L’Ouzbékistan célèbre sa nouvelle Renaissance

Pour sa septième édition, le congrès international sur l’héritage culturel de l’Ouzbékistan se tenait à Samarcande

Au début du XVe siècle, le sultan Ulugh Beg, poursuivant en cela l’œuvre de son père Tamerlan, engageait la première Renaissance de ce qui ne s’appelait pas encore l’Ouzbékistan en chargeant notamment le mathématicien et astronome Qadi-Zadeh Roumi de constituer ici, à Samarcande, une bibliothèque qui allait regrouper entre ces murs les plus grands savants du monde connu. Quelques six siècles plus tard, de nombreux intellectuels venant du monde entier étaient invités à discourir sur cet exceptionnel héritage culturel.« La promotion de notre héritage culturel constitue une priorité. Beaucoup de choses ont été réalisées mais beaucoup restent à faire. Nous n’en sommes qu’au début » estime ainsi Firdavs Abdulkhalidov, président du conseil d’administration du World Society for the Preservation, Study and Popularization of the Cultural Legacy of Uzbekistan (WOSCU)


Firdavs Abdukhalidov présentant un manuscrit
Copyright WOCSU

Et comme cadre de sa réunion, le WOCSU avait choisi le joyau de l’Asie centrale, à savoir la ville de Samarcande, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2001. Parmi les innombrables richesses qu’Occidentaux, Russes et éminents spécialistes de l’Asie centrale et de la Turquie vinrent évoquer durant trois jours et cinq conférences internationales figuraient des manuscrits islamiques, arabes, perses ou moghols de grande valeur. Traités de médecine, d’astronomie, de géographie, lettres et versions inestimables du Coran, ce septième congrès a ainsi mis en lumière l’exceptionnel patrimoine de ces savants venus à la cour des Timourides. Les grandes institutions du monde entier, du palais Topkapi à Istanbul à la bibliothèque de Cambridge en passant par le musée d’État du palais Tsarskoe Selo qui possède près de 600 pièces ou la bibliothèque de Berlin et son Jahângîr’s album réalisé pour l’empereur moghol Nūr-ud-dīn Muhammad Salīm, présentèrent ainsi leurs trésors qui ont fait, ici, l’objet d’un impressionnant travail de recensement. Le WOCSU a ainsi édité près de soixante-dix publications formant une base de données conséquente de l’héritage et du patrimoine de l’Ouzbékistan où figurent non seulement ces précieux manuscrits mais également le cinéma, les tapis, la céramique, l’art du 20e siècle ou des artefacts.

Jahangir album from Berlin

Cette nouvelle Renaissance voulue et souhaitée par le pouvoir n’en est cependant qu’à ses débuts notamment en archéologie et les chantiers restent nombreux et colossaux. D’ailleurs comme le rappela à juste titre Frederick Starr, expert américain de l’Asie centrale, « l’Ouzbékistan a l’opportunité de changer l’Asie centrale et le monde. Le pays se trouve à l’aube de nouvelles avancées grâce aux découvertes en cours en matière d’archéologie ». Et l’expert de plaider pour le développement de la recherche et de la formation de futurs archéologues qui s’inscriront dans la lignée d’un Edvard Rtveladze, découvreur en 2019 du site de Kampir Tepe et que le congrès a honoré cette année, un an après sa disparition.

Alexander Wilhelm/Charlotte Kramer/Frederic Starr
Copyright WOCSU

Le congrès a également évoqué l’apport des nouvelles technologies qui offrent des possibilités illimitées comme la numérisation de chefs d’œuvres et la création d’un musée virtuel « pour rendre vie à un passé prestigieux qui dépassera les frontières de l’Ouzbékistan » toujours selon Frederic Starr. Toutes ces initiatives doivent ainsi permettre de développer et de renforcer une politique éducative considérée par les autorités du pays comme un puissant levier de développement. Des initiatives visant à démocratiser ces chefs d’œuvre sont ainsi à l’œuvre dans le pays et en dehors comme celle menée par la maison d’édition Faksimile Verlag qui, selon son directeur, Alexander Wilhelm, souhaite « rendre nos contenus édités accessibles au public ». De quoi nourrir une Renaissance qui n’a certainement pas fini de nous surprendre…

Par Laurent Pfaadt

Retrouver toute l’actualité du WOCSU sur :
https://society.uz/

« Ce pays est l’épicentre d’une culture plus que millénaire vers lequel tous les savoirs ont convergé »

Charlotte Kramer est la présidente de Faksimile Verlag. A l’occasion du congrès du World Society for the Preservation, Study and Popularization of the Cultural Legacy of Uzbekistan  à Samarcande où elle a présenté le Catalogue des étoiles fixes d’Ulugh Beg, nous l’avons rencontré pour évoquer ses travaux sur les grands textes de l’Ouzbékistan.

Charlotte Kramer au congrès du WOCSU
Copyright Sanaa Rachiq

Pouvez-vous nous présenter votre maison d’édition ?

Faksimile Verlag réalise des fac-similés, des copies fidèles en tout point (couleurs, coupe et reliure si elle existe encore) de manuscrits originaux conservés dans les princpaux musées et institutions  du monde. Nos projets prennent du temps – deux à trois ans voire plus – avant d’aboutir et mobilise une équipe scientifique et des experts spécialisés dans les époques ou les thématiques abordées par ces manuscrits que nous reproduisons.

Comment êtes-vous arrivés au Catalogue des étoiles fixes d’Ulugh Beg ?

