Un intellectuel engagé

Le nouvel opus des cahiers de l’Herne revient sur la figure de Raymond Aron.

Relire Raymond Aron en ces temps troublés est devenu salutaire. L’homme, le philosophe, le journaliste agrégea ainsi plusieurs vies au cours d’une existence inscrite dans un 20e siècle troublé qu’il analysa parfois dès ses racines. Etiqueté à droite et mis au banc par une intelligentsia de gauche qu’il critiqua dans son livre l’Opium des intellectuels (1955), le passionnant cahier de l’Herne qui lui est consacré sous la direction d’Elisabeth Dutartre-Michaut, avec ses sources, ses contributions majeures et ses inédits, jette un nouveau regard sur l’homme ainsi que sur sa pensée.

Le cahier explore ainsi toutes les dimensions de cet homme qui ne posa jamais de frontières à son champ intellectuel, ce qui conduisit parfois les cercles littéraires et politiques, trop soucieux d’enfermer les intellectuels dans des cases, à vouloir, sans succès, le marginaliser. Mais, à la lecture de ce cahier, Raymond Aron apparaît comme une sorte de version moderne du savant de la Renaissance, embrassant une connaissance sans frontières à travers un prisme qui, avec du recul et l’évolution de la perméabilité des disciples, dessine une figure prophétique. Ainsi en tant que journaliste, il fut comme le rappelle Jean-Claude Casanova qui fut son élève et dirige aujourd’hui la revue Commentaire qu’Aron fonda, un journaliste engagé notamment au Figaro pendant 30 ans où il défendit le gaullisme et manifesta une critique subtile du marxisme comme le rappelle d’ailleurs Sylvie Mesure dans sa contribution où elle montre que si Aron reconnut à Karl Marx un apport fondamental en matière d’économie, il l’assimila cependant à un « sophiste maudit qui porte sa part de responsabilité dans les horreurs du XXe siècle ».

Ici se révèle la dimension philosophique et sociologique d’Aron et le cahier insiste à juste titre sur cet aspect de l’œuvre aronienne tournée autour de l’histoire qu’il observa au plus près, notamment l’arrivée du nazisme à Berlin en 1933 ainsi que la Seconde guerre mondiale et la Shoah. Son analyse de Clausewitz ainsi que sa divergence avec le philosophe allemand proche du nazisme, Carl Schmitt, notamment à propos du Concept de politique (1928) son œuvre majeure, sont quelques-uns des grands moments du cahier.

L’invasion récente de l’Ukraine et la violation de l’intégrité territoriale de cette dernière amènent à considérer d’un œil nouveau ce courant réaliste des relations internationales dont Aron fut l’un des principaux tenants et qu’il développa dans l’un de ses ouvrages, devenu une référence, Paix et guerre entre les nations (1962). Sa thèse basée sur l’Etat, acteur central des relations internationales, influença un certain nombre de penseurs et d’acteurs. A Henry Kissinger, futur secrétaire d’Etat américain, et réaliste comme lui qu’il rencontra dès 1957 alors que les deux hommes étaient universitaires, il reprocha dans une correspondance inédite – les cahiers de l’Herne ne seraient pas ce qu’ils sont sans leurs formidables inédits – absolument fascinante, cette realpolitik inhérente à tout théoricien se confrontant à l’exercice du pouvoir. « Une puissance dominante, comme les Etats-Unis, doit aussi incarner des idées ». Des mots qui résonnent aujourd’hui avec plus d’acuité et qui renvoie à cette position unique qu’Aron occupa et que résume parfaitement Jean-Claude Casanova : « Respecter la vérité, respecter les autres, exprimer courageusement ses choix, voilà les trois qualités maîtresses d’Aron comme professeur et comme journaliste, comme commentateur et comme historien du présent. »

Par Laurent Pfaadt

Raymond Aron, Cahier de l’Herne sous la direction d’Elisabeth
Dutartre-Michaut
Aux Editions de l’Herne, 272 p.