Zones

Virtuose dès son
plus jeune âge et
élève de Pierre
Hantaï, la
claveciniste
américaine Lillian
Gordis nous
embarque
littéralement dans
l’univers de ce
Scarlatti qu’elle
connaît
particulièrement
bien. Baptisé
Zones, son album surprend par sa liberté artistique. Son
interprétation témoigne d’une fluidité impressionnante combinée
à une prodigieuse virtuosité et laisse entendre un Scarlatti
rafraîchi. Et s’attaquer à ce dernier tant au piano qu’au clavecin
requiert assurance et maîtrise technique. On ne s’y risque pas
sans dégâts et il faut être Ivo Pogorelich ou Pierre Hantaï pour
oser se confronter au maître.

Audace de la jeunesse ? Travail acharné ? Inspiration du maître ?
Peut-être les trois finalement tant l’interprétation de Lillian
Gordis semble aérienne et profonde à la fois. En tout cas, rendons
grâce à la musicienne d’honorer d’une si belle manière ce génie
révolutionnaire injustement oublié. Peut-être le clavecin tel que
vous ne l’avait jamais entendu…

Par Laurent Pfaadt

Zones,
Domenico Scarlatti, Lillian Gordis,
Paraty

Rains

Le nouvel
enregistrement
des percussions de
Strasbourg
consacré à la
création
contemporaine
japonaise permet
de se familiariser
avec cet univers
singulier et
emprunte à la
tradition musicale
du Japon pour le
confronter à la modernité. De ces interprétations, une nouvelle
fois superbement maîtrisées et qui fait la renommée mondiale des
percussions de Strasbourg, découle une palette assez large
d’émotions : à l’oppression ressentie chez Hosokawa et Kishino
succède celle, plus martiale et plus primitive, de Yoshihisa.

Rain Tree de Toru Takemitsu, certainement le compositeur nippon
le plus célèbre, appartient à un autre monde. Littéralement «
l’arbre de pluie », l’œuvre se veut moins une démonstration qu’une
inspiration. L’utilisation du vibraphone combinée aux marimbas
procure une sensation de poésie, presque de rêve, un peu comme
les mots de Kenzaburō Ōe. Une fois de plus, avec ce disque, les
Percussions de Strasbourg jouent les avant-gardistes. Il est
toujours agréable de trouver des musiciens et des formations
musicales prêtes à sortir des sentiers battus et à proposer des
créations de compositeurs amenés très certainement, dans
plusieurs décennies, à devenir des classiques.

Par Laurent Pfaadt

Rains
Hosokawa – Kishino – Taïra – Takemitsu,
Les Percussions de Strasbourg,
Outhere, Believe Digital

Narcisse à Disneyland

Greenfield © Louisiana Museum of Modern Art

La photographe
américaine Lauren
Greenfield dépeint
les travers d’un
monde obsédé par
la consommation
et l’apparence

Cette exposition
ne pouvait se tenir
qu’au Louisiana, ce
musée danois situé en bord de mer. Le Danemark, figurant parmi
les pays où les gens sont le plus heureux au monde et où bien-être
et croissance semblent aller de pair, était donc le lieu idéal pour
montrer le travail de la photographe américaine Lauren
Greenfield, rassemblé sous le titre quelque peu provocateur de
Generation Wealth (« Génération croissance »). Provocateur
vraiment ? Car à regarder de plus près ces deux cent clichés,
vidéos et documentaires, depuis les premiers travaux de l’artiste
dans sa ville natale de Los Angeles au début des années 1990
jusqu’à la crise de la finance mondiale en passant par les nouveaux
riches russes ou chinois, on se dit que ces photos ne sont que le
reflet d’une réalité, d’un monde qui a, indubitablement, vacillé. La
faute à ces années Reagan qui ont concrétisé et transformé, de
manière irréversible, un empire de production en un empire de
consommation.

