Portrait d’un outsider

El Greco (Domenikos Theotokopoulos), Cardinal Fernando Niño de Guevara (1541–1609) (Painting: Oil on canvas)

Première grande rétrospective
française consacrée au Greco,
peintre révolutionnaire

Outsider, Le Greco le fut à plusieurs
égards : il fut ce Grec maîtrisant mal
l’italien et jamais accepté par les
aristocraties picturales italiennes ; ce
peintre de scènes religieuses dont la
propre religiosité fut questionnée par
le très catholique Philippe II ; et enfin
cet artiste s’affranchissant des codes
en vigueur pour mener, seul, sa
révolution picturale.

Né en 1541, Domínikos Theotokópoulos dit El Greco, se tourna d’abord vers la peinture
d’icône qui allait marquer de façon indélébile son art avec ce goût
des petits formats (Mise au tombeau, 1570-1575) et le travail du
bois avant de s’orienter vers la grande peinture religieuse. Et en
cette deuxième partie du XVIe siècle, c’est à Venise que cela se
passe. Là-bas règnent en majesté Titien et Le Tintoret. Difficile d’y
faire sa place, surtout quand on se met à critiquer le génie de
Michel-Ange ! Car Le Gréco, malgré quelques influences dont le
clair-obscur d’un Jacopo Bassano, trouva tout cela terriblement
passéiste et ne se priva pas de le dire. Lui qui ne jurait que par la
lumière et la couleur décida de tracer sa propre voie
métamorphosant la lumière en spectre et laissant éclater ses
carmins, ses jaunes ou ses verts. Ses saints ont des visages
oblongs, ses mises en scène prennent une dimension fantastique.
Le contraste avec ses contemporains est saisissant. Et l’arrogance
du génie en gêna plus d’un si bien qu’il dut quitter l’Italie.

C’est en Espagne, à Tolède plus particulièrement que le peintre
bâtit son empire pictural grâce notamment à Luis et Diego de
Castilla. A partir de 1577, Le Greco y réalisa quelques-uns de ses
plus beaux chefs d’œuvre, dont certains, notamment Le partage de
la tunique du Christ,
prodigieux concentré de son art et la série des
apôtres de Tolède, manquent malheureusement à l’appel. Mais le
visiteur se consolera aisément avec L’Assomption de la Vierge
(1577-1579) prêtée par une Chicago qui accueillera l’exposition,
sa magnifique Piéta (1580-1590) ou L’agonie du Christ au jardin des
oliviers
(1600). Dans ces œuvres, Le Greco donne la pleine mesure
de son génie : couleurs surnaturelles, paysages tournoyants,
Christ gris. Jusqu’à sa dernière œuvre présentée, L’ouverture du
cinquième sceau
(1614) demeurée inachevée, il aura manifesté une
incroyable modernité. Car comment ne pas voir dans ces toiles,
Blake, Bacon, Manet ou Matisse ? Le portrait du cardinal Fernando
Nino de Guevara
semble à lui seul concentrer toutes ses audaces :
la robe du cardinal est d’un rose jamais vu. Quant au visage du
religieux, affublé de petites lunettes rondes, il montre un homme
qui aurait pu vivre au début du 20e siècle. Façon de dire, d’une
certaine manière, que sa peinture n’a pas pris une ride…

Par Laurent Pfaadt

Greco, Grand Palais, galerie sud-est,
jusqu’au 10 février 2020

Jae-Hyuck Cho

Le grand orgue de
l’église de la
Madeleine
construit par le
célèbre facteur
d’orgues Aristide
Cavaillé-Coll et ses
4426 tuyaux a
fasciné de
nombreux
musiciens. Après
Fauré et Saint
Saëns, l’organiste
coréen Jae-Hyuck
Cho, dont la réputation d’excellence n’est plus à prouver en Asie et
aux Etats-Unis, a ainsi pris place derrière l’instrument pour nous
offrir un récital de toute beauté.