Nous travaillons depuis longtemps avec l’Ouzbékistan et nos recherches nous ont conduit vers ce manuscrit qui se trouve à la BNF à Paris. Nous sommes immédiatement tombés sous le charme de ce fabuleux manuscrit et avons décidé d’en faire un fac-similé destiné au marché européen. Ce projet fut une réelle aventure, risquée car nous ne savions pas comment il serait accepté par le public européen. Mais le succès fut au rendez-vous. Et puis derrière ce manuscrit, il y a aussi une histoire à la fois belle et tragique, celle d’Ulugh Beg, ce sultan passionné d’art et de science assassiné par sa propre famille.

Comment votre démarche a-t-elle été ressentie ici, en Ouzbékistan ?

Ils étaient ravis car ils voulaient depuis longtemps réaliser ce projet sans pour autant l’avoir  formalisé. J’ai décidé de prendre le risque en éditant 600 exemplaires de ce livre. Ils ont ainsi vu que leurs initiatives pour promouvoir leur culture rencontraient des échos et que leur culture suscitait intérêt et respect.

L’Ouzbékistan est très engagé, en Europe mais aussi aux Etats-Unis, dans la promotion de leur culture.

Oui c’est vrai. Ce pays est l’épicentre d’une culture plus que millénaire vers lequel tous les savoirs ont convergé. Ce congrès a ainsi permis de mettre en lumière divers éléments de leur patrimoine assez peu connus même si les choses évoluent grâce par exemple aux expositions du Louvre, de l’Institut du monde arabe, de Berlin et de Djeddah.

Qu’avez-vous ressenti lorsque vous vous êtes rendus à l’observatoire d’Ulugh Beg ?

C’était assez indescriptible car on sait qu’Ulugh-Beg a travaillé dans cet observatoire avec ce manuscrit pour faire sa propre liste d’étoiles. Samarcande constitue d’ailleurs pour moi un endroit spécial. Il y a une énergie unique dans cette ville.

Cette année vous êtes venus présenter un nouveau projet, celui du Coran Kata Langar. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Coran Kata Langar

Ce projet a démarré il y a six ans environ. Il s’agit de la reproduction dans son intégralité du Coran Kata Langar, un Coran dispersé en Russie, en Ouzbékistan et dans les anciennes républiques socialistes soviétiques. Sous l’URSS dont faisait partie l’Ouzbékistan, le manuscrit a été vendu à un collectionneur privé et s’est retrouvé à Saint-Pétersbourg. Nous l’avons reconstitué pour la première fois et montré lors de ce congrès. Nous avons également présenté deux autres projets : une compilation des trois cents plus belles miniatures d’Asie centrale et un livre regroupant 114 sourates issues des 114 Corans les plus importants du monde en reproduisant à chaque fois la première sourate, la Fatiah, celle qui est la plus enluminée.

Le Coran Kata Langar : Daté du VIIIe siècle, il compte parmi les manuscrits islamiques les plus précieux au monde et est considéré comme une « richesse spirituelle » de l’Ouzbékistan. Le Coran Kata Langar tire son nom d’un petit village de l’Ouzbékistan qui conservaient soixante-sept pages . D’autres pages se trouvent en Ouzbékistan mais la majeure partie du Coran, soit quatre-vingt unes pages, repose à l’Institut des manuscrits orientaux de l’Académie des sciences de Russie à Saint-Pétersbourg. Personne ne sait aujourd’hui où se trouvent les pages restantes.

Interview Charlotte Kramer par Laurent Pfaadt

L’étoile bleue de l’Asie

Cité mythique, la fascination pour Samarcande reste entière

Le sultan Ulugh Beg, ce souverain féru d’astronomie qui commanda au savant Abd al-Rahmân al-Sûfi le fameux Catalogue des étoiles fixes se doutait-il qu’il léguerait à l’humanité une étoile patrimoniale qui, huit cents ans plus tard, serait encore admirée, contemplée ? 


Ces richesses patrimoniales, ces beautés architecturales ont ainsi façonné une ville dont on tombe immédiatement sous le charme. Une ville qui, comme dans les contes des Mille et Une nuits, conduisit les souverains à construire des mosquées parmi les plus belles du monde pour les yeux d’une princesse comme ceux, éblouissants, de Bibi Khanoum, épouse de Tamerlan. « L’amour qui n’est pas sincère est sans valeur; Comme un feu presque éteint, il ne réchauffe pas » écrivit le poète Omar Khayyam qui résida dans la cité. Et au vue de la beauté de l’édifice, il semblerait bien que cet amour brûla d’un feu inextinguible y compris dans le cœur de…l’architecte qui selon la légende fut tellement amoureux de la princesse qu’il retarda la construction de l’édifice s’il n’obtenait pas un baiser. Est-ce cet amour inassouvi qui donne à l’ensemble, encore aujourd’hui, une atmosphère unique ? Car à Bibi Khanoum, il y a autre chose, « une énergie incroyable qui invite à la méditation » selon Charlotte Kramer, présidente de la maison d’édition Faksimile Verlag qui reproduisit à l’identique le fameux Catalogue des étoiles fixes d’Ulugh Beg.

