Un quarteron de hérauts en retrait

Dans son nouveau livre, Pierre Manenti dresse les portraits de ces hommes qui accompagnèrent le général de Gaulle

Ils furent les maréchaux napoléoniens du 20e siècle, ces hommes qui, partis de l’ombre, suivirent le grand homme de leur temps jusqu’à la gloire, jusqu’aux sommets du pouvoir. Avec son nouveau livre en forme d’arc de triomphe de papier, Pierre Manenti, meveilleux guide historique et littéraire, nous invite à entrer dans le panthéon gaulliste


Les barons gaullistes naquirent en 1963 sous la plume du Chateaubriand de la presse française, à savoir Jean Daniel, rédacteur en chef du le Nouvel Observateur. « Trois caractéristiques semblent propres à ces six hommes et justifient leur appartenance à ce groupe fermé : une place centrale dans la vie politique du gaullisme, au sein de ses associations, mouvements, partis et réseaux, une continuité dans le rapport au général de Gaulle et au gaullisme, enfin un réseau de relations avec les autres barons » écrit ainsi l’auteur. Traçant les portraits passionnants des six barons historiques, de Gaston Palewski, le gardien du temple que De Gaulle rencontra au cabinet de Paul Reynaud à Olivier Guichard, maître d’œuvre du retour du général en 1958 en passant par les grandes figures que furent celles de Michel Debré, Jacques Chaban Delmas, Jacques Foccart ou Roger Frey, aujourd’hui oublié, Pierre Manenti montre ainsi que le gaullisme naquit de ces six hommes avant de s’agrandir en cercles concentriques intégrant à la fois fidèles des années de guerre et nouveaux seigneurs que furent notamment les deux derniers premiers ministres du général jusqu’au dernier gaulliste Albin Chalandon, ancien garde des sceaux en 1986, ce « seigneur du gaullisme, porteur d’une mémoire qui le légitime à porter ce titre » et à qui l’auteur consacra une biographie remarquée. Des cercles concentriques rejetant également à la marge ceux qui dévièrent de la doxa énoncée par le grand homme et s’inscrivant dans une dimension monarchique tirée de cette histoire de France qu’il infusa dans la constitution de la Ve République. Et l’auteur de montrer sans le dire que le gaullisme se structura à la manière d’une féodalité qui ressembla par bien des aspects (fidélité, cooptation, culte du chef, fief politique) à son modèle médiéval avec ses vassaux, ses affidés, sa vénération. Le livre de Pierre Manenti rend également justice à ces barons oubliés que furent Jacques Soustelle ou Louis Terrenoire.

Le livre refermé, le lecteur se demande : y a-t-il encore des gaullistes ? Et l’auteur d’ouvrir dans une astucieuse conclusion la porte à la transformation du gaullisme en gaullien, d’un mouvement en idée aujourd’hui revendiquée de part et d’autre du spectre politique, de barons devenus mémorialistes, et d’un nom devenu adjectif. Dans cette usurpation réside pourtant une forme d’universalité que retranscrit  pertinemment ce livre brillant.

Par Laurent Pfaadt

Pierre Manenti, Les barons du gaullisme
Aux éditions Passés composés, 368 p.

A lire également :

Pierre Manenti, Albin Chalandon, le dernier baron du gaullisme, préface de Catherine Nay, Perrin, 400 p.

Jean-Luc Barré, De Gaulle, une vie, l’homme de personne, 1890-1944, Grasset, 992 p.

Mon article : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/gravir-le-pic-gaulliste/

Le Mucem renverse le monde

Une exposition fort pertinente invite le visiteur à considérer le monde sous un autre angle

La projection Mercator a placé l’Europe au centre du monde et nous avons grandi avec cette idée. Pourtant, d’autres cartes émanant de civilisations qui possédaient leur propre centralité, leur propre récit existent.