On ne pouvait rêver plus belle programmation. D’abord le grand
Bach avec sa Toccata BMV 565, certainement l’œuvre pour orgue
la plus connue qui, sous les doigts de Cho, se pare d’une majesté
éblouissante, sans effet superflu mais avec une telle profondeur
qu’on se penche vers la balustrade de l’organiste pour voir s’il n’y a
pas de couronnement dans la nef. La suite du programme brille par
sa diversité : un Widor tout en couleurs qui posa en son temps ses
mains sur ces touches, et un Liszt plein d’émotions et de ferveur
religieuse. Avec ce disque empreint de mysticisme, Jae-Hyuck
Cho devrait, à n’en point douter, séduire le public français.

Par Laurent Pfaadt

Bach, Liszt, Widor, Jae-Hyuck Cho,
Grand orgue Cavaillé-Coll de la Madeleine,
Evidence

Dimitri Shostakovich

Le compositeur
soviétique par son
meilleur interprète
et l’un des
orchestres les plus
talentueux de la
planète, rien que
cela. A la tête de
l’orchestre de la
radio bavaroise, le
chef letton Mariss
Jansons qui fut le
second d’Evgueni
Mravinski à
Leningrad, a appris au contact de ce dernier toute la dramaturgie
et l’angoisse inhérentes à la musique du compositeur soviétique
portées à leurs paroxysmes dans cette dixième symphonie.

Comme à son habitude, le chef d’orchestre ne joue pas dans la
surenchère sonore car il sait qu’il passerait ainsi à côté de l’enjeu
fondamental de la musique de Chostakovitch qui dépasse
largement la simple interprétation. Ici, dans ces accords tirés
jusqu’à la rupture, Jansons laisse le monstre respirer, haleter,
gronder grâce à une maîtrise parfaite des équilibres sonores,
montrant ainsi dans sa plus cruelle nudité, le combat titanesque
que se livrent hommes et Histoire.

Par Laurent Pfaadt

Dimitri Shostakovich: Symphony No. 10,
Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks,
dir. Mariss Jansons, BR Klassik

Voyager

Des premières
notes de The Blue
notebooks
, son
deuxième album,
se dégagent
immédiatement un
sentiment de
mélancolie, de
fatalisme et
donnent le ton à
cette magnifique
compilation
baptisée
simplement
Voyager. L’auditeur embarque ainsi pour un périple dans l’univers artistique de l’un des compositeurs les plus brillants de sa
génération et l’un des plus demandés à Hollywood.

De la réinterprétation des Quatre Saisons de Vivaldi à ses
nombreuses bandes-originales de films (Miss Sloane ou le très
beau Mary Queen of Scots), en passant par ses propres
compositions, la musique de Max Richter est à la fois épique,
lyrique et tragique. Sa mise en avant du piano, du violoncelle ou
des percussions dans ses différentes compositions donnent une
coloration humaine à sa musique obligeant, d’une certaine
manière, chaque auditeur à arpenter les chemins de sa propre vie. Et ce dernier en ressort, à chaque morceau, bouleversé.

Par Laurent Pfaadt

Max Richter sera à l’honneur d’un weekend spécial à la Philharmonie de Paris,
du 8 au 10 avril 2020.

Voyager, Essential Max Richter,
Deutsche Grammophon, 2 CD

Dans l’antichambre du crime

Le biographe
d’Himmler nous
emmène dans les
coulisses de la
conférence de
Wannsee. Glaçant

Jamais une
réunion n’a été
autant associée au destin d’un si grand nombre de personnes.
Ainsi, durant cette journée du 20 janvier 1942, quinze hommes,
ces apôtres de la mort, débattirent de la vie et surtout de la mort
de millions d’êtres humains, de millions de juifs. A grands coups
d’arguments juridiques teintés de considérations raciales. Ce
moment de l’histoire porte un nom : Wannsee, en référence à
cette petite île posée au milieu de Berlin et à sa sinistre villa.

Pour comprendre ce moment emblématique de la Shoah, il nous
fallait le plus averti des guides, à savoir l’historien allemand Peter
Longerich, biographe reconnu des principaux séides du Troisième
Reich ainsi que de son chef. On a beau dire que le diable réside
dans les détails mais ici plus qu’ailleurs, cette expression prit tout
son sens. Si l’extermination des juifs constitua un préalable à
toutes les discussions, en dépit des dénégations ultérieures de
certains participants après-guerre, Peter Longerich montre
parfaitement que la conférence de Wannsee ne constitua pas le
début de la Shoah mais plutôt sa formalisation car la Shoah par
balles avait commencé dès juin 1941 et l’opération Barbarossa,
tout comme la construction de fours crématoires provisoires,
l’utilisation expérimentale du Zyklon B ou l’édification de camps
de concentration et d’extermination.