Génération Wealth est une galerie de portraits incroyables,
stupéfiants, hallucinés et embrasse toutes les dimensions de ce
rêve dément. Parfois les mots manquent à décrire ces hommes et
ces femmes qui semblent vivre hors du temps et ont fait de la
maxime « J’achète donc je suis », l’alpha et l’omega de leurs
existences. Il n’est pas rare de croiser un visiteur restant coi
devant tel comportement ou écarquillant les yeux devant telle
transformation physique. Car à y regarder de plus près, l’œuvre de
Lauren Greenfield est un musée de l’horreur peuplé de monstres :
petites filles lobotomisées par leurs parents et voulant ressembler
à des princesses avant même de savoir parler, traders et autres
démiurges financiers de notre époque, travailleurs du sexe
choisissant ce métier non pas par nécessité mais par appât du
gain. Car dans ce système, la morale ne paie pas.

Devenus des produits, des marchandises, des objets animés de
vie, traversés par la démesure, l’arrogance comme cet ex-
mannequin et photographe letton photographié devant son
immense bibliothèque ne contenant qu’un seul et même livre, le
sien autoédité et imprimé à l’infini ou la quête de la notoriété, l’œil
de Lauren Greenfield n’omet rien : la chirurgie esthétique bien
entendu, la quête perpétuelle de reconnaissance ou les caprices
immobiliers de dictateurs et de magnats des nouvelles
technologies. Devant ces photos, le visiteur mesure combien
croissance et vanité vont de pair comme dans cette photo prise
sur un yacht à Monte-Carlo montrant une serveuse nettoyant, à
quatre pattes, une moquette, devant l’indifférence d’un nouveau
riche, téléphone à l’oreille. La croissance, c’est d’abord
l’humiliation des plus faibles ou plutôt des moins riches. Mais
Lauren Greenfield va plus loin encore et la force de ses clichés
explose littéralement avec les victimes de cette « génération
croissance » : il y a les subjuguées serviles, les dépressives et plus
nombreuses, celles dont la soif de vengeance ou de revanche est
demeurée intacte.

« J’ai appris de la plupart d’entre eux que la poursuite de la croissance
est sans fin et au final, insatisfaisante »
affirme Lauren Greenfield
dans le magnifique catalogue qui accompagne l’exposition et qui
tient véritablement lieu de monographie de l’artiste. Et à l’instar
de cette « Queen of Versailles », Jackie Siegel qui voulut
reproduire chez elle, en, Floride le château de Versailles, dont le
mari se peignit en Napoléon, qui offrit une prothèse Louis Vuitton
à sa tante handicapée et dont on suit les délires à la fois
vertigineux, irréels et kitsch ainsi que sa chute brutale, Lauren
Greenfield nous montre que les dieux de la croissance et de la
célébrité à tout prix ont été comme Saturne, ils ont dévoré leurs
enfants pour les reléguer dans ce qu’ils redoutaient le plus : l’oubli.

Par Laurent Pfaadt

Génération Wealth, Lauren Greenfield,
jusqu’au 26 janvier 2020
Louisiana Museum of Modern Art, Humlebæk,
Danemark.

Catalogue de l’exposition :
Laura Greenfield, Generation Wealth,
Phaidon, 504 p

Les veilleurs de Sangomar

Révélée avec Le ventre de
l’Atlantique
en 2003, Fatou
Diome dépeint dans son
nouveau roman le deuil d’une
jeune femme, Coumba, vivant au
large de la côté sénégalaise.
Coumba a perdu son mari Bouba
lors du naufrage du Joola, en
2002. Dans ces pages, la voix de
Fatou Diome retrouve ces
accents de conteuse africaine
hors pair faits d’images, de
métaphores et d’onomatopées
contagieuses. A la manière d’un
barde, l’auteure nous embarque sur ce Styx africain vers
Sangomar en compagnie de Coumba, cette Eurydice partie
retrouver son Orphée.

Mais surtout, elle nous entraîne dans cette peine qui, tel un
fantôme, plane au-dessus de Coumba et qui, jour après jour,
fabrique ces spectres et ces souvenirs qui ne cessent de hanter
ceux qui sont restés. Dans ce quotidien devenu torture
perpétuelle, Fatou Diome y glorifie la beauté de la vie et l’amour
des êtres qui nous sont chers.

Par Laurent Pfaadt

Fatou Diome, Les veilleurs de Sangomar,
Chez Albin Michel, 336 p.

