d’ailleurs Walter Damrosch, chef
d’orchestre qui créa notamment An American in Paris de George
Gershwin, « divers compositeurs ont tourné autour du jazz comme un
chat autour d’une assiette de soupe chaude, attendant qu’elle refroidisse
suffisamment pour lui permettre d’y goûter sans se brûler la langue… »

Sa Suite de jazz est pourtant d’une beauté incroyable qui tient
beaucoup à l’interprétation que délivre les deux pianistes sur ce
disque et on comprend aisément pourquoi elle est devenue si
populaire en URSS. Subtil mélange à la fois d’une mélancolie tirée de
cette âme russe trempée dans la tradition classique et de burlesque
hérité du jazz, l’oeuvre séduisit jusqu’au grand Chostakovitch, lui-
aussi très sensible aux influences jazz qu’il matérialisa dans son
immortelle Suite Jazz n°2.

Et qui de mieux que Ludmila Berlinskaïa, pianiste émérite et fille du
grand Valentin Berlinsky qui fut, avec le quatuor Borodine, l’un des
plus grands interprètes des quatuors de Chostakovitch, pour
ressusciter Tsfasman. En compagnie d’Arthur Ancelle, ils recréent à
merveille l’alchimie nécessaire à l’interprétation des œuvres de
Tsfasman, celle qui consiste à se situer à la jonction du classique et
du jazz. « Nous avons appris à changer notre toucher, à entendre
autrement, visant à unir swing et véritable rubato pianistique, sorte
d’improvisation libérée sur fond d’ostinato rythmique précis » assurent
ainsi les deux interprètes. Ludmila Berlinskaïa, après avoir entendu
le grand Mikhaïl Pletnev interpréter la Suite de Jazz à Verbier, a
immédiatement été séduite et n’a eu aucun mal à persuader son
compagnon de jeu, Arthur Ancelle, de se lancer dans cette aventure
devenue apothéose sur ce disque. Deux chatons s’amusant avec la
pelote du grand chat ukrainien en somme.

Le résultat est un disque aux multiples couleurs qui unit deux styles
musicaux pour former une œuvre unique parfaitement restituée et
donnant l’impression d’un chat espiègle bondissant sur les touches
de deux pianos. Sous les doigts de Berlinskaïa et Ancelle, cette
facétieuse musique semble sortie d’un film muet, et on se plaît à
imaginer une variation moderne du Dictateur de Chaplin sous les ors
actuels du Kremlin avec, au piano devant l’écran, ce compositeur
ukrainien caricaturant la course folle du dictateur au son des Flocons
de neige. Il y a véritablement quelque chose d’addictif dans cette
musique que l’on écoute encore et encore. Après Praga digitals,
Supraphon, qu’il est bon de retrouver à nouveau ce label merveilleux
qu’est Melodiya pour accompagner ce chat ukrainien qui n’a,
assurément, pas fini de nous surprendre sous les doigts félins de
Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle.

Par Laurent Pfaadt

Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle, Gershwin, Tsfasman, Melodiya

Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle interpréteront Gershwin, Tsfasman et d’autres à l’occasion du concert maquant les 10 ans de leur collaboration,
le 10 mars 2022 à 20h30 à la salle Gaveau.