Le débat qui agita les participants tourna autour de deux visions,
celle du Reichsführer SS, Heinrich Himmler et celle de Reinhard
Heydrich, le chef du RSHA, les services de sécurité du Troisième
Reich mandaté par Goering pour mener à bien le génocide. Se
basant sur le seul protocole conservé de la conférence dont la
reproduction fait froid dans le dos notamment lorsqu’il évoque le
nombre de juifs à déporter par pays, l’ouvrage de Peter Longerich
expose parfaitement la lutte d’influence qui se joua entre un
Heydrich partisan d’un plan d’ensemble applicable après la guerre
et un Himmler, dont la vision anarchique était d’abord tournée
vers une extermination plus conséquente et immédiate. Au final,
en l’absence voulue de Himmler, Wannsee constitua surtout le
coup d’Etat bureaucratique mené par Heydrich afin de s’attribuer
la maîtrise et certainement le « prestige » de la Shoah. « Dans
l’esprit de Heydrich, cette conférence avait manifestement pour
objectif d’asseoir son autorité en tant que responsable des préparatifs
de la « Solution finale » et donner ainsi l’impression que les
déportations, qui avaient entre-temps débuté, et les massacres, déjà
commis ou qui se préparaient dans diverses régions sur les Juifs locaux,
représentaient des expériences qui s’inscrivaient dans un programme
d’ensemble sous sa direction »
écrit ainsi Longerich.

Malgré l’assassinat de Heydrich en juin 1942, sa vision ainsi que
celle de Himmler, lancée dans une course à l’abîme liée aux
considérations militaires, furent appliquées en même temps. La
conférence de Wannsee apparaît ainsi, grâce à la pédagogie et
l’extrême précision de Peter Longerich, plus comme un symbole
que comme un tournant de l’un des plus grands crimes de
l’histoire de l’humanité.

Par Laurent Pfaadt

Peter Longerich, La conférence de Wannsee,
Aux éditions Héloïse d’Ormesson, 240 p.

Je m’appelle Lucy Barton

Couronné par le Pulitzer pour Olive
Kitteridge
(Livre de poche, 2012),
Elizabeth Strout revient dans cet
ouvrage célébré par la critique
outre-Atlantique, sur la relation
mère-fille. Hospitalisée, Lucy
Barton, écrivain, voit à sa grande
surprise, débarquer à son chevet,
une mère qu’elle n’a plus revu
depuis plusieurs années. Pendant
cinq jours inoubliables pour l’une
comme pour l’autre, les deux
femmes tentent de rattraper le
temps perdu.

Mêlant astucieusement dialogues et flashbacks dans le passé de
Lucy avec son enfance misérable, son ascension sociale, sa
rencontre puis son divorce avec son mari, le roman d’Elizabeth
Strout glisse vers l’universalité de la vie. Il montre combien la vie
est difficile pour celui qui n’est pas bien né et combien sont durs
les efforts et les sacrifices qu’il doit consentir. La solitude et le
mépris sont ses compagnons de route. Mais ces épreuves, ces
humiliations nous construisent et nous rendent plus forts si on
parvient à se battre. Ce qui est dit dans ce roman n’a rien
d’exceptionnel. Il raconte juste la vie. Juste l’essentiel. C’est pour
cela qu’il est magnifique.

Par Laurent Pfaadt

Elizabeth Strout, Je m’appelle Lucy Barton,
Le Livre de Poche, 192 p.

La mort à Rome

Quelle est cette mort qui
déambule dans les rues de
Rome ? Celle de l’ombre du
général SS Judejahn ? Celle des
notes de son neveu, Siegfried,
compositeur homosexuel venu
présenter sa symphonie  et qui a
rejeté l’héritage spirituel et
mortifère de sa famille ? Ou
celle de la Shoah qui plane au-
dessus d’Ilse Kurenberg, la
femme du chef d’orchestre ?
Dans cet entrelacs de destins,
l’ouvrage de Wolfgang
Koeppen, publié en 1954, apporte des réponses qui sonnent
comme un requiem.