L’Age d’or

Finaliste du dernier prix Renaudot,
L’Age d’or de Diane Mazloum
raconte à travers plusieurs
personnages, ce temps
d’insouciance, d’inconscience d’une
nation assise à sur un volcan. Ici la
quête de liberté est permanente.
Elle imprègne les corps et irrigue
les veines d’une nation opprimée.
Princes et reines se rêvent en héros
d’une nation sans savoir que le feu
couve sous leurs pieds. L’abîme
qu’ils ont ouvert finira par les
engloutir.

Ali Hassan, Georgina, Roland et les autres sont les personnages
principaux du roman délicat de Diane Mazloum. A leurs manières,
tantôt puériles, tantôt romantiques, dans la lutte comme dans
l’amour qui finiront par se mêler, ils relatent le destin funeste d’un
Liban lentement gangréné par la violence et la guerre. Comme
une chanson de Fairuz, on passe du rire aux larmes donnant à la
lecture un rythme très agréable. Et au Liban, il y a toujours, même
au cœur de la tragédie, matière à rire et à espérer semble nous
dire l’auteur.

Par Laurent Pfaadt

Diane Mazloum , L’Age d’or,
Livre de poche, 288 p

Bitna, sous le ciel de Séoul

Une jeune étudiante de Séoul sans
le sou, Bitna, est engagée pour
raconter des histoires à Salomé,
paralysée, et lui permettre de
connaître par procuration, ce
monde qui se refuse à elle. Le récit
de J.M.G. Le Clézio transcende ainsi
une thématique récurrente pour en
faire un conte assez savoureux. Une
fois de plus, la sensibilité de la
plume du Prix Nobel 2008 fait des
merveilles et transforme ce roman
en une expérience unique.

Grâce à ses histoires, Bitna métamorphose ses mots en oiseaux
qui peuplent le ciel de Séoul, se jouent des corps, des époques et
des frontières et relient les hommes entre eux. Le Clézio montre
une fois de plus que le pouvoir de l’imaginaire, de l’oralité, à
l’image du fleuve Han qui serpente dans Séoul, demeurera
immortel et invincible. Paré de ce bouclier, l’être humain ne sera
jamais désarmé.

Par Laurent Pfaadt

J.M.G. Le Clézio, Bitna, sous le ciel de Séoul,
Livre de poche, 192 p

De l’ardeur

Décembre 2013. Razan Zaitouneh,
avocate, militante des droits de
l’homme et figure de la dissidence
syrienne, disparaît avec trois de ses
compagnons. L’écrivaine Justine
Augier reconstitue, dans ce livre
bouleversant qui lui valut le prix
Renaudot de l’essai en 2017, le
portrait de cette femme intrépide,
passionnée, et à travers elle, le
miroir brisé de la révolution
syrienne. Pareilles à ces larmes
échappées des yeux bleus de
Razan, les villes de Homs, de
Damas, de Deraa et de Kobané servent de décors aux colères, aux
tristesses et aux nuits sans sommeil de Razan.

De l’ardeur est l’histoire d’un sacrifice, celui d’une femme pour ses
amis, pour son pays mais surtout pour la liberté et contre l’oubli.
Aujourd’hui, une paix sanglante et cynique a transformé la Syrie
en un vaste cimetière où se côtoient vivants et morts et où tout
espoir a été réduit à néant. Razan Zaitouneh personnifia cet
espoir. Grâce à ce livre, plus qu’une lueur, c’est un soleil que l’on
rencontre. Les livres sont là pour ne jamais oublier. Razan et les
autres.

Par Laurent Pfaadt

Justine Augier, De l’ardeur,
Chez Actes Sud, Babel, 320 p

Vers l’infini et au-delà

Le nouveau roman de Kim Stanley
Robinson part à la conquête de
planètes au-delà du système
solaire. Toujours aussi fascinant.

Mars a été terraformée, non sans
peine. Puis est venu, en 2312, le
système solaire. Mais l’humanité,
lancée dans une course
technologique sans fin et mue par
un désir toujours plus grand de
colonisation, d’exploration, est
allée au-delà.

L’ouvrage suit les péripéties de Freya, partie avec ses parents vers
Aurora, cette lune d’une planète extrasolaire située dans le
système de Tau Ceti. Avec sa mère, Devi, ingénieur en chef du
vaisseau et leader de ces 2532 colons, et dont le destin finira par
se confondre avec celui de sa fille  – Devi, malade, ne verra jamais
Aurora – Freya accompagne le lecteur tout au long de cette
expédition partie depuis cent soixante-neuf années puis durant
l’installation de ces colons repartis de zéro dans ce nouveau
monde. Sorte de mémoire de l’ancien monde, Freya va alors
s’imposer comme le leader de cette nouvelle humanité. Non sans
mal.

Car Freya n’est pas sa mère. Moins brillante que cette dernière,
elle n’en demeure pas moins plus humaine. Mais l’humanisme est
ici, dans ce vaisseau, une faiblesse, un retard mental. En tout cas
pour sa mère. La technicité a été érigée au rang de valeur
suprême, de principe de gouvernement comme en témoigne les
conversations passionnantes de Devi avec l’IA du vaisseau. Le
voyage a imposé une discipline justifiant la confiscation des
libertés. Le succès de l’expédition fut à ce prix. Une fois de plus,
derrière la prose de Robinson, se cache la proportion humaine non
seulement à créer des régimes liberticides mais à les adapter à
n’importe quel environnement. Avec en miroir, la propension de
l’homme à combattre les injustices qu’il a généré.

Avec Aurora, Kim Stanley Robinson poursuit son œuvre
d’anticipation, celle qui nous laisse entrevoir d’ici à un demi-
millénaire – un battement de cils à l’échelle de l’histoire – notre
futur. Il fait le pari que non seulement, nous découvrirons d’autres
formes de vie – les dernières découvertes d’eau sur la planète
extrasolaire K2-18b constituent un preuve supplémentaire – mais
surtout que nous irons à la conquête de ces galaxies et ces terres
qui, aujourd’hui, nous semblent totalement inatteignables.
L’œuvre de Robinson peut apparaître de prime abord abstraite et
la vision de l’écrivain fortement teintée de cette volonté anglo-
saxonne de conquête des nouvelles frontières que l’on retrouve
dans nombre de romans et de séries, semble éculée. Il n’empêche
qu’elle interpelle sur la capacité qu’a l’être humain de s’adapter et
de se réinventer et montre que l’histoire humaine, en dépit de
toutes les prophéties auto réalisatrices, se poursuivra.

Par Laurent Pfaadt

Kim Stanley Robinson, Aurora,
Chez Bragelonne, 480 p.

Sur l’Olympe de la musique

© Wiener Staatsoper / Michael Poehn

Un formidable
coffret DVD
revient sur la
glorieuse histoire
de l’opéra de
Vienne

Il figure au rang
des opéras les plus
mythiques de la
planète avec
Londres, Milan, New York, Paris et Bayreuth. Parce que son nom
est associé aux plus grands génies de la musique classique comme
Mozart ou Beethoven mais également parce que les plus grands
artistes, de la scène à la fosse ont officié ici, ajoutant leurs étoiles à
celles qui brillent déjà au firmament de la musique classique. A
l’occasion de son 150e anniversaire, le Staatsoper de Vienne,
inauguré en 1869 par l’empereur François-Joseph dont on
raconte que sa critique architecturale provoqua le suicide de
l’architecte, se donne à voir à travers une série de onze DVD
retraçant plus de quarante ans d’opéras.

C’est un véritable livre d’histoire que l’on ouvre et que l’on écoute.
Couvrant un large spectre musical, du baroque au
postromantisme de Richard Strauss en passant par le bel canto,
Wagner et Bizet, ce coffret débute bien évidemment avec le Don
Giovanni
de Mozart qui inaugura l’opéra le 25 mai 1869. La version
proposée est celle avec Carlos Alvarez dans le rôle-titre sous la
direction de Riccardo Muti. Le spectateur assiste sur la scène du
Staatsoper, à la naissance d’une autre étoile, celle d’une toute
jeune basse appelée à une grande carrière, Ildebrando
D’Arcangelo.

