Printemps musical italien

Pavia
© Sanaa Rachiq

En tournée en Italie, le
Chamber Orchestra of Europe a une nouvelle fois fait
rayonner son talent

A bientôt 35 ans – ce qui est
relativement jeune pour un
orchestre – le Chamber
Orchestra of Europe a conservé tout son allant et toute sa fougue. De passage dans son Italie chérie, à Pavie où il donna l’un de ses premiers concerts en 1981 puis à Ferrara qui est un peu sa deuxième maison, l’orchestre s’était choisi pour l’occasion un chef italien, Antonio Pappano, qui officie au Royal Opera House de Londres et un programme
(Mozart, Strauss, Fauré et Bizet) qui sentait le printemps.

Tout commença avec un orage, c’est-à-dire avec la 25e symphonie en sol mineur de Mozart immédiatement reconnaissable en raison de l’utilisation qu’en a fait Milos Forman dans Amadeus. Grâce à la conduite inspirée et fougueuse de Pappano, l’orchestre a fait
résonner son incroyable palette de couleurs musicales. Laissant
parfaitement dialoguer les cordes dans l’andante puis les bois dans le menuet, le chef a ainsi installé une tension tragique dans laquelle chaque musicien s’est parfaitement inséré.

L’orchestre était ainsi prêt à accueillir dans son chaudron, François Leleux, hautboïste international, pour un concerto de Strauss de toute beauté. Accompagnant parfaitement l’écriture musicale si
typique de Richard Strauss, Leleux a magnifiquement composé une interprétation avec cet orchestre qu’il connaît si bien pour en avoir été le hautbois solo. Sa complicité avec les bois n’en a été que plus magique et a créé une émotion et une intensité qui se répandit dans tout l’orchestre. Mais les spectateurs n’étaient pas au bout de leurs surprises puisque le Chamber Orchestra of Europe s’est alors
métamorphosé en orchestre baroque le temps d’un bis, celui d’une cantate de Pâques de Jean-Sébastien Bach, sorte d’hommage amoureux de Leleux et de l’orchestre à Nikolaus Harnoncourt, l’un des chefs préférés du COE, disparu quelques semaines auparavant.

L’entracte ne changea rien car avec la Pavane de Gabriel Fauré, le rêve se prolongea grâce à des clarinettes, des flûtes, des cors et des bassons très en verve ce soir-là. Tout était prêt pour le clou du
spectacle, la symphonie en ut de Georges Bizet. Dans cette œuvre de jeunesse qui rappelle le romantisme d’un Mendelssohn, Antonio Pappano mena son attelage avec brio sans se laisser aller à la facilité. Un rythme soutenu porté par les trompettes et les hautbois a rendu d’emblée l’interprétation vivante avant que ce dialogue printanier ouvert dans Mozart ne reprenne de plus belle entre le cor et tantôt les cordes, tantôt les flûtes puis, dans le second mouvement, entre les violons et les violoncelles rappelant ainsi que le printemps est aussi la saison des amours. Ne restait plus à Pappano qu’à conduire ce quadrige de mars sur le champ du succès.

Laurent Pfaadt

Le restaurateur d’un idéal

L’empereur Justinien est le sujet d’une biographie réussie

476 après J-C : Rome n’est plus dans Rome. Le chef barbare Odoacre a destitué le dJustinienernier empereur et a mis fin à l’Empire romain d’Occident. Désormais, les héritiers d’Auguste se trouvent à Constantinople, capitale de l’Empire romain d’Orient, qui deviendra bientôt byzantin et vivra encore près d’un millénaire. A sa tête, un homme, un empereur-Dieu, Justinien, allait conforter et assumer l’héritage des Césars.

Celui qui personnifia mieux que quiconque cet empire romain entré dans une nouvelle époque et en fut le plus illustre représentant est aujourd’hui l’objet d’une biographie fort bien réussie, signée par Pierre Maraval qui est certainement le plus grand spécialiste français du Bas-Empire romain. Sa biographie vient indiscutablement faire concurrence à celle de Georges Tate qui a longtemps fait
autorité.