Esplanade du Registan
Copyright Sanaa Rachiq

Alors que dire du Registan, cette esplanade de trois mosquées aux dômes turquoises qui allient yeux du tigre et lumière d’un créateur expert en nuances usant ici du soleil comme d’une palette chromatique et dont les pishtak, ces portails en forme d’arc, invitent les visiteurs à pénétrer dans les édifices. S’il est devenu une sorte de carte postale de l’Asie centrale et de l’Ouzbékistan, rien ne vaut de se trouver entouré des medersa d’Ulugh Beg, de Cher-Dor et de Till-Qari avec son fameux dôme turquoise. D’entrer dans le mihrab de la mosquée Tilla-Qori pour être submergé par la puissance et la précision de cet art islamique fait d’or et de mauve. De se trouver dans la cour intérieure de Cher-Dor au milieu de ses arbres verts orangers qui viennent caresser les bleus des façades s’assombrissant dans le crépuscule. Jusqu’au moment où le Registan se met à briller de mille feux, ceux de la modernité rejoignant les soleils à visage humain de Cher-Dor pour donner aux visiteurs un spectacle inoubliable.

Mausolée Gour-Emir
Copyright Sanaa Rachiq

Même la mort, dans cette ville de poètes et de savants, entoure la ville de son linceul bleuté. Dans les mausolées de Gour-Emir, dernière demeure de Tamerlan ou au Chah Zideh, enfilade de mosquées et de mausolées aux gammes de verts et de bleus où touristes croisent jeunes générations, Cette mort voyage dans une barque de jade et de lapis lazuli pour convoyer les vivants au pays des rêves. De son regard bleu cobalt, Shadi Mulk Aga regarde, depuis son mausolée, fidèles venus à la prière et chrétiens admiratifs avec la même bienveillance. Il croise les yeux de mosaïque de Tuman Aka imprégnés des souvenirs d’Ibn Abbas, cousin de Mahomet, d’Ibn Battuta, le grand voyageur expert en bleus des mers mais également ceux des Mongols, des Tatars et bien évidemment d’Ulugh Beg qui les changea en étoiles.

Femmes priant à la mosquée Gour-Emir
Copyright Sanaa Rachiq

Si un astéroïde porte aujourd’hui le nom de Samarcande, la ville reste assurément l’astre majeur de cette civilisation timouride qui a légué à l’humanité quelques-uns de ses plus beaux chefs d’œuvre. Un soleil aux reflets de Venus autour duquel tournent mosquées et palais de cette partie du monde. Des chefs d’œuvre sur lesquels brille toujours cette lumière bleue que capta, à coups sûrs, le sultan Ulugh Beg dans l’observatoire qu’il fit construire ici et qui se reflète sur le cratère de cette lune lunaire portant son nom. Une lune que le grand conquérant décrocha pour Bibi Khanoum.

Par Laurent Pfaadt

Quelques conseils de lecture pour s’imprégner de l’atmosphère de Samarcande :

Le désormais cultissime Samarcande d’Amin Maalouf (Grasset et Livre de poche). Pour connaître la vie d’Ulugh Beg, petit fils de Tamerlan on lira Ulugh Beg, L’astronome de Samarcande de Jean Pierre Luminet (JC Lattes & Le livre de poche).

Ceux qui veulent explorer la Samarcande soviétique devront absolument se plonger dans le dernier roman de Gouzel Iakhina, Convoi pour Samarcande (Noir sur Blanc, 2023) à retrouver ici :

Enfin, une merveilleuse découverte avec l’un des classiques de la littérature ouzbèke et d’Asie centrale, Nuit d’Abd al-Hamid Su­laymân, dit Tchul­pân (vers 1897-1938), (Bleu autour, 2009), roman longtemps interdit sous le communisme pour sa critique du stalinisme – son auteur a été envoyé au goulag et exécuté – et qui conte en 1916-1917, les aventures de deux personnages, une belle adolescente et un voyou, embarqués dans une sorte de conte des Mille et Une nuits moderne. Dans un style résolument cinématographique, cette grande fresque sociale et politique est assurément le « grand » roman ouzbèke à lire ! 

Pour admirer les magnifiques mosquées et trésors de la ville, rien de mieux que de se plonger dans le livre Mosquées de Leyla Ululhani (Citadelles & Mazenod, 304 p. 2018) à retrouver ici : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/dieu-chez-lui/ ainsi que dans le hors-série du magazine Beaux Arts relatif à l’exposition de l’Institut du monde arabe au printemps 2023, Sur les routes de Samarcande. Merveilles de soie et d’or (décembre 2022).

Bibliothèque ukrainienne épisode 7

La guerre va bientôt entrer dans sa troisième année. Si la contre-offensive ukrainienne n’a pas permis de renverser le cours de la guerre, les premières fissures dans le camp occidental comme dans celui de l’agresseur deviennent manifestes. Pologne, Slovaquie et même États-Unis doutent, rechignent malgré l’envoi de chars Abrams tandis que sur le front, les combats continuent et dans les villes, la résilience des habitants commence à s’habituer à la guerre. Un coup d’état raté. Des ministres corrompus limogés. Des réfugiés qui reviennent dans les zones moins exposées d’une guerre qui ne fait plus les gros titres des journaux. Des publications qui se raréfient. Une opinion publique qui se lasse et dont la peur s’est focalisée sur une autre guerre, celle opposant Israël au Hamas. Pourtant, comme en témoigne cette nouvelle sélection, la guerre est partout : sur le front, dans le cyberespace, dans l’économie, dans les cœurs. Si bien que la première dame ukrainienne a récemment lancé ce cri d’alarme : « Ne nous oubliez pas ! » Nous n’oublions pas, Madame Zelensky. Les livres et la littérature sont faits pour cela, pour ne pas vous oublier mais également pour ne pas oublier les crimes qu’ont commis vos agresseurs.