Les légendes se succèdent dans la fosse et sur la scène de l’opéra
notamment ses célèbres directeurs musicaux, d’Herbert von
Karajan à Claudio Abbado en passant par Lorin Maazel dans les
années 1980 qui signa une extraordinaire version de Turandot
sans oublier évidemment Carlos Kleiber qui marqua Vienne de
son empreinte à chacun de ses concerts. Ici, le maestro donne un
Carmen d’anthologie avec à la mise en scène, le regretté Franco
Zefferelli et sur la scène Elena Obraztsova. Les chanteurs ne sont
pas en reste avec une pléiade de légendes : l’inaltérable Placido
Domingo bien entendu dans Lohengrin, Carmen et le Trouvère de
Giuseppe Verdi, José van Dam, Raina Kabaivanska, cette soprano
bulgare à la voix si intense ou José Carreras, électrisant dans
Turandot. Le baroque n’est pas oublié avec Alcina d’Haendel sous la
direction de Marc Mankowski qui demeure encore aujourd’hui
l’un des chefs les plus appréciés du Staatsoper. Le duo entre Anja
Harteros et Vesselina Kasarova vaut le détour.

Et puis, il y a Strauss, Richard Strauss avec son Elektra dont il
donna la première viennoise ici, sur la scène du Staatsoper. Et
pour rendre hommage à ce dernier, il fallait au compositeur sa
plus grande interprète : Brigitte Fassbaender. Ariane à Naxos
complète également l’hommage du temple à son gardien dans une
version récente avec Johan Botha et Sophie Koch.

Véritable voyage dans ce lieu mythique, ce coffret comblera donc
aussi bien les passionnés d’opéras que les amoureux de cette ville
éternelle.

Par Laurent Pfaadt

150 years Wiener Staatsoper, Great Opera Evenings,
11 DVD, ArtHaus Musik, 2019

Fucking Germany

Le premier roman de Christian
Kracht enfin traduit.
Choc assuré.

Il y a indiscutablement dans
Faserland du Bret Easton Ellis ou
du Don Delillo. Suivant le
périples d’un jeune Allemand à
l’abri du besoin, le roman est une
sorte de jeu de massacre
perpétuel. Tout y passe : les
bobos, l’extrême-droite,
l’extrême-gauche, la social-
démocratie, les écolos, les
intellectuels de toute nature, l’histoire, les femmes, les vieux. Le
héros, absolument infecte et voleur, se complaît dans une sorte de
beuverie permanente tout en se débattant au centre d’un
kaléidoscope macabre qui pousse très vite le lecteur à s’interroger
sur la société dans laquelle il vit. Le côté picaresque de l’histoire
donne parfois au lecteur l’occasion de rire de l’accoutrement de
certains, de situations plus que grotesques notamment le ménage
à trois formé par son ami Nigel et un ex-mannequin africain ou de
ces détails insignifiants comme cette réflexion sur une bouteille
d’eau dans le train qui le mène à Karlsruhe. Sous le portrait de son
personnage principal percent déjà les traits de ses héros à venir,
ces Don Quichotte désabusés et perdus dans le Pacifique ou au
Japon.

Présent dans de la première sélection du Médicis étranger,
l’ouvrage étale ces petites mesquineries du quotidien, ces
jugements de valeur sans fondements qui irriguent cette société
factice et l’ego démesuré de ces oisifs qui s’érigent en élites de
toutes sortes. « Aussi je lui paie la course, en ajoutant un gros
pourboire pour qu’à l’avenir, il sache qui est l’ennemi »
dit-il ainsi à
propos d’un chauffeur de taxi à Hambourg. Ce portrait au vitriol
qu’il faut prendre au second degré, n’est autre qu’une violente
charge contre ces gens qui peuplent l’ouvrage et cette société
qu’ils ont érigé en système absolu avec leurs valeurs
nauséabondes et qui n’est, au final, qu’une illusion peuplée de
parasites. Porté par l’écriture flamboyante de Kracht et une
traduction remarquable, ses mots ressemblent à ces drogues que
prennent les personnages. Car le lecteur, pris au piège, est
contaminé par cette addiction littéraire plutôt jouissive. Mais, la
dernière page refermée, le constat est plus qu’alarmant. Kracht
nous dépeint une jeunesse perdue, désespérée qui noie sa
mélancolie et sa peur de l’avenir dans des conduites à risques.
Alors, à cet instant, on ne rit plus.

Par Laurent Pfaadt

Christian Kracht, Faserland,
Chez Phébus, 160 p.