Justinien n’est qu’un enfant au moment de l’effondrement de
l’Empire romain d’Occident et c’est dans le sillage de son oncle
Justin, devenu empereur en 518, qu’il parvint à se hisser au sommet du pouvoir. Pendant les 38 années de ce règne (527-565) qui allait durablement marquer l’Antiquité tardive, Justinien démontra une intelligence politique remarquable. En politique extérieure, il sécurisa sa frontière orientale avec les Perses et regagna les territoires abandonnés aux Barbares (Afrique et Italie). Sur le front intérieur, il mena une intense activité législative, de la codification du droit qui allait devenir le Code Justinien en 529 à la promulgation de nouvelles lois sur la justice ou le droit familial. Pour mener à bien cette tâche herculéenne, Justinien s’entoura également des meilleurs hommes de son temps : Bélisaire et Narsès sur les champs
de bataille, le juriste Tribonien ou Pierre le Patrice qui excella dans les négociations diplomatiques.

Dans cette biographie très académique et très sérieuse – Pierre
Maraval recense parfaitement l’intégralité des sources mises à
disposition de l’historien pour montrer l’action de l’empereur notamment lorsqu’il convoque la numismatique ou l’arsenal législatif pour expliquer le développement de l’idéologie politique impériale – l’empereur Justinien apparaît très vite imprégné d’une mission divine, celle d’assurer le royaume de Dieu sur terre.  « La conception qu’il se faisait de son rôle d’empereur chrétien impliquait que la promotion et la défense du christianisme orthodoxe soient au premier plan de ses préoccupations, tout aussi urgentes, sinon davantage, que la défense des frontières » écrit Pierre Maraval.

Toutes ses actions devaient en effet être corrélées à cette volonté d’établir un empire chrétien universel. Il s’attacha donc à réduire les velléités de ceux qui pouvaient contrecarrer cette utopie dirons-nous aujourd’hui totalisante. Il s’efforça de réduire les dernières poches de paganisme en les condamnant à une mort civile et utilisa la répression et la contrainte pour faire rentrer dans le rang tous les croyants qui n’avaient pas adhéré aux conclusions du concile de Chalcédoine en 451. Ce fut le cas des chrétiens d’Egypte ou d’Orient qui furent persécutés malgré la protection de l’impératrice
Théodora.

L’historien est assez sévère quant à la politique religieuse menée par Justinien, qualifiant de « chimère » son désir d’unité de la foi et estimant que les dissensions actuelles dans l’église catholique d’Orient portent encore la marque de la politique religieuse désastreuse de Justinien, un empereur qui se laissa aveugler par son fanatisme
religieux. Un de plus…

Pierre Maraval,
Justinien, le rêve d’un empire chrétien universel,
Tallandier, 2016.

Laurent Pfaadt

Une réinvention permanente

Wall Street © Sanaa Rachiq
Wall Street © Sanaa Rachiq

Comment le capitalisme a
révolutionné notre monde.
Pour le meilleur et le pire.

Parmi les nombreux ouvrages qui se répandent sur les étalages des
librairies ces dernières années, celui de Joyce Appleby devrait tirer son épingle du jeu. La grande historienne américaine, ancienne présidente des historiens américains, n’est pas seulement à plus de 80 ans et après avoir consacré sa vie à l’étude du capitalisme dans le monde anglo-saxon, la spectatrice privilégiée des mutations de ce phénomène. Elle offre également, à travers cet ouvrage, de comprendre ce processus qui régit nos
sociétés.

Tracer une perspective historique et intellectuelle et comprendre tous les mécanismes induits par ce phénomène majeur qui s’étale sur plus de cinq siècles, voilà le pari qu’a réussi à tenir Joyce Appleby. De la volonté de faire des profits, ce fameux « Enrichissez-vous ! » de François Guizot aux derniers soubresauts de la crise économique de 2008, l’historienne nous emmène dans un voyage à travers les époques et sur tous les continents. Elle ne minimise jamais les « faces hideuses » (le colonialisme et l’esclavage) du capitalisme comme elle les surnomme mais, dans le même temps, Appleby souligne les grandes réussites notamment techniques induites par le capitalisme et portés par des hommes tels que Richard Arkwright ou James Watt. Avec cette objectivité, l’ouvrage gagne indéniablement en qualité.

Plusieurs chapitres fascinants sont consacrés aux XVIIIe et XIXe siècles lorsque le capitalisme opéra l’une de ses mutations, celle qui consista à passer des champs aux usines. Ainsi, l’auteur nous explique comment le sucre fut le pétrole du XVIIIe siècle avec ses gisements localisés en Amérique du Sud et dans les Caraïbes, le Golfe Persique d’alors, et qu’il justifia tous les traitements inhumains. Cette mise en perspective permet de comprendre l’adaptation du capitalisme à des circonstances souvent hétéroclites et parfois en contradiction avec son milieu d’origine. On a parfois l’impression d’être en face d’un être vivant qui aurait subsisté à tel changement climatique, à tel âge glaciaire.

Ce qui transparaît également de l’ouvrage, c’est que loin de s’adapter à de nouveaux environnements, le capitalisme a façonné son propre écosystème. Ainsi, aux Etats-Unis, « le capitalisme a créé ses propres clients » écrit Appleby en organisant un marché de consommation de masse avec ses grands magasins, ses automobiles, ses téléviseurs, ses transports collectifs permettant l’urbanisation de zones périurbaines, son marketing et ses cibles privilégiées notamment les femmes que le capitalisme aura asservi puis libéré en leur permettant notamment d’accéder à l’université.

Cette adaptation permanente – devançant souvent grâce au génie humain aidé ou non par les Etats comme dans le cas des nouvelles technologies massivement soutenues par les crédits publics, les évolutions sociétales qu’elles orientent et même font naître – a préservé le capitalisme d’une mort souvent annoncée à tort. Il n’y a qu’à tourner son regard vers la Chine pour s’en convaincre. « Le trait le plus frappant du capitalisme est sans doute les liens inextricables qui l’associent au changement, au bouleversement incessant des formes matérielles et culturelles jadis stables » écrit à juste titre Joyce Appleby.

Le capitalisme a ainsi permis au génie humain de se réaliser en
améliorant nos conditions de vie, en allongeant l’espérance de vie, en éradiquant de nombreuses maladies mortelles et en développant le progrès technique jusqu’à défier les lois de la nature. Mais en
contrepartie, il s’accommoda de l’esclavage, du colonialisme, de la destruction de l’environnement et de l’exploitation des travailleurs. Le jeu en valait-il la chandelle ? Appleby, en historienne aguerrie, se garde bien de répondre mais son livre a le grand mérite de poser la question.

Joyce Appleby,
Capitalisme, histoire d’une révolution permanente,
Piranha, 2016.

Laurent Pfaadt

Au sommet de leur art

© Monika Rittershaus
© Monika Rittershaus

Les Berliner Philharmoniker dans Beethoven.
Magistral

Après Schumann, Schubert et Sibelius, les Berliner Philharmoniker se lancent avec cette intégrale à l’assaut de Beethoven. Projet phare de la saison 2015-2016 de l’orchestre, ces symphonies ont été enregistrées en octobre 2015 par le label de l’orchestre avant d’être
interprétées à nouveau à Paris, Vienne, New York et Tokyo.

Sir Simon Rattle ne souhaitait pas quitter Berlin sans marquer de son empreinte l’histoire de l’orchestre. Pour cela, il lui  fallait « son » Beethoven. Et « lorsque vous avez un orchestre comme le Berliner
Philharmoniker, vous avez, bien entendu un avantage conséquent parce que cet orchestre possède une personnalité d’une énergie incroyable, presque surhumaine. Et c’est la première chose dont vous avez besoin pour Beethoven. Parce que sinon, il vous demande plus que vous ne pouvez donner »
.

On ne pensait pas que le chef allait appliquer ces mots à la lettre. En fait, il n’a fallu attendre que les deux premiers mouvements de la première symphonie pour mesurer ses paroles. Ce que l’on aurait pu prendre pour de la timidité n’était en fait qu’un volcan sur le point de se réveiller après plusieurs siècles de sommeil. Car, dès le troisième mouvement de cette même symphonie, les cordes, qui avaient dès le début annoncé la puissance à venir avec leur caractère incisif, ont accompagné la force incroyable d’un orchestre qui s’est très vite transformé en organisme vivant. Il faut dire qu’avec Beethoven, les Berliner jouent un peu à domicile, c’est un peu « leur » compositeur depuis Fürtwangler et Karajan. La patte de Rattle y est cependant reconnaissable. Tout en s’inscrivant dans cette magnifique
tradition germanique, il a suscité le feu intérieur de l’orchestre et l’a transformé en une énergie créatrice plutôt que de vouloir le
répandre tel un incendie.

Les autres symphonies ne sont qu’une succession ininterrompue d’émotions. La légèreté de la seconde laisse vite place à une
troisième aérienne et profonde portée par des cors très inspirés. Et lorsque le tocsin résonne avec lyrisme dans la cinquième et la
septième, c’est pour mieux être contrebalancée par la douceur bucolique des bois. On y ressent une puissance digne d’un cyclone même si l’éclaircie n’est jamais bien loin. L’énergie est parfaitement canalisée et transformée, la légèreté des bois répondant parfaitement au caractère implacable des percussions. On a parfois l’impression que l’orchestre tient le monde à bout de bras pour l’embrasser de sa musique tel un Leviathan. Cela donne une alchimie très réussie comme dans cette incroyable quatrième symphonie pleine de vie et de folie maîtrisée qu’on a l’impression de redécouvrir. Mais surtout, Rattle a pleinement réussi à faire éclater cette joie immense contenue dans la musique de Beethoven et si souvent bridée ou brisée par trop de timidité ou de violence.

L’apothéose arrive bien évidemment avec la neuvième portée par des trompettes inouïes. Les voix de Christian Elsner, de Dimitri
Ivashchenko, d’Annette Dasch et d’Eva Vogel résonnent alors comme un hymne à l’éternité, celui d’un orchestre intemporel inscrit à jamais dans l’histoire d’une humanité transmettant cette force créatrice et cette énergie musicale tirée du génie de Beethoven et qui résonnera grâce à ce coffret encore longtemps dans nos oreilles.

Beethoven symphonies 1-9, Sir Simon Rattle,
Berliner Philharmoniker,
Berliner Philharmoniker Recordings, 2016

Laurent Pfaadt

L’homme qui vainquit un empire

AtatürkBiographie remarquable de Mustafa Kemal, le père de la Turquie moderne

Il est parfois difficile de faire la différence entre le bon grain et l’ivraie. En histoire, plus qu’ailleurs. Les mythes fondateurs, véritables ciments des nations ont parfois la vie dure. Mais le temps faisant son œuvre, la vérité, qu’elle soit bonne ou mauvaise à lire à défaut d’être éclairante, perce toujours grâce aux travaux de quelques historiens obstinés. C’est le sentiment que l’on éprouve à la lecture de la remarquable biographie que consacre Şükrü Hanioğlu à Mustafa Kemal (1881-1938).

Professeur à Princeton, Şükrü Hanioğlu détaille avec brio la construction intellectuelle de celui qui a mis fin à l’empire ottoman et a engagé la Turquie dans une voie qui reste aujourd’hui plus encore que par le passé, singulière, au regard de son histoire et de son positionnement géopolitique.

Cet ouvrage éclaire parfaitement le lecteur sur le personnage et sur cette période qui allait façonner tout le 20e siècle. L’auteur montre que celui qui allait devenir Atatürk, le « père de tous les Turcs », fut avant tout un produit de son époque riche en bouleversements intellectuels. Né dans une Salonique gagnée par la modernité et le cosmopolitisme qui produisit les futurs dirigeants turcs, Mustafa Kemal absorba et condensa dans une pensée unique les héritages des différents courants de pensée qui ont agité le 19e siècle. L’auteur explique ainsi combien le scientisme, le darwinisme, la philosophie
occidentale, les idées de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules et un nationalisme exacerbé structurèrent le corpus idéologique du grand homme de la nation turque. De longues pages passionnantes traitent successivement des thèmes de l’Etat, de la
religion ou de l’engagement des militaires en politique analysés à travers ce prisme intellectuel. Par exemple, on découvre qu’Atatürk demeura très réservé quant à l’ingérence des militaires dans le jeu politique, message qui ne manqua pas d’être dévoyé au 20e siècle.

L’ouvrage revient bien évidemment sur l’ascension et la prise du pouvoir de Mustafa Kemal. Embrassant la carrière militaire puis devenu le héros de la bataille des Dardanelles en 1915, il mit fin en 1922 au sultanat et à un empire vieux de près de sept siècles. L’idéologie construite pendant plus de vingt ans dans le creuset de Salonique, à l’Ecole militaire et chez les Jeunes-Turcs allait déboucher sur des réformes radicales comme l’instauration de la laïcité – une première en terre d’Islam – du droit de vote des femmes et d’un alphabet latin proprement turc.

Au final, on comprend mieux que le titre de père de tous les Turcs n’est pas galvaudé car l’homme a façonné l’identité moderne turque qui a irrigué toute la société pour bâtir, sur les décombres d’un empire moribond, un nouvel Etat et une nouvelle société. Aujourd’hui, malgré de nombreuses secousses, la Turquie reste, pour paraphraser l’ancien président américain Jimmy Carter à propos de l’Iran, « un îlot de stabilité dans l’une des régions les plus troublées du monde ». On
mesure alors parfaitement à la lecture de cet ouvrage qui parvient à rendre compréhensible des phénomènes géopolitiques, économiques et sociaux complexes, l’immensité de la tâche que Mustafa Kemal réussit à accomplir. Mais Şükrü Hanioğlu nous rappelle que c’est parce qu’il fut un homme de son temps qu’il fit l’histoire.

Şükrü Hanioğlu, Atatürk,
Fayard, 2016

Laurent Pfaadt

Retour aux sources

Voces Suaves © Bertand Pichène
Voces Suaves © Bertand Pichène

Un enregistrement réhabilite le
compositeur
Maurizio Cazzati

Grâce au travail de fourmi entrepris par le Répertoire International des Sources Musicales (RISM) qui recense les œuvres musicales, il est possible de redécouvrir des partitions oubliées, des compositeurs méconnus qui pourtant furent très célèbres et joués au-delà de leur simple pays de résidence. C’est ainsi que la musique du compositeur italien Maurizio Cazzati (1616-1678) a traversé les frontières notamment les Alpes pour être entendue jusqu’au lieu de cet enregistrement, la collégiale St Michael de Beromünster dans le canton de Lucerne.

Maître de chapelle à Bologne puis à Mantoue, Maurizio Cazzati qui fut un contemporain de Monteverdi et de Cavalli, produisit une œuvre de 66 pièces essentiellement de musique sacrée. Sa Messa e Salmi op. 36 comprenant une messe, six psaumes et un Magnificat a ainsi été joué dans ce haut lieu de la musique baroque helvétique. Il n’en fallait pas moins au chef Francesco Saverio Pedrini, organiste reconnu et aux Voces Suaves pour s’emparer de cette œuvre et lui redonner, près de quatre siècles après sa première écoute,
une seconde vie.

Dans ce qui constitue une première mondiale, l’interprétation des œuvres de Cazzati frappe d’abord par leur beauté apaisante nimbée d’une espèce de plénitude. On est loin des Magnificat de Vivaldi ou de Bach qui impressionnent par leur grandiloquence. Ici, la voix de la Vierge portée admirablement par les sopranos Mirjam Wernli et Lia Andres, est plus intime, plus humaine dira-t-on, car elle semble émanée de l’intimité du foyer.

Le Gloria s’inscrit dans cette même atmosphère. Porté par la douceur des voix de l’ensemble vocal bâlois, il n’y a jamais de violence, jamais de brutalité, bien au contraire. A cette beauté s’ajoute une écriture musicale novatrice pour l’époque dans l’utilisation notamment de ritournelles qui sont utilisées comme des éléments constituants de la Messa ou du Gloria alors qu’à cette époque et notamment chez Monteverdi, elles ne font qu’ouvrir et fermer les œuvres.

La musique de Cazzati est accompagnée de plusieurs œuvres de
Sebastian Anton Scherer, compositeur baroque allemand, qui permettent d’apprécier toute la beauté de l’orgue de Beromünster bien servie au demeurant par une formidable prise de son qui concourt indiscutablement à la réussite de ce disque qui rendra justice à ce compositeur oublié.

Maurizio Cazzati, From Bologna to Beromünster,
Mass & Psalms op.36, Voces Vocals, Francesco Saverio Pedrini,
Claves Records, 2016.

Laurent Pfaadt

Les joyaux de la couronne de Hongrie

Rippl-Ronaï © Galerie Nationale hongroise, Budapest 2016
Rippl-Ronaï © Galerie Nationale hongroise, Budapest 2016

Les plus beaux tableaux du Musée des Beaux-Arts de Budapest à l’honneur d’une magnifique exposition et d’un catalogue éclairant

Acteur essentiel de l’histoire de l’Europe depuis près d’un millénaire à travers le Saint Empire Romain Germanique ou l’empire des Habsbourg devenu austro-hongrois en 1867, la Hongrie s’expose aujourd’hui à Paris. A l’occasion de la rénovation du Szépmuvészeti Múzeum, l’écrin artistique de Budapest, et de concert avec la Galerie Nationale Hongroise, la patrie de Sissi se donne à voir mais également à lire grâce au catalogue de l’exposition qui a pris place dans le palais d’une autre princesse devenue reine, Marie de Médicis.

Outre le fait de recenser ces merveilleux chefs d’œuvre que le public français pourra admirer, l’ouvrage qui accompagne l’exposition permet, à travers la constitution des magnifiques collections artistiques de grandes familles aristocratiques hongroises notamment celle des Esterházy dont l’un des membres joua un triste rôle durant l’affaire Dreyfus, et la construction de ce qui allait devenir le musée des Beaux-Arts de Budapest, de comprendre tout le travail de collecte et d’organisation muséale. En 1906 naissait de ces efforts le nouveau musée des Beaux-Arts conçu par l’architecte Albert Schickedanz et dans lequel prirent place ces Dürer, Hals, Greco, Tiepolo et Goya. Plusieurs représentations du musée permettent ainsi un voyage dans cette Autriche-Hongrie de la fin du XIXe siècle qui n’avait encore qu’une vingtaine d’années à vivre. Des politiques successives d’acquisition menées par les directeurs notamment en direction de l’école française moderne permirent ensuite d’enrichir avec des œuvres modernes une collection qui témoigne aujourd’hui d’une richesse et d’une diversité sans égale en Europe centrale mais surtout, de réaffirmer les liens artistiques si étroits entre la Hongrie et la France.

Ces liens étaient anciens car dès le Moyen-Age, le roi de Hongrie,
Sigismond de Luxembourg s’inspira du style français, notamment
angevin, pour construire ses palais et leurs statuaires. L’ouvrage permet  avec bonheur de découvrir toute la beauté de l’art médiéval hongrois, très largement méconnu, y compris des Hongrois, et qui trouva son apothéose avec le retable de l’Annonciation de Kisszeben (1515-1520) et celui du maître-autel de l’église franciscaine
d’Okolicsno, présent dans l’exposition.

A la fin du 19e siècle, Paris constituait l’épicentre du monde artistique et faisait converger vers ses salons et ses ateliers tous les
artistes de talent. Les maîtres hongrois du symbolisme et de la modernité ne résistèrent pas à l’appel de la capitale française, ce dont le catalogue de l’exposition se fait largement l’écho. Ainsi, Mihaly
Munkacsy, peintre académique tint à Paris un salon à la mode, fréquenté par les grandes personnalités hongroises de passage à Paris et notamment du plus grand musicien hongrois, Franz Liszt, dont il peignit, en 1886, le dernier portrait. Un autre peintre, Jozsef
Rippl-Ronaï dont la Femme à la cage (1892) s’affiche dans toutes les stations de métro ces jours-ci rejoignit le groupe des Nabi en compagnie de ses acolytes Bonnard, Valloton ou Vuillard.

Il apparaissait donc évident que ce départ forcé, en attendant la
réalisation du grand projet culturel hongrois baptisé Projet Liget
Budapest, prenne l’aspect d’une lune de miel artistique qui n’a jamais véritablement pris fin entre la France et la Hongrie.

Chefs d’œuvre de Budapest, Dürer, Greco, Tiepolo, Manet, Rippl-Rónai… Musée du Luxembourg, jusqu’au 10 juillet 2016

Catalogue de l’exposition : Chefs d’œuvre de Budapest, Dürer, Greco,
Tiepolo, Manet, Rippl-Rónai…
Musée du Luxembourg, Les éditions Rmn-Grand Palais, 2016

Laurent Pfaadt

Anonymes de la bataille

VerdunIl y a cent ans débutait la
bataille de Verdun. Un livre
exceptionnel nous replonge dans cet évènement mythique de l’histoire de France

Le 21 février 1916 sur les bords de la Meuse tombaient les premiers obus d’une gigantesque bataille de 300 jours qui allait engloutir plus de 600 000
soldats français et allemands. Si le gain territorial demeura minime, l’impact psychologique sur toute une nation fut irréversible et allait changer le cours de la
Première guerre mondiale.

Pour parvenir à cet objectif, cette France qui ne fut jamais autant unie que face à un ennemi commun, allait ensevelir des milliers
d’hommes dans ces paysages lunaires.

La guerre vue à hauteur d’homme, voilà le parti pris de Michel
Bernard. Porté par une plume lyrique qui captive immédiatement, l’ouvrage suit ces milliers d’hommes dans les forts de Douaumont, Souville ou Vaux, lieu de résistance du commandant Raynal et de ses hommes, sur la côte 304 ou au Mort-Homme. Porté par
d’incroyables photographies comme celles de ces hommes du
2e régiment de marche de tirailleurs algériens s’octroyant un moment de repos ou de ces deux officiers d’Etat-major discutant dans le poste de commandement du bois de Lachalade, le récit traite à égalité les illustres généraux (Pétain, Joffre, Mangin, Nivelle) et les héros anonymes tels le soldat Jean Gauffre du 4e régiment de zouaves car, comme le rappelle l’auteur, « il y eut des moments où l’on sut un instant ce qu’était le courage humain » même s’il « n’y eut personne pour le voir et le raconter, pour dire le nom de l’homme et regarder son visage ».

Véritable hommage aux combattants, ce livre s’aventure aussi bien au feu qu’à l’arrière du front, au milieu de la noria des camions, dans la boue de mars ou sous le soleil implacable de juin. Il montre avec émotion l’intimité des soldats mangeant, dormant, écrivant une dernière lettre ou agonisant. Et l’on se demande alors : celui-ci est-il mort le lendemain ? Celui-là a-t-il revu sa famille ou sa lointaine contrée ?

Toutes les France y sont représentées : celle des villes, des campagnes, de la métropole ou des colonies et qui ont fini par former une seule et même nation en armes, symbolisée dans cette armée de Verdun qui était finalement selon l’auteur « cette déchirure qui séparait chaque jour, dans un cri monotone de souffrance, les vivants, les sanglants, les morts ».

Admirablement écrit, ce livre plein de vie et de mort montre combien la bataille de Verdun changea à jamais le visage de la France et de l’Europe. Il permet surtout au lecteur de prendre conscience de ce qui s’est joué là-bas, au-delà du simple affrontement entre deux armées. C’est la République et la nature même de la France qui en ressortirent transformées à jamais. Les mots de Michel Bernard se diffusent ainsi dans cette terre avec le sang de ces soldats morts qui allait nourrir les racines de notre France moderne. Même la terre, cette terre si fertile du Nord-Est de la France en fut transformée : elle « avait quelque chose de sale, de maladif comme une vilaine peau ».

Au final, on ressort plein de respect pour ces hommes qui ont sacrifié leur vie pour faire ce que nous sommes et la lecture de ce grand livre d’histoire nous dit également que le rêve d’une France indépendante, républicaine qui porte dans ses gênes le vivre-ensemble ne doit jamais mourir et que l’écho de Verdun, de ces « deux syllabes (…) dispersées à travers le pays par la gigantesque bataille » doit encore
résonner à nos oreilles en ces temps de doute.

Michel Bernard, Verdun, Visages de la bataille,
Perrin, Ministère de la Défense, 2016.

Laurent Pfaadt

Les héros chantent à nouveau

Angela Meade © The Metropolitan Opera
Angela Meade © The Metropolitan Opera

Des opéras oubliés
ressortent au disque

L’histoire de la musique est parfois insondable. Elle
sélectionne des opéras ayant connu des succès modestes et oublie ceux qui ont triomphé sur les plus grandes scènes européennes. Ainsi Carmen de Bizet ou la Traviata de Verdi qui furent des fours retentissants sont devenus aujourd’hui de grands classiques de la musique. D’autres sont tombés dans l’oubli et ne suscitent qu’épisodiquement la curiosité de directeurs musicaux téméraires ou de labels audacieux.