La nouvelle exposition du Mucem baptisée « une autre histoire du monde » prend ainsi le parti de raconter une autre réalité, de produire une autre vérité, un autre récit car c’est bien de cela qu’il s’agit, de récits émergeant de ces magnifiques cartes venues de l’Amérique précolombienne comme cette incroyable Mapa de Sigüanza, un codex préhispanique, ou du Japon. Un récit du monde qui s’est maintes fois réécrit dans le sang et le commerce et s’est enrichi d’imaginaires nouveaux, renouvelés, contestés. De la Nouvelle-Calédonie aux Aztèques en passant le Soudan ou le Dakota, le Mucem invite ainsi ses visiteurs à voyager en prenant comme guide ces autres civilisations oubliées parfois méprisées car comme le rappellent les commissaires de l’exposition dans le magnifique catalogue qui accompagne cette dernière : « il faut s’affranchir de nos routines intellectuelles au risque d’être d’abord totalement désorienté, de perdre le nord de la carte et le sens de la flèche du temps. C’est au prix de cet effort de décentrement que nous pourrons appréhender l’ensemble du monde ».

Pour réussir cette entreprise, l’exposition présente près de 150 œuvres tirées du musée Jacques Chirac du quai Branly qui a prêté quelques-uns de ses incroyables trésors comme cette magnifique carte d’apparat sioux sur peau de bison, du musée Guimet ou de la bibliothèque nationale de France qui présente cette carte japonaise des routes terrestres de Nagasaki à Edo. Ces cartes et objets donnent ainsi corps à ces autres conceptions du monde, ces autres histoires qui se fondant sur différents cycles lunaires ou végétaux nous amènent à faire fi du calendrier grégorien ou du méridien de Greenwich pour reconsidérer notre système de valeurs et surtout notre propre altérité.

A travers ces cartels extrêmement pédagogiques qui retracent le parcours et l’histoire des œuvres présentées, ou ces histoires orales tirées d’espaces sonores aménagés, l’exposition nous invite à considérer le monde selon des points de vue différents de celui qui nous a été enseigné à l’école, celui d’un Occident qui s’est pendant longtemps érigé en « moteur du devenir historique mondial » tel que le véhicula le discours européen du XIXe siècle et qui a conduit à la colonisation, à la spoliation et à la réécriture de l’histoire. C’est le sens de ces œuvres contemporaines qui cohabitent avec ces anciennes cartes comme pour nous montrer que si la terre est ronde, elle continue, que l’on soit à Delhi, à Moscou ou à Port-au-Prince, à s’écrire différemment.

Par Laurent Pfaadt

Une autre histoire du monde, Mucem Marseille
Jusqu’au 11 mars 2024

A lire le catalogue de l’exposition signé Fabrice Argounès, Camille Faucourt, Pierre Sinagaravélou, une autre histoire du monde
co-édition Gallimard / Editions du Mucem, 90 images, 200 p.

Le grand jeu et ses cavaliers

Plusieurs livres reviennent sur l’histoire des relations internationales et sur leurs acteurs

En 1911, l’intervention italienne signa le début d’un engrenage de guerres qui allaient conduire quelques trente ans plus tard au premier conflit mondial. Une siècle plus tard, en 2011, l’intervention conjointe de plusieurs pays dont la France et la Grande-Bretagne destinée à se débarrasser du dictateur Kahdafi accentua une méfiance déjà grande de la part de la Chine et de Moscou à l’égard de l’Occident qui eut comme conséquences le recul de l’influence française en Afrique et à la guerre en Ukraine dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences sur l’histoire mondiale des relations internationales.


Entre ces deux dates, il nous est permis grâce au livre coordonné par Pierre Grosser et appelé à devenir une référence, d’observer, décennie après décennie, l’émergence de grandes puissances (Etats-Unis, URSS puis Russie, Chine), mais également ces ruptures comme celle de la doctrine Carter de protection du Golfe Persique qui engagea durablement les Etats-Unis au Proche et Moyen Orient. Les évolutions et la résurgence de phénomènes rythmant un 20e siècle agité sont également analysés avec talent. Réunissant ainsi de nombreux spécialistes des relations internationales, Pierre Grosser, professeur à Science Po et spécialiste de la guerre froide installe avec cet ouvrage une vision globale, sur le temps long, des relations internationales traitées à l’échelle mondiale. Banissant les détails qui ne font que nuire à la démonstration, Pierre Grosser rappelle que cette histoire se doit d’être « généraliste car il faut qu’elle soit surplombante ». Une clairvoyance qui permet ainsi d’appréhender avec maestria les conséquences d’évènements qui nous paraissent de prime abord singuliers mais qui se révèlent être en réalité les secousses de tremblements de terre à venir.

Sur l’échiquier mondial où se joue ce grand jeu, il faut aux rois quelques cavaliers pour éviter qu’ils soient, comme le disait Tolstoï, un peu moins esclaves de l’histoire. Hubert Védrine, ancien conseiller diplomatique de François Mitterrand puis ministre des affaires étrangères entre 1997 et 2002 a réuni dans un livre appelé à devenir un classique une galerie de portraits de ces grands diplomates qui ont façonné l’histoire. De Mazarin à Zhou Enlaï en passant par Talleyrand ou Metternich sous la plume de Charles Zorgbibe, l’un de nos meilleurs connaisseurs de l’histoire des relations internationales, l’ouvrage nous emmène sur les différents continents et à différentes époques historiques. Et si le 20e  siècle domine une grande partie de l’ouvrage et que chacun ira de son commentaire sur les choix opérés dans cette sélection – l’absence d’Andrei Gromyko, inamovible ministre soviétique des affaires étrangères partiellement évoqué chez Serguei Lavrov dont on attend toujours la biographie française de référence – le lecteur est ainsi invité à se promener dans les salons diplomatiques des siècles précédents où s’est écrite l’histoire des relations internationales sous les plumes de journalistes, de professeurs, et de ces grands diplomates-écrivains à l’instar d’un Bernard de Montferrand, ancien ambassadeur en Allemagne qui livre un magnifique portrait de Vergennes, secrétaire aux affaires étrangères d’un Louis XVI à «l’intelligence inquiète et résolue ». Une foisonnante bibliographie d’ouvrages de référence permet également à la fin de chaque chapitre d’approfondir chaque personnage et chaque époque.

Henry Kissinger, décédé récemment et son pendant démocrate, Zbigniew Bzrezinski demeurent les grands diplomates d’une deuxième moitié du 20e siècle dominée par les Etats-Unis. Les derniers portraits constituent peut-être les chapitres les plus fascinants car moins étudiés que les Talleyrand ou Metternich et sur lesquels beaucoup de choses ont été écrites. Avec Kofi Annan et surtout Serguei Lavrov peint par une Sylvie Bermann qui l’a connu en tant qu’ambassadrice à Moscou, le livre fait la jonction entre passé et présent, entre histoire et reportage. Mais surtout, avec ce portrait en Talleyrand russe, Sylvie Bermann fait entrer en littérature ce personnage complexe plein de facéties, habile provocateur imperméable à toute humiliation et qui « n’est pas à proprement parler un homme de Poutine ». Une façon de dire comme Pierre Grosser que l’histoire des relations internationales comme celle de ses acteurs est, comme le qualifiait l’historien grec Thucydide, « un éternel recommencement ».

Par Laurent Pfaadt

Histoire mondiale des relations internationales, de 1900 à nos jours sous la direction de Pierre Grosser, collection Bouquins
Aux éditions Robert Laffont, 1248 p.

Grands diplomates, les maîtres des relations internationales de Mazarin à nos jours, sous la direction d’Hubert Védrine
Aux éditions Perrin, 416 p.

Pour aller plus loin, la rédaction d’Hebdoscope vous conseille également :

Gérard Araud, Henry Kissinger: Le diplomate du siècle, coll. Texto,
Tallandier, 252 p.

Sylvie Bermann, Madame l’ambassadeur: De Pékin à Moscou, une vie de diplomate
Tallandier, 352 p.

Christian Baechler, Gustav Stresