Quand Rome racontait des histoires

RomeDes best-sellers de l’Antiquité à redécouvrir

Ils furent les Misérables et les Trois Mousquetaires de l’Antiquité.
Aujourd’hui, plus personne ne les connaît et pendant longtemps, le roman antique a été réduit aux seules œuvres d’Homère qui a
dominé la littérature antique. Si bien que l’on croyait que la forme romanesque était née au
Moyen-Age.

Depuis le volume de la Pléiade il y a près de 60 ans, aucune grande publication n’avait réuni auteurs grecs et latins. C’est donc peu dire si l’ouvrage publié aujourd’hui par les Belles Lettres et placé sous la direction de Romain Brethes et de Jean-Philippe Guez constitue une petite révolution. Mais surtout, il rétablit une vérité historique et littéraire et permet de mesurer la puissance créatrice, imaginative de nombreux auteurs antiques. Regroupant sept romans écrits en grec, l’ouvrage convie ainsi le lecteur sur la trace d’amants séparés, à la rencontre de femmes magnifiques, au coeur de batailles dirons-nous pour l’occasion « homériques » et dans des aventures aux confins du monde (Perse, Babylone, Ethiopie,…).

Au sein de cette vaste et passionnante littérature qui défile, la thématique de l’amour est omniprésente. Elle se décline sous toutes ses formes : érotique dans le Satiricon de Pétrone que magnifia à l’écran Federico Fellini et qui reste à ce jour le roman plus connu du volume, ou pudique comme celui de Théagène et de Chariclée dans les
Ethiopiques
que ne renieraient pas nombre de cinéastes
d’Hollywood. Cet amour est tantôt partagé par de simples mortels, tantôt exalté par des dieux comme dans le Daphnis et Chloé de
Longus, qui fut un véritable best-seller en son temps et dont le mythe inspira bon nombre de peintres et de musiciens. Véritable matrice de ces romans, « l’amour est le critère fondamental de distinction entre les individus et établit entre eux, en fonction de leur réaction, une hierarchie morale, qui mine les distinctions ethniques traditionnelles »
selon Dimitri Kasprzyk qui a préfacé les Ethiopiques. Peu importe alors qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel, l’amour tel qu’il est développé et magnifié dans ces romans permet de comprendre que les relations sexuelles, avant d’être une affaire de goût, répondaient d’abord à une classification sociale.

L’imitation et le désir amoureux se répandent donc comme un nectar au fil des pages et on se rend compte que l’Antiquité n’était pas si différente de notre époque dans sa conception du beau et du corps. « Le premier symptôme de l’amour est donc la voracité du regard » écrit Jean-Philppe Guez en introduction de Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius. De plus, ces quêtes amoureuses se déroulent toujours dans une atmosphère où se mêlent réalité et fantastique, et les auteurs se plaisent à distiller avec malice quiproquos et illusions, garantissant un succès qui ne s’est pas démenti pendant plusieurs siècles.

Et puis, il y a cette beauté de la langue – qui doit beaucoup aux excellentes traductions – qui transparaît à chaque ligne et qui témoigne des techniques d’écriture et oratoires qui ont façonné notre langue, notre langage et notre littérature. Achille Tatius écrit ainsi que « dans les affaires d’Aphrodite, la simplicité est bien plus agréable
que la recherche ; car alors le plaisir qu’on prend est un plaisir naturel »
. Ne croirait-on pas lire du Marivaux ?

Grâce au glossaire fort utile en fin de volume qui permet de remettre les mythes évoqués dans leur contexte, il est désormais possible de découvrir des trésors oubliés de la littérature latine qui prendront certainement toute leur place au côté de Gargantua ou d’Ulysse sur les rayonnages de la bibliothèque de l’humanité. Cependant, une question ne manquera pas d’émerger sitôt la dernière page lue : à quand le second volume ?

Romans grecs et latins, sous la direction de Romain Brethes
et Jean-Philippe Guez, Les Belles Lettres, 2016

Laurent Pfaadt

Un requiem allemand

Abbado © Cordula Groth
Abbado © Cordula Groth

Dernier concert de Claudio Abbado à la tête des Berliner Philharmoniker. Emouvant

 

Il y a deux ans, le 20 janvier 2014, disparaissait l’un des plus grands chefs d’orchestre du XXe siècle. En mai 2013, il donnait son dernier concert à la tête de l’orchestre philharmonique de Berlin qu’il dirigea entre 1989 et 2002. Le programme de ce dernier concert proposait Mendelssohn et Berlioz. Il est aujourd’hui possible de revivre ce moment historique grâce au très beau coffret publié par le label de l’orchestre.

Dans le Songe d’une nuit d’été de Félix Mendelssohn, on retrouve l’orchestre philharmonique de Berlin au meilleur de sa forme tel que l’a façonné Abbado : aérien tout en assumant son caractère
germanique. Avec un tempo assez lent, le chef dissèque méticuleusement le son en faisant ressortir tantôt les cordes, tantôt les vents. L’harmonie est ainsi parfaite et l’œuvre résonne comme un cristal
lumineux. Comme dans un orchestre de chambre, il se dégage un
sentiment d’écoute partagée.

La symphonie fantastique d’Hector Berlioz est encore plus belle. Rayonnante de douceur et de volupté, Abbado étire le tempo jusqu’à la rupture. Cette symphonie qu’Abbado ne donna jamais avec les Berliner avant ce concert prend ainsi l’aspect d’un conte hors du temps où le maestro joue habilement avec chaque famille
d’instruments. L’auditeur perçoit immédiatement l’incroyable
autonomie de l’orchestre qui fonctionnait selon le violoncelliste
Ludwig Quandt comme « un organisme ». Le chef laisse pleinement s’exprimer les bois qui structurent l’œuvre et lui donnent ce caractère bucolique. Il faut dire qu’ils sont portés par un Emmanuel Pahud et un Albrecht Mayer au sommet de leur art notamment dans la Scène aux champs. Les cuivres sont également très inspirés et surtout n’écrasent pas l’œuvre tandis que les cordes virevoltent, imprimant notamment dans le songe d’une nuit du Sabbat, un caractère fantastique dénué de peur, loin des interprétations qui martèlent l’arrivée du diable. On dirait la symphonie fantastique expliquée aux enfants.

A travers cette interprétation, témoignage de ce chef d’orchestre au soir de sa vie, Claudio Abbado remet ainsi son art entre les mains d’une jeunesse qu’il a toujours encouragé, notamment dans la formation de nombreux orchestres de jeunes. Le DVD qui accompagne ce coffret permet de s’en rendre compte. Le chef y est particulièrement touchant. On y voit le maestro le visage émacié mais l’œil toujours alerte et plein de vie dirigeant cet orchestre avec cette même élégance qui le caractérisait tout en se mettant au service de l’œuvre. « J’ai le sentiment qu’avec lui, plus qu’avec aucun autre chef, j’aurais pu dépasser mes limites » affirme la harpiste Marie-Pierre Lamglamet qui résume bien cette relation basée sur la confiance qu’entretenait
Abbado avec « ses » Berliner.

Ce coffret constitue ainsi un magnifique testament sonore de l’un des plus grands chefs du 20e siècle à la tête de l’orchestre le plus prestigieux de la planète. Il exprime avec force la volonté de cet homme qui consacra sa vie à transmettre aux autres son amour de la musique et aimait à répéter qu’ « écouter est plus important que
parler »
.

Berliner Philharmoniker – Claudio Abbado – The Last Concert, Berliner Philharmoniker Recordings, 2015

Laurent Pfaadt

L’univers en marche

Henryk Mikolaj Gorecki kompozytor © Czeslaw Czaplinski/FOTONOVA

Le compositeur polonais
Gorecki à l’honneur d’un
coffret extraordinaire

L’œuvre du compositeur
polonais Henryk Gorecki (1933-2010) s’apparente à une longue plainte qui traverse tout le 20e siècle. C’est ce qui ressort du coffret édité par Nonesuch Records, label de référence pour la musique classique contemporaine qui a notamment dans son catalogue, John Adams, Philip Glass ou Steve Reich.

Peu connue, la musique de Gorecki qui oscilla entre musique tonale, sérielle et minimalisme semble sortir des ténèbres comme une sorte d’appel mystique lancé vers le ciel. A l’image de sa troisième symphonie  baptisée « symphonie des chants plaintifs » (1976) qui reste à ce jour son œuvre la plus connue avec son long premier mouvement lento ponctué du chant funèbre d’une soprano, la musique de
Gorecki n’appartient à aucune école, ne fait écho à aucune mode. Elle est simplement unique.

Le coffret ainsi présenté nous permet de naviguer sur ce Styx
musical pour y découvrir l’œuvre protéiforme du compositeur
polonais. Il y a bien entendu sa musique symphonique avec ses deux dernières symphonies (les 3 et 4e) interprétées de manière très convaincante par deux orchestres londoniens de tout premier plan, le London Philharmonic Orchestra et le London Sinfonietta et deux chefs particulièrement inspirés (Andrey Boreyko et David Zinman). Le London Sinfonietta, habitué aux compositions contemporaines sous la conduite de chefs tels que Salonen ou Boulez, excelle dans cette 3e symphonie mais également dans le Kleines Requiem für eine Polka. Il accompagne une impériale Dawn Upshaw dans cette version (1992) qui connut en son temps un véritable succès et reste à ce jour l’interprétation de référence. Cette oeuvre demeure aujourd’hui l’une des grandes symphonies de la 2e moitié du 20e siècle. La 4e symphonie, achevée par le fils du compositeur, qui s’ouvre et se
referme avec de puissantes percussions frappe également par son caractère implacable.

Au-delà de la dimension symphonique, ce coffret permet également d’arpenter les sombres chemins de sa musique de chambre en particulier ses deux premiers quatuor à cordes, interprétés par le Kronos Quartet, qui traduisent l’influence de Beethoven et ont inspiré de nombreux chorégraphes.

Mais la grande surprise réside dans l’œuvre vocale de Gorecki. Avec sa profondeur majestueuse, elle révèle une beauté sortie des ténèbres qui se transforme en lumière notamment dans ce magnifique Miserere interprété par le chœur du Chicago Symphony Chorus. Celui qui a mis sa foi catholique en musique nous livre ici un chant qu’aurait pu entonner les premiers chrétiens dans les catacombes. A écouter Gorecki, c’est voir le temps qui s’écoule inexorablement, c’est réfléchir avec tristesse sur l’histoire tragique du 20e siècle, c’est peut-être aussi constater que nous ne sommes que des êtres minuscules face à l’extraordinaire puissance de l’univers.

Avec de nombreuses créations mondiales captées et ces versions de référence, ce coffret est à la fois une excellente manière d’entrer dans l’univers musical si singulier d’Henryk Gorecki en même temps qu’il offre des témoignages musicaux qui resteront dans l’histoire.

Henryk Gorecki, a Nonesuch Retrospective, 2016

Laurent Pfaadt

Anatomie d’un monstre

© Musée de la Révolution française, Vizille, Photo RMN-Grand Palais - M. Bellot
© Musée de la Révolution française, Vizille, Photo RMN-Grand Palais – M. Bellot

 

L’historien Jean-Clément Martin déconstruit le mythe de Robespierre 

Trop longtemps la figure de Robespierre a été soit
mythifiée, soit diabolisée. A lui seul, il a personnifié la dérive totalitaire, sanglante d’une Révolution française qui a fini par dévorer, tel Saturne, ses propres enfants.

D’emblée, Jean-Clément
Martin, professeur émérite à la Sorbonne prévient son lecteur : « Pour Robespierre, la Révolution n’est pas terminée ». S’attaquant à cette légende noire entretenue par de nombreux intellectuels pour mieux la décortiquer, l’auteur révèle ainsi dans sa biographie
l’homme derrière la statue et met en lumière les failles, les
arrangements intellectuels de l’Incorruptible.

Souvent tout mythe s’accompagne d’une prédestination, toute
destinée semble avoir été tracée dès le berceau. Pour celui qui fut orphelin de mère à 6 ans et abandonné par son père, rien de tel. A la veille de la Révolution et durant les premiers mois de ce grand bouleversement, Robespierre n’est qu’un inconnu parmi la cohorte de nouveaux députés qui siègent aux Etats généraux puis à  l’Assemblée constituante. Ecrasé par les figures de Marat, Danton ou
Desmoulins, il s’implique peu dans les bouleversements de cette
première année.

Son positionnement stratégique dans le Club des Jacobins dont il prend la tête entre attente silencieuse et radicalité le propulse sur le devant de la scène. « Il va devenir tout à la fois le censeur intransigeant et craint de la Révolution, le responsable désigné de toutes les violences et le guide désavoué par ses propres troupes » écrit ainsi l’auteur pour
décrire la situation complexe dans laquelle se trouve Robespierre.

Cette place l’obligea à mener plusieurs combats quitte à adopter des positions antagonistes. Ainsi, il hésita sur la guerre ou sur la mort du roi. L’auteur montre également que Robespierre fut un animal
politique, luttant habilement contre Danton, les Girondins tout en attendant patiemment son heure qui arriva en juillet 1793. Ce qui ressort de l’ouvrage, c’est que loin d’être un monstre ou un demi-dieu, Robespierre demeura un acteur politique de la Révolution française parmi tant d’autres, avec ses hésitations, ses compromis – l’auteur se plaît d’ailleurs à souligner son absence de pensée
structurée –  ses manœuvres dont il ne perçut pas toujours les répercussions. Et en bon stratège politique, il sut se saisir du pouvoir au gré de circonstances favorables.

« Il fut incontestablement l’un de ceux qui inventèrent la Révolution, mais il le fit, comme tous, sans en être totalement conscient, le plus souvent sans en maîtriser les réalisations, encore moins les conséquences » écrit Jean-Clément Martin. Tout s’acheva, comme on le sait, le X
Thermidor 1794. Sa légende noire naquit sur un échafaud encore tiède car il fallait trouver un bouc-émissaire à la dérive fanatique de la Révolution et que Robespierre, dont les vies publique et privées se confondaient, représentait le candidat idéal. Ainsi naissait le monstre qui, après plus de deux siècles de purgatoire dont l’a sorti Jean-Clément Martin, se révéla finalement être d’une banalité
terriblement humaine.

Jean-Clément Martin, Robespierre, la fabrication d’un monstre,
Perrin, 2015.

Laurent Pfaadt

Dans le regard de l’autre

SchnitzlerPublication d’un inédit d’Arthur Schnitzler

La littérature offre parfois de divines surprises. Gloire tardive d’Arthur Schnitzler (1862-1931), auteur autrichien emblématique de cette Vienne d’avant 1914 en compagnie de Stefan Zweig, Gustav Mahler ou Sigmund Freund, appartient indiscutablement à ces dernières. Après un incroyable voyage depuis l’Autriche écrasée sous la botte nazie où l’œuvre réchappa aux autodafés promis aux auteurs juifs jusqu’aux archives de la bibliothèque de Cambridge, cette grande nouvelle de l’auteur de La Nouvelle Rêvée popularisée par Stanley Kubrick dans Eyes Wide Shut, permet une fois de plus de mesurer toute l’étendue du talent d’Arthur Schnitzler.

Un vieux poète devenu fonctionnaire, Edouard Saxberger, se voit
tirer de l’oubli par la visite d’un jeune homme, porte-parole d’auteurs en devenir. Ces dramaturges, poètes et écrivains qui rêvent de gloire littéraire, vénèrent le vieux poète et l’intronisent immédiatement comme la figure tutélaire de leur quête littéraire. L’homme à qui le succès a toujours fait défaut et qui a ruminé sa frustration, entrevoit alors l’occasion de revenir sur son passé sans gloire. La visite de cet homme dénommé Meier apparaît ainsi comme celle d’un
Méphistophélès à un docteur Faust prêt à vendre son âme pour acquérir enfin cette gloire qui s’est refusée à lui pendant si longtemps. Et l’on peut aisément se demander ce que recherche Saxberger : une gloire qu’il n’a jamais acquise ou une jeunesse faîte d’émotions qu’il a définitivement perdu.

Cette quête doit trouver son aboutissement lors d’une soirée
littéraire où les différents talents ainsi que le génie de Saxberger doivent être dévoilés au monde artistique de cette Vienne
cosmopolite. Lentement alors, le récit tend vers le point d’orgue de la nouvelle et on suit avec attention et presque crainte les préparatifs et la mise en abîme des personnages dans un récit qui monte progressivement en intensité et dans lequel l’inquiétude gagne
progressivement le lecteur. On pressent alors un dénouement
tragique.