Soldat ukrainien lisant à Bakhmout

Dans le même temps, des bénévoles et des citoyens courageux poursuivent leur travail de reconstruction. Des bibliothèques ouvrent à nouveau et accueillent des enfants qui surmontent leurs peurs et reviennent dans leurs écoles même si les destructions se poursuivent comme à Kherson par exemple et que de nombreux intellectuels (acteurs, journalistes, musiciens et photographes) engagés dans la défense de leur pays continuent à mourir. Ce septième épisode de bibliothèque ukrainienne souhaite rendre particulièrement hommage à Amelina Viktoriia, tuée le 1er juillet 2023 lors d’un bombardement à Dnipro. Autrice de deux romans (Le Syndrome de l’automne ou Homo Compatiens et Le Royaume Idéal de Dom), elle avait fondé le festival de littérature de New-York près de Bakhmout et récoltait pour l’organisation ukrainienne Truth Hounds des informations sur les crimes de guerre commis par les forces russes. Ses livres que nous espérons lire un jour prochain en français resteront, de même que son combat.

Aujourd’hui, selon Library Country Ukraine, près de 242 bibliothèques ont été complètement détruites, 327 partiellement détruites et nécessitant des réparations. Ces destructions ont ainsi entraîné la perte de près de 200 000 livres si bien que l’ONG a démarré une nouvelle campagne baptisée « Books for Ukraine » qui vise à collecter des livres en langue étrangère à travers l’Europe pour alimenter les bibliothèques ukrainiennes dont voici le lien :

https://livelibrary.com.ua/en/news/books-for-ukraine/

D’autres initiatives, localement, se multiplient. A Ternopil, la Chortkiv Public Library a lancé un projet baptisé Library Art Garage permettant aux habitants de se réunir librement autour des livres. Le livre d’art est aussi à l’honneur à Lviv comme un médium artistique. A Mykolaiv, c’est le cinéma qui illumine la bibliothèque. A Odessa enfin, au sein de la bibliothèque publique pour la jeunesse, un programme de gestion du stress à destination des employés et des lecteurs a été instauré en novembre.

Du front aux souvenirs, des journaux aux essais, nous continuons inlassablement à sensibiliser les lecteurs au patrimoine culturel ukrainien et à dénoncer les destructions des sites et biens culturels ukrainiens opérées par l’armée russe dont le chef a fait fermer l’ONG Memorial et a restauré la statue de Felix Djerzinski, le créateur de la Tchéka, l’ancêtre du KGB.

Bienvenu dans ce septième épisode de bibliothèque ukrainienne.

Lettre provenant du Japon

Jonathan Littell, Antoine d’Agata, Un endroit inconvénient, Gallimard, 352 p.

Dans Les Bienveillantes, prix Goncourt 2006, le lecteur suivait Max Aue, SS membre des Einsatzgruppen, ces escadrons perpétuant la Shoah par balles, à Babi Yar, ce ravin où près de 60 000 juifs, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards furent assassinés avec l’aide d’une partie de la population. Dans Un endroit inconvénient, Jonathan Littell accompagné du photographe Antoine d’Agata est retourné sur le lieu du massacre.

Mais là-bas il n’y a plus rien, « même les ravins ont disparu» dit-il. Jusqu’au moment où lui parvient un écho de Babi Yar. Un écho portant un nom désormais connu de tous: Boutcha. A partir de là, les talents conjugués de Jonathan Littell et d’Antoine d’Agata ont fait le reste. Les témoignages que Littell a recueilli s’insèrent magnifiquement dans les décors dressés par d’Agata. Ils tendent un arc sur lequel passé et présent se confondent et où les témoins se répondent par-delà les époques. Le temps finit par s’estomper et l’histoire universelle, celle qui se répète, se dévoile alors. 

Marion van Renterghem, Le piège Nord Stream, Les Arènes, 220 p.

Tout le monde l’a constaté : l’une des principales conséquences de la guerre en Ukraine est l’augmentation du coût de l’énergie. Celle-ci a une cause : Nordstream, nom de ces deux gazoducs reliant la Russie à l’Europe via l’Allemagne. Deux gazoducs qui explosèrent le 26 septembre 2022, laissant leurs cadavres au fond de la mer.

Mais qui dit cadavre dit meurtre. Conçu comme un thriller où tout est malheureusement vrai, le livre de la journaliste Marion van Renterghem, biographe d’Angela Merkel, nous dévoile ce jeu de dupes qui, selon ses propres termes, s’est avéré un piège machiavélique que Vladimir Poutine tendit à l’Europe. En bon espion qu’il est resté, il y enferma des politiciens cupides – le portrait au vitriol de Gerhard Schröder est saisissant – et prit en otage des opinions publiques qui capitulèrent. Et qui dit meurtre dit mobile. Celui d’une guerre commencée alors même que la victime, l’Ukraine, ne revêtait plus d’importance pour l’Europe.

Finaliste du prix Femina essai 2023, Le piège Nord Stream est une enquête bluffante plongeant dans les abysses de la diplomatie mondiale et le cynisme de considérations économiques. Le livre ressuscite ce cadavre qui se met enfin à parler. Et ce qu’il nous dit n’est pas très agréable à entendre.

Olga et Sasha Kurovska avec Elise Mignot, Journal d’Olga et Sasha, Ukraine années 2022-2023, Actes Sud, coll. Solin, 288 p.

D’emblée la couverture vous happe. Deux femmes, deux sœurs aux regards perdus dans une sorte de no man’s land mental, celui de la guerre qui les a attrapé un 24 février 2022. Celui qui cherche leurs proches, celui qui entrevoit une lumière pourtant tenue. C’est en 2014 que la journaliste Elise Mignot a rencontré Olga à l’occasion de la couverture de la révolution du Maidan. De là naquit une amitié doublée d’un amour de ces deux sœurs ukrainiennes, Olga et Sasha, pour la France et sa langue. Olga, réfugiée en France depuis plusieurs années et Sasha restée à Kiev vont alors engager une première conversation suivie bientôt de cinquante autres et donner corps à ce livre magnifique.

Deux sœurs de chaque côté du miroir de la guerre. Un miroir qu’elles vont traverser durant ces quelques cinquante semaines emportant stupéfaction, inquiétude, panique, déchirement. L’adaptation et la résilience gagnent leurs vies mais la tristesse demeure devant les drames qui se succèdent au fil des pages : Irpine, Marioupol, Borodianka et bien évidemment Boutcha «  le jour le plus noir de toute la guerre » selon Sasha. Nombreux ont été les témoignages sur la guerre en Ukraine. Mais celui-ci possède quelque chose d’autre. Quelque chose d’inoubliable.

Omar Bartov, Contes des frontières. Faire et défaire le passé en Ukraine, Plein jour, 498 p. à paraître le 5 janvier

Après le tour de force que constitua Anatomie d’un génocide. Vie et mort dans une ville nommée Buczacz (Plein Jour 2021), ouvrage célébré par les historiens Jan Gross et Christopher Browning notamment, Omer Bartov professeur à l’université Browns, revient avec ce nouveau livre dans la ville de Buczacz pour explorer les tréfonds psychologiques des communautés qui vivaient côte-à-côte dans ce coin de Galicie.

Dans cette région où vécut sa famille, Omer Bartov montre ainsi comment des voisins que rien n’opposait se sont, au contact de la guerre et de la violence, appuyés sur des mythes pour construire un nationalisme, une haine qui alimenta la tragédie à venir. La lecture de ce livre ne pourra qu’interpeller car elle trouvera indiscutablement des résonances dans l’actualité, qu’il s’agisse de l’Ukraine ou du Proche-Orient, un conflit sur lequel Omer Bartov s’est d’ailleurs exprimé en signant dans le New York Review le 20 novembre 2023, une lettre ouverte en compagnie d’autres historiens dont Christopher Browning sur le mauvais usage de la mémoire de l’Holocauste affirmant notamment que « les dirigeants israéliens et d’autres personnes utilisent le cadre de l’Holocauste pour présenter la punition collective d’Israël à Gaza comme une bataille pour la civilisation face à la barbarie, promouvant ainsi des récits racistes sur les Palestiniens ». Ces contes des frontières revêtent indiscutablement une dimension universelle.

François Heisbourg, Les leçons d’une guerre, Odile Jacob, 208 p.

Après un an de guerre, François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique et auteur de nombreux ouvrages tire dans cet ouvrage les premières leçons de ce conflit qui a déjà changé le monde. Et en dix leçons, il convoque l’histoire et la géographie pour expliquer les ressorts à l’œuvre dans cet affrontement et insiste tantôt sur les transformations de l’art de la guerre tantôt sur ses permanences. Pour autant, François Heisbourg n’en oublie pas l’impact de cette guerre sur nos sociétés profondément affectées par le conflit et ses conséquences inconscientes qui se répercutent sur nos démocraties par ailleurs déjà fragiles.

Malgré le manque de recul, il est évident que la guerre en Ukraine constitua un moment décisif dans l’histoire de l’Europe marquée notamment par le retour de l’Allemagne dans le concert des puissances militaires plus de soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale. Mais le grand mérite du livre est d’élargir la focale, de placer cette guerre sur l’échiquier de la géopolitique mondiale, en faisait de cette dernière le cavalier de la crise larvée entre les Etats-Unis et la Chine autour de Taïwan. Un cavalier qui, pour l’instant, ne semble pas être celui de l’apocalypse. Mais pour combien de temps ?

Anna Applebaum, Famine rouge , Folio Histoire et Philippe et Anne-Marie Naumiak, Ukraine 1933 : Holodomor, éditions bleu et jaune, 312 p.

Il y a quatre-vingt dix ans, Staline déclenchait en Ukraine une terrible famine qui allait faire entre quatre et cinq millions de morts. Longtemps cachée – le dictateur du Kremlin empêcha non seulement quiconque de sortir du pays mais veilla à interdire l’accès à la vérité malgré l’action du journaliste britannique Gareth Jones – l’Holodomor (« extermination par la faim ») mit du temps à entrer dans la mémoire de l’humanité. Aujourd’hui trente-trois Etats dont la France qui ne le fit que le 28 mars 2023 – la mise au ban de la Russie aidant – ont reconnu cette famine comme un génocide. Pour autant, les choses n’évoluèrent que tardivement – durant les années 2000 – y compris en Ukraine et pendant longtemps, le négationnisme prévalut, un négationnisme sciemment entretenu par un état soviétique qui non seulement commis le plus terrible des crimes mais s’employa à effacer toute trace, y compris dans les archives, de ce dernier.