Sous les regards des saints et des vierges de cette ville millénaire
et catholique que le totalitarisme brun n’a pas su détruire se
croisent les fantômes d’un passé qui a travesti bourreaux et
victimes. Des réminiscences de Böll, de Grass et d’Haneke et son
Ruban blanc traversent ce voyage au bout de la nuit romaine. Dans
les pas de Siegfried, de Judejahn et de son fils abhorré car devenu
diacre se lit toute la culpabilité d’une nation. Les mots de Koeppen
claquent comme des coups de fouet dans le dos d’une Allemagne
en proie avec ses démons. Les chefs d’œuvre tragiques ont
toujours un goût amer.

Par Laurent Pfaadt

Wolfgang Koeppen, La mort à Rome,
Aux éditions du Typhon, 248 p.

Le cheval des Sforza

Complément idéal de l’exposition
du Louvre, à l’occasion du 500e
anniversaire de la mort du génie,
Le cheval des Sforza, best-seller de
l’autre côté des Alpes, est une
fantaisie assez plaisante. Léonard
de Vinci, chargé de réaliser un
cheval en bronze pour le duc de
Milan, Ludovic le More, se mue ici
en détective afin de résoudre un
crime qui risque de mettre à mal
la position du souverain, courtisé
par la France de Charles VIII, ce
roi « incapable de conquérir une
latrine »
qui souhaite non seulement traverser le duché afin de
défier le roi d’Aragon mais également s’emparer par la même
occasion, des secrets militaires de notre génie.

Porté par une plume cocasse où l’on rit à chaque page et qui ne
recule devant aucune audace littéraire, Marco Malvaldi conduit
une véritable enquête policière aux multiples ramifications. Car
Léonard de Vinci va devoir mettre à profit son incroyable cerveau
pour résoudre cette affaire de meurtre qui le concerne au premier
chef. Fanatisme religieux, pouvoir de l’argent, intérêts
géopolitiques et bien entendu considérations artistiques font du
cheval des Sforza
un roman qui se lit au galop !

Par Laurent Pfaadt

Marco Malvaldi, Le cheval des Sforza,
Aux éditions Seuil, 272 p.

 

Master Gray

© Thierry Stefanopoulos

A l’occasion de son passage à la
Cinémathèque française,
rencontre avec le réalisateur
James Gray

En sept films, le réalisateur
américain James Gray est déjà
devenu un cinéaste culte. De la
scène d’ouverture avec Eva
Mendès dans La Nuit nous
appartient
à la vision de la planète
Neptune par l’astronaute Roy Mc
Bride (Brad Pitt) dans Ad Astra en
passant par la nudité de Gwyneth
Paltrow dans Two Lovers, du polar
à la science-fiction ou le film d’aventures, James Gray a imposé
son style et ses univers au cinéma.

De passage à Paris à l’occasion de son travail sur la mise en scène
des Noces de Figaro au théâtre des Champs-Elysées, James Gray a
rencontré, le temps d’un après-midi, ses fans pour évoquer avec
eux son travail et sa vision du cinéma.

La masterclass succédant à Two lovers, ce mélodrame un peu
atypique dans l’œuvre de James Gray, c’est à travers ce succès
critique mais échec commercial que le réalisateur aborda son art,
estimant avoir voulu dans ce film explorer la sincérité du
personnage jusqu’à l’inconfort. Car c’est peut-être là que réside la
magie de ses films : ils reflètent, à travers leurs fragilités, la vie de
gens normaux dans tout ce qu’elle a de plus complexe, de plus
tragique. Ainsi, dans Two lovers, Joaquin Phoenix est atteint de
troubles neurologiques, tandis que dans The Yards, Mark
Wahlberg se débat dans une fatalité qui aura raison de lui.

Les histoires de James Gray décrivent souvent des liens familiaux
déstructurés. Ici, un fils recherchant dans les étoiles ou au travers
de ses erreurs et sa colère, l’attention d’un père jusqu’à mourir à
ses côtés dans The Lost city of Z. Là, la quête d’un idéal au
détriment de l’amour de ses proches. « Notre responsabilité de réalisateur est de faire du sens avec nos choix de caméra » affirme-t-il
avant de rejeter toute forme de projet commercial qui le
conduirait à réaliser la « 17e version de Captain America » et d’une
certaine manière à se renier.

Le travail de James Gray construit ainsi, film après film, une œuvre
qui échappe aux modes et qui sonde la nature d’une espèce
humaine dont il reste persuadé qu’elle a besoin de cinéma, ce
médium qui concentre toutes les formes d’arts, qu’il s’agisse de
peinture, de photographie, de danse ou de musique. Lui qui a été
marqué dans son enfance par un cinéma allant de 1945 à 1980 et
par la littérature russe en particulier Dostoïevski, sait
pertinemment que si le cinéma doit offrir du rêve, il doit aussi
montrer l’envers du décor et notamment celui du rêve américain
avec ses laissés pour compte, ces losers qui peuplent les films de
Gray et que ce dernier magnifie. L’important est de suivre sa voix,
peu importe les circonstances, et comme il le rappelle à juste titre
à une jeune apprentie réalisatrice lui demandant un conseil, «
focalisez-vous sur la voix qui réside en vous. Le monde vous suivra,
peut-être pas tout de suite mais il vous suivra, soyez-en certain. »

Par Laurent Pfaadt

Retrouvez toute la programmation
de la Cinémathèque française sur 
www.cinematheque.fr

Long baiser de Russie

Extrait des 39 marches d’Alfred Hitchcock

Deuxième opus
des aventures de
Lorenzo Falco, le
nouveau héros
d’Arturo Perez-
Reverte, le maître
espagnol du
roman
d’aventures. 

Après Alicante,
Tanger. Après avoir bien malgré lui, contribué à l’exécution du chef
de la Phalange et à la consolidation du pouvoir du général Franco,
Lorenzo Falco, espion nationaliste est envoyé dans le port
marocain de Tanger, véritable nid d’espion, pour s’emparer du
chargement d’un navire républicain, le Mount Castle. Trente
tonnes d’or nécessaires aux franquistes pour financer leur guerre
contre une République qui ne tient plus qu’à un fil. Envoyé là-bas
pour une mission de routine, Falco reste cependant lucide,
sachant pertinemment qu’il n’est que l’un de ces « pions
substituables sur un échiquier »
d’une partie « jouée par d’autres ».
D’autant plus qu’il conserve de solides inimitiés au sein de son
propre camp.

Très vite plane sur cette mission, l’ombre d’Eva, la belle espionne
soviétique que Falco a sauvée des griffes des nationalistes et qui
hante toujours son esprit. On avait laissé cette dernière
agonisante dans une cave et seul l’amour de Falco, en dépit de
toutes les règles du métier et de toute cohérence idéologique, lui
avait sauvé la vie. Et la voilà en responsable de l’opération,
compliquant ainsi le dilemme à venir de notre pauvre Falco.

Dans ce second opus qui peut aisément se lire indépendamment
du premier, Arturo Perez-Reverte nous livre un roman impossible
à lâcher. Une fois de plus, en vieux loup non pas de mer mais littéraire, il distille avec maestria tel ce gin-fizz que boit Falco au
bar de l’hôtel Continental, les ingrédients nécessaires à tout
roman d’espionnage : une dose de violence, deux doses de sexe,
une grosse cuillère de géopolitique et des personnages tantôt
sulfureux tantôt ubuesques comme cette ancienne maîtresse
grecque ou ce tueur dandy venu seconder notre héros. Le tout
dans le shaker d’une intrigue rondement menée et parfaitement
scandée par ces dialogues qui, pareils à des glaçons, rafraîchissent
la lecture. Dans cette course contre la montre avant le départ du
Mount Castle, Arturo Perez-Reverte, expert en navigation, nous
mène allègrement en bateau sans jamais risquer le naufrage.

Dans cette guerre qui en annonce une autre, les espions d’Eva
semblent déjà désabusés. Ou peut-être, en fait, ne sont-ils que
plus amoureux. Mais en bon agent secret qu’il est, Falco ne se
hasarderait pas à reconnaître son talon d’Achille. Il faudra peut-
être attendre pour cela le dernier opus de la saga…

Par Laurent Pfaadt

Arturo Perez-Reverte, Eva,
Chez Seuil, 416 p.