Arthur Schnitzler lui-même médecin et fortement influencé par Freund, réussit une fois de plus à déconstruire psychologiquement son héros. Il montre parfaitement un Saxberger animé d’une profonde soif de reconnaissance que recherche en somme tout être humain auprès de ses semblables, et qui reste très préoccupé, malgré son âge, par l’image qu’il renvoie aux autres. Alors que la soirée
littéraire se rapproche, il renonce vite à offrir à l’assistance de nouveaux poèmes pour se concentrer sur la diffusion de celui qu’il était et qui est mort et non de celui qu’il est en réalité. Saxberger est ainsi devenu ce « pauvre diable » errant dans les limbes du souvenir des autres où son estime de soi ne survit que parce qu’elle est partagée par le groupe. Les époques et les sociétés se succèdent mais chaque être humain recherche consciemment ou inconsciemment la reconnaissance de ses pairs, telle est la leçon de Schnitzler.

A travers cette décomposition psychique, Schnitzler offre également une description affligeante de la création littéraire et peint un
tableau d’une modernité saisissante de ce microcosme artistique suffisant et sans fond préoccupé par sa propre communication. Le lecteur accompagne ainsi Edouard Saxberger dans ces cafés littéraires autour du Ring de la capitale austro-hongroise où le génie
côtoie la médiocrité. Et lorsque Saxberger se rendit compte de
l’intérêt réel porté à son œuvre, toute sa construction intellectuelle s’effondra pour le ramener à sa réalité la plus banale.

Arthur Schnitzler, Gloire tardive, coll. Grandes traductions,
Albin Michel, 2016

Laurent Pfaadt

Mendelssohn, la symphonie parisienne

Incroyable intégrale des symphonies de Mendelssohn

© The Gatsby Charitable Foundation
© The Gatsby Charitable Foundation

Il s’agissait des concerts à ne pas
rater en ce début d’année à la
Philharmonie de
Paris. Après une formidable intégrale des symphonies de
Robert Schumann, le couple désormais bien rodé Yannick Nézet-Séguin/ Chamber Orchestra of Europe s’était donné rendez-vous dans cette magnifique pour une intégrale des symphonies de Félix Mendelssohn.

On a tous en tête quelques airs de la troisième symphonie écossaise et de la quatrième italienne mais cette intégrale a permis au public de découvrir des pans entiers de la musique symphonique de ce musicien, de ce génie mort à 38 ans et qui annonça dans ses mélodies Wagner ou Bruckner. Et avec le chef d’orchestre québécois Yannick Nézet-Séguin, l’association a pris des airs de triomphe.

Entendre un orchestre de chambre, c’est voyager dans la musique à la découverte des différentes familles d’instrument. Et dans ce voyage, quel merveilleux vaisseau que celui du COE ! Chaque musicien écoute son voisin, le respecte, le complète. La clarinette dialogue merveilleusement avec le basson dans le dernier mouvement de la Troisième, les cordes sont oppressantes sans être omniprésentes dans la seconde, les seconds violons répondent majestueusement aux premiers dans la quatrième. A cela s’ajoute les mains de Nézet-Séguin qui tantôt tempèrent, tantôt exaltent. Il sait tirer le meilleur des musiciens pour le restituer dans une vision globale qui convainc immédiatement. Le résultat est ainsi prodigieux. Les bois sont sublimés à l’image de la flûte de Clara Andrada, petit oiseau niché dans ces arbres musicaux et qui coure le long du troisième mouvement de l’Italienne avant de guider l’orchestre dans ce troisième mouvement transformé en hymne de la cinquième symphonie dite Réformation.

Si les anciennes intégrales manquaient peut-être de couleurs, les spectateurs ont été plus que comblés par ces interprétations. Car, dans ces symphonies, on y danse souvent. Nézet-Séguin a eu la bonne idée de transformer l’énergie du COE en une danse permanente qui traverse l’ensemble des symphonies, allant même jusqu’à une forme de furiant dans le dernier mouvement de la Première ! Et puis, on y chante car l’autre grande découverte de cette intégrale est cet incroyable oratorio inséré dans la seconde symphonie et qui a résonné d’une beauté toute solennelle, mystique grâce au RIAS Kammerchor qui agit telle une mer avec ses reflux.

Le son ainsi produit se faufile dans une sorte de jeu permanent et ne prend jamais l’aspect d’une course à l’abîme que tant de chefs impriment aux symphonies de Mendelssohn, cantonnées trop souvent à leur seule dimension romantique. Nézet-Séguin ne l’occulte pas, bien au contraire, et quand il fait jouer les cordes dans cette magnifique cinquième symphonie qui devrait rester comme la plus aboutie au disque, c’est pour mieux mettre en lumière le caractère absolument novateur de Mendelssohn qui a su capter l’héritage des anciens pour le projeter dans une forme d’expérimentation.

Cette intégrale a bel et bien été l’occasion d’un voyage musical à
travers l’Europe. Pour ceux qui auraient manqué ces concerts
d’anthologie, le label Deutsche Grammophon a eu la bonne idée d’enregistrer cette intégrale qui permettra à tous de redécouvrir cette pléiade de génies réunis.

Laurent Pfaadt

Yannick Nézet-Séguin

« Apporter chaque monde à l’autre »

Yannick NŽzet-SŽguin Photo: Marco Borggreve
Yannick NŽzet-SŽguin
Photo: Marco Borggreve

Yannick Nézet-Séguin est aujourd’hui à 40 ans, l’un des chefs d’orchestre les plus doués et les plus demandés de la planète.
Directeur musical des Orchestres Philharmoniques de Philadelphie et de Rotterdam, régulièrement invité au Metropolitan Opéra de New York et du Chamber Orchestra of Europe (COE), il a présenté à la tête de ce dernier, à la Philharmonie de Paris, une intégrale des symphonies de Mendelssohn.

 

Quel est votre rapport à la musique de Mendelssohn ?

J’ai toujours beaucoup aimé sa musique symphonique sans l’avoir trop joué. C’est vrai que l’on dirige surtout l’Italienne et l’Ecossaise et un peu la Réformation mais je voulais voir de quelle manière le son unique du Chamber Orchestra of Europe pouvait apporter quelque chose à ma vision de ces symphonies. De plus, il manque des intégrales de Mendelssohn même s’il y a bien entendu celles de
Masur avec Leipzig et d’Abbado avec le London Symphony Orchestra. Je crois qu’il y avait donc une place pour une nouvelle vision avec le bagage musical du COE.

Y a-t-il une différence à jouer ces symphonies avec un orchestre de chambre ?

Bien sûr. D’abord la taille de l’orchestre qui donne une approche
différente même si j’essaie d’appliquer partout cette approche chambriste même lorsqu’elle inclue cent personnes sur scène. Deux éléments font également la différence : d’abord la quantité de cordes par rapport aux vents qui, automatiquement, donne une présence aux bois et au détail de l’orchestration. Et puis, il y a la culture musicale des membres du Chamber Orchestra of Europe, très influencée par le baroque ou le classicisme.

Le public va également découvrir des symphonies méconnues
notamment les 2é
me et 5éme ?

Tout à fait. Curieusement, Mendelssohn était très content de sa
seconde et très mécontent de sa 5e. Il est mort très jeune et n’a pas eu la distance pour retravailler ses idées mélodiques géniales. Mais il a emmené sa musique vers la modernité notamment dans cette cinquième symphonie visionnaire. A chaque fois qu’on joue cette dernière, il y a comme une émotion qui s’installe. L’Italienne est une bouffée de chaleur, l’Ecossaise est la plus profonde, plus pesante tandis que la Première est une Sturm und Drang très bien faite. J’ai donc essayé dans cette intégrale de les différencier, de les polariser tout en montrant qu’elles appartiennent à un tout.

Opéras, orchestres de chambre et orchestres symphoniques, ce va-et-vient vous est-il nécessaire ?

C’est ce qui fait que j’existe comme musicien, être capable
d’apporter chaque monde à l’autre. Plus j’avance dans ma vie de
musicien et plus je trouve que c’est essentiel pour les orchestres. Je dirais même que si on ne fait que de la musique symphonique, on aura tendance à dénaturer la nature même du répertoire symphonique car l’idée même de respiration, d’être dans l’écoute, d’être dans le moment, d’être dans la musique de chambre disparaîtra au profit d’une rigueur qui deviendra vite une rigidité.

Interview Laurent Pfaadt