A ce titre, le label Opera Rara, comme son nom l’indique, tente de redonner une seconde vie à ces opéras de grands compositeurs mis en sommeil pour diverses raisons. Après avoir redonné vie au
Aureliano in Palmira de Rossini ou à la Straniera de Bellini, Opera Rara a décidé d’enregistrer le duc d’Albe  de Gaetano Donizetti.

Composé en 1839 par Donizetti sur un livret de l’un des plus grands librettistes de son temps, Eugène Scribe, à qui l’on doit notamment les Huguenots de Meyerbeer ou les Vêpres siciliennes de Verdi, l’opéra a été laissé inachevé avant d’être créé plus de trente ans après la mort du compositeur.

Tous les ingrédients étaient donc réunis pour que les sables de la musique ensevelissent l’œuvre mais également pour permettre une nouvelle naissance au disque et surtout une surprise de taille grâce à cette formidable interprétation. Cet opéra fidèle à la tradition
romantique, qui conte les aventures du duc d’Albe, régent des
Pays-Bas espagnols luttant contre les rebelles flamands, a été injustement oublié car il est proprement magnifique. L’orchestre Hallé, sous la conduite de son chef, Sir Mark Elder, délivre une interprétation de haute volée. Grâce à une direction modérée et claire, le chef maintient parfaitement les équilibres sonores tandis que le choeur n’est jamais envahissant, ce qui est fort appréciable.

Dans cette orchestration se fond à merveille un casting pour le moins éblouissant. La soprano américaine Angela Meade, très à l’aise avec les rôles du bel canto et qui a notamment brillé au Met de New York dans Ernani en mars 2015 ou dans le Trouvère plus récemment, rayonne une fois de plus dans le rôle d’Hélène d’Egmont tandis que Laurent Naoury interprète un duc d’Albe ténébreux à souhait. La tessiture d’Angela Meade coule dans nos oreilles tel un nectar divin surtout dans le premier acte (« Au sein des mers » et « Du courage, du courage »). Michael Spyres, ténor américain courtisé par les plus grands opéras dont la diction impressionne restera pendant longtemps l’interprète de référence d’Henri de Bruges. Son « Punis mon audace ! » à l’acte I puis son merveilleux duo avec
Angela Meade à l’acte II « Noble martyr de la patrie » sont de toute beauté.

Si le régent des Pays-Bas espagnols, de guerre lasse, quitta le pouvoir, l’Aiglon, le fils de Napoléon, ne l’exerça jamais alors qu’il était programmé pour cela. L’opéra que lui consacrèrent Jacques Ibert et Arthur Honegger en 1937 demeura à l’image du destin de leur héros, un coup d’épée dans l’eau. Aujourd’hui, grâce à la passion conjuguée de Kent Nagano et de l’orchestre symphonique de Montréal, il est possible de découvrir cette œuvre. L’interprétation colorée de l’orchestre canadien qui, tantôt prend des accents straussiens avec cette valse viennoise à l’acte III pour restituer l’atmosphère de la cour de Vienne, cette prison dorée du duc de Reichstadt, tantôt se mue en chant martial lorsqu’il entonne la Marseillaise à l’acte IV, est très agréable.

Les voix accompagnent parfaitement l’irrémédiable destin de
l’Aiglon emporté par la phtisie comme dans un sortilège à l’image de ce cauchemar dans lequel le fils de Napoléon revit la bataille de
Wagram au milieu des fantômes des soldats de son père. Il ne restait plus qu’à la baguette inspirée de Kent Nagano de traduire les angoisses prophétiques d’Ibert et Honegger qui composèrent cet opéra deux ans avant une guerre qui allait emporter notre pays.

Avec ses assertions de chansons populaires –  « il pleut bergère » ou « sur le pont d’Avignon » – l’oeuvre oscille en permanence entre opéra et opérette. C’est peut-être ce côté inclassable qui causa son oubli. En tout cas, aujourd’hui, avec ces enregistrements de référence, ces deux opéras devraient trouver toute leur place dans la discographie avant, espérons-le, d’intégrer les programmations des opéras du monde entier et de conquérir le cœur du public.

Donizetti, Le Duc d’Albe, Hallé Orchestra, Opera Rara chorus,
dir. Sir Mark Elder,
Opera Rara, 2015

Honegger & Ibert, L’Aiglon, Orchestre symphonique de Montréal,
dir. Kent Nagano,
Decca, 2016

Laurent Pfaadt