A l’occasion de l’anniversaire de cet évènement qui conduisit des familles entières à s’entre-dévorer, plusieurs livres reviennent sur l’Holodomor. Anne Applebaum, journaliste et lauréate du prix Pulitzer en 2004 pour son travail sur le goulag (Goulag, une histoire, Grasset,  2005) raconte ainsi à partir d’archives et de documents inédits cette « famine rouge » comme elle l’appelle qui emporta paysans pauvres et enfants mais également une grande partie de l’intelligentsia ukrainienne. Certaines scènes sont parfois difficiles – l’auteur reconnaît d’ailleurs avoir été éprouvé par son écriture – mais la révélation et la consignation de la vérité historique dans les livres est à ce prix. Anne Appelbaum montre que si l’Holodomor était à l’origine dirigée contre les paysans riches, les koulaks, elle se répandit à l’ensemble d’une population ukrainienne que Staline voulait briser.

Parmi ces enfants, il y eut des survivants qui aujourd’hui disparaissent. Les éditions bleu et jaune – comme le drapeau ukrainien – publient quant à elles un document exceptionnel sur cet évènement majeur de l’histoire ukrainienne : ll’Holomodor vue par ses victimes. Vitali Naumiak (1926-2011) n’avait que sept ans lorsque se déclencha cette famine. Egalement rescapé de l’occupation nazie, il s’exila aux Etats-Unis puis en France où il devint professeur d’optique. Ses deux enfants, Philippe et Anne-Marie Naumiak retracent dans leur livre l’incroyable destin de leur père en y agrégeant les témoignages d’autres survivants. Un livre fondamental pour graver dans la mémoire des hommes celles non seulement des survivants de l’Holodomor et des morts afin d’éviter que ces derniers ne tombent dans l’oubli.

Golda Meir, Ma vie, traduit de l’anglais par Georges Belmont et Hortense Chabrier, éditions Les Belles Lettres, 672 p.

Enfin, même si nous n’oublions pas l’Ukraine, nous ne pouvions terminer ce septième épisode sans tracer un parallèle entre les conflits qui opposent l’Ukraine et la Russie d’un côté et Israël et le Hamas de l’autre, pour rappeler que de nombreuses personnalités politiques et intellectuelles israéliennes nées avant la création de l’État d’Israël en mai 1948 furent originaires d’Ukraine. Certains subirent la Shoah et survécurent avant d’émigrer en Israël comme les écrivains Aharon Appelfeld (1932-2018), prix Médicis étranger en 2004 pour Histoire d’une vie (L’Olivier) ou Shmuel Yosef Agnon, premier auteur de langue hébraïque à avoir reçu le prix Nobel (1966) qui naquit à Bucazacz en Galicie où se prennent place les ouvrages d’Omer Bartov.

Du côté des politiques, le père d’Ytzakh Rabin, futur Premier ministre (1992-1995) naquit lui-aussi en Ukraine, près de Kiev comme Golda Meir. L’ancienne Première ministre (1969-1974) évoque ainsi dans ses mémoires aujourd’hui rééditées son enfance ukrainienne, ses paysages, les mendiants et les Cosaques qui l’effrayaient. « Je me souviens surtout de Pinsker Blotte comme nous l’appelions chez nous, ces marécages qui m’apparaissaient comme des océans de boue et qu’on nous apprenait à éviter  comme la peste » écrit-elle. Des marécages qui engloutiront un monde et ses habitants quelques années après.

Par Laurent Pfaadt

Arabian Days

La première édition d’Arabian Days, festival réunissant diverses manifestations autour de la langue arabe se tiendra du
15 au 18 décembre 2023 au centre d’exposition
Manarat Al Saadiyat d’Abu Dhabi.


Organisé par l’Abu Dhabi Arabic Language Centre (Centre de la langue arabe d’Abu Dhabi) issu du Département de la culture et du tourisme d’Abu Dhabi, il présentera un programme dynamique et pluridisciplinaire réunissant des spécialistes de la création du monde entier afin de célébrer la langue arabe sous toutes ses formes. Musiciens, poètes, artistes et interprètes accueilleront un public multigénérationnel arabophone et non arabophone afin d’explorer à la fois l’héritage mais également la créativité contemporaine de la langue arabe. « Le festival invite les visiteurs à se rassembler pour découvrir et célébrer la richesse de la langue sous toutes ses formes créatives. Que l’arabe soit votre langue maternelle ou un nouveau voyage linguistique, le festival promet des expériences enrichissantes conçues pour le plaisir de tous » estime HE Dr. Ali bin Tamim, Président de l’Abu Dhabi Arabic Language Centre.

Manarat al saadiyat

Placé sous la figure tutélaire d’Irène Domingo, directrice de la Casa Arabe de Madrid, institution créée en 2006 et visant à renforcer les liens entre l’Espagne et les pays arabes, qui prononcera la discours inaugural, cette première édition aura pour thème le langage de la poésie et des arts. Les visiteurs et spectateurs pourront ainsi à assister à des discussions et des dialogues entre éminents spécialistes de la langue arabe, s’imprégner de la mémoire de grandes figures littéraires comme Khalil Gibran, Naguib Mahfouz ou May Ziadé, écouter le grand joueur de oud irakien Naseer Shamma et assister aux créations live de l’artiste libanais de street art Georges Ekmekji. De belles rencontres en pespective donc…

Par Laurent Pfaadt

Arabian Days 15-18 décembre 2023, Abu Dhabi

Pour retrouver toute la programmation d’Arabian Days : https://alc.ae/arabian-days/about/

Claus Peter Flor

Le concerto pour hautbois de Richard Strauss et la grande symphonie en ut majeur de Franz Schubert composaient le programme du concert donné en la salle Érasme le vendredi 1er décembre. Sébastien Giot, premier hautboïste de l’OPS, officiait dans Strauss ; l’orchestre était dirigé par le chef allemand Claus Peter Flor, bien connu à Strasbourg.


© Gregory Massat

Bien que l’oeuvre fasse partie de son répertoire, Sébastien Giot aura fait une nouvelle fois la démonstration de son art en remplaçant au pied levé son confrère François Leleux, initialement annoncé. Dans cette œuvre tardive de Strauss, de conception néo-classique, pétillante et plaisante à l’écoute mais truffée de difficultés techniques, le soliste du Philharmonique fit entendre, dans les deux mouvements extrêmes, la vivacité et la pétulance de son jeu mais aussi ses qualités de legato et de chant dans la partie médiane. Un orchestre soyeux, avec des cordes très fines et des instruments à vents disposés au premier rang, lui a donné la réplique. Très fêté par la salle, le hautboïste a offert en bis un extrait de la sixième fantaisie de Telemann.

Composée vraisemblablement fin 1827-début 1828, autrement dit quelques mois avant sa mort, la neuvième symphonie de Schubert aurait bien pu n’être jamais jouée, oubliée comme elle était dix ans durant parmi les papiers de Franz déposés chez son frère Ferdinand. C’est Robert Schumann qui, en 1838, mit la main sur le document. A la simple lecture de cette extraordinaire partition, écrite par Schubert à un âge où Beethoven composait sa première symphonie, Schumann fut littéralement subjugué. Il la transmit à Félix Mendelssohn qui, à la tête de son orchestre du Gewandhaus de Leipzig, la donna en mars 1839 (de façon partielle).

Par sa dimension, sa complexité formelle et ses mélodies infinies, on peut la considérer comme l’emblème de la symphonie romantique allemande. Comme toute grande œuvre, elle a suscitée des interprétations des plus diverses, du lyrisme ou de l’exaltation plus ou moins exacerbés des grands romantiques comme Wilhelm Fürtwaengler ou Bruno Walter aux conceptions épiques ou héroïques soutenues par des chefs comme Léonard Bernstein, Itzvan Kertez, Charles Münch, Georges Szell, Herbert von Karajan et bien d’autres. Initié par Nikolaus Harnoncourt, le courant historiquement informé, qui privilégie la notion de restitution sur celle d’interprétation, aura aussi fait valoir ses choix, selon moi plus convaincants dans les symphonies de jeunesse de Schubert que dans les deux dernières, l’Inachevée et la Grande. Quoi qu’il en soit, restitution ou interprétation, aucun représentant du courant historiquement informé, qu’il s’agisse d’Harnoncourt lui-même, de Brüggen, de Gardiner ou de Van Immerseel n’ont entrepris d’épurer la musique de Schubert de sa dimension, tenue jusqu’ici, pour essentielle : l’expression du sentiment. La restitution d’une œuvre n’a jamais signifié, pour eux, sa déconstruction. A la tête d’un orchestre en grande forme et mené d’une main indéniablement très sûre, c’est néanmoins cette perspective insolite qu’aura tenu à faire entendre Claus Peter flor.

Claus Peter Flor

Reconnaissons que, malgré l’appel de cors volontairement sec et froid, le premier mouvement andante puis allegro ne manquait pas d’allure, sa grande énergie rythmique n’empêchant ni la grande ligne, ni les épisodes lyriques de bien se faire entendre. En revanche, à partir du second mouvement andante con moto, en dépit d’une petite harmonie disposée au premier rang de l’orchestre et d’ailleurs dangereusement exposée, l’éradication de la moindre touche sentimentale est devenue musicalement patente ; de la musique, ne subsiste alors plus que la charpente, le noyau émotionnel devenant absent. Le refus délibéré de faire chanter les instruments et la volonté explicite d’égrener chaque note en témoignent. Dans cet andante profondément émouvant dont l’atmosphère peut parfois évoquer le cycle de lieder Le Voyage d’hiver, du moins avec les interprètes les plus sombres, ou bien la Wanderer-Phantasie chez les chefs plus solaires, Claus Peter Flor substitue à la ligne générale une froide analyse clinique où l’insistance statique sur le détail occulte complètement la perception de l’ensemble. L’extrême fin de mouvement, ordinairement captivante de par sa forte ambivalence entre inquiétude et sérénité, fut expédiée dans la plus totale indifférence. La suite fut à l’avenant : élimination radicale de la dimension viennoise du scherzo au profit d’une marche prussienne aux accents secs et péremptoires, transformant l’admirable et poignant trio central, joué par les instruments à vents, en un semblant de musique militaire. Nonobstant un jeu énergique et rapide, l’allegro vivace final n’en resta pas moins plombé du début à la fin, clouant au sol tout ce que cette musique distille d’aspiration, d’élévation et de libération, malheureusement bien absentes ce soir-là. En regard du bel interprète de la musique romantique allemande que fut Claus Peter Flor dans sa jeunesse, nous laissant notamment des Mendelssohn rayonnants, on reste perplexe à l’écoute de ses options du jour.

Michel Le Gris

Le voyage dans l’Est

Emprise, possession, dépossession, autant de concepts, de mots qui jaillissent en nous après avoir assisté à la mise en scène fort habile de Stanislas Nordey du texte de Christine Angot « Le voyage dans l’Est » paru chez Flammarion en 2021.


Photo Jean-Louis Fernandez

Un texte pourrait-on dire de réparation reposant sur un travail de reconstitution et de mémoire car du premier baiser volé lors de la première rencontre avec son père quand elle avait 13 ans au viol subi quand elle était adulte en passant par les nombreux actes incestueux perpétrés par ce même père , Christine Angot opère une sorte de relevé détaillé  de ses rencontres avec son géniteur, celui qui l’a longtemps ignorée dont elle aspire à la reconnaissance et que lors de leurs retrouvailles elle ne sait comment nommer.

Lucide dès les premières manifestations du comportement de son père à son égard, elle va s’employer d’abord à minimiser ses actes, ses attouchements, ses gestes obscènes, avant d’entrer dans l’impossibilité d’en parler, puis de pratiquer un refoulement qui la met à distance de son propre corps.

Sa clairvoyance a fait clore très tôt en elle la notion d’inceste. Soumise, inquiète elle demeure en éveil constant, et ne cesse de réitérer, lors de leurs rencontres, le désir de voir sa relation se normaliser avec ce père qui veut être son initiateur sexuel plutôt qu’un père normal responsable.

Méthodiquement dans ce texte Christine Angot retrace ce parcours essayant par des précisions sur les lieux et les dates d’en restituer la réalité, celle que parfois elle a du mal à cautionner tant les événements sont empreints de gravité Il lui faudra évoquer les conséquences terribles de ces faits sur sa vie sociale, amoureuse et dénoncer l’inceste comme forme d’esclavage.

Mettre en scène ce texte puissant, cette narration méticuleuse qui ne fait l’impasse sur rien et peut même donner des détails obscènes sur les actes répréhensibles de ce père incestueux il fallait les compétences d’un metteur en scène chevronné et courageux, ne reculant pas devant les difficultés, mettre en scène une œuvre romanesque et s’attaquer à un sujet délicat. Stanislas Nordey sait relever de tels défis et la réussite est là pour le prouver.

Il a conçu avec le scénographe Emmanuel Clolus de faire évoluer les comédiens dans un espace scénique réparti en plusieurs plans, les dessins au sol imitant ceux des tapis, le plateau puis en retrait, légèrement surélevé une estrade et en fond de scène une porte donne sur un hors champ  enfin, dominant l’ensemble un grand écran.

C’est ainsi que l’on suggèrera selon les événements racontés les nombreux endroits où Christine s’est retrouvée avec son père en particulier les chambres d’hôtel. C’est là que le metteur en scène fait apparaitre les protagonistes de cette histoire, choisissant de distribuer la personne de Christine entre trois comédiennes correspondant aux différents âges de sa vie. La première et celle que nous verrons presque continument c’est Cécile Brune qui assure la fonction de narratrice, elle représente la plus âgée, la Christine d’aujourd’hui et donc celle qui possède toute l’histoire, et en a fait une œuvre littéraire. C’est un rôle très performatif que l’actrice tient avec une grande justesse, mettant toute sa sensibilité dans sa voix, ses attitudes pour donner à entendre son questionnement sur l’indicible et cet effort nécessaire et compliqué pour se rappeler comment les événements de déroulaient, ce qu’elle ressentait alors, le déni, le désir de faire semblant que cela n’était peut-être pas si grave, pas si exceptionnel et la culpabilité qu’elle s’attribuait d’avoir laissé faire ou provoqué.

C’est Carla Audebaud qui joue Christine jeune, elle apparaît sur l’estrade, primesautière en jupe rouge et petit pull puis nous verrons son visage sur l’écran l’air inquiet, les yeux fermés ou regardant vers le ciel, les lèvres pincés préoccupée de ce qui se passe quand elle rencontre son père.

Nous la verrons en jeune femme avec la comédienne Charline Grand, s’abandonnant au désespoir comme à un destin inéluctable puis repoussant son père sans réussir à s’en détacher réellement et après plusieurs années sans le voir retombant dans ses filets.

Pour les rôles masculins Stanislas Nordey a fait appel à
Pierre-François Garel. L’acteur nous impressionne par sa capacité à correspondre à ce qui est dit du père, un homme distingué, très cultivé plutôt autoritaire qui ne supporte pas qu’on lui résiste.

Claude, le mari de Christine est interprété par Claude Duparfait qui, lui aussi, propose une adéquation  pertinente avec  celui qui aime Christine mais  qui se montre impuissant à  lui proposer ce témoignage sur l’inceste dont il a été pourtant témoin et qui lui aurait été nécessaire pour porter plainte  contre son père pour inceste puis viol  par ascendant.

Quant au dernier compagnon de Christine, Charly, celui qui , à la fin de cette rétrospective vient réellement l’attendre à la gare de l’Est, après cet ultime voyage à Strasbourg,  où  le TNS  venait de  faire jouer une de ses pièces  il est interprété par Moanda Daddy Kamono qui se montre attentif et chaleureux, témoin d’une pause dans ce méandre des souvenirs traumatisants et inguérissables.

Stanislas Nordey dans cette mise en voix de l’ouvrage « Le voyage dans l’Est » a magnifiquement soutenu le propos et l’écriture de Christine Angot dans sa dénonciation de ce crime qu’est l’inceste, manière cruelle de nier la personne, d’en faire la proie d’un prédateur et d’abîmer sa vie à jamais à moins que l’écriture, comme c’est le cas pour l’auteur, ne la sauve.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 28 novembre au TNS

En salle jusqu’au 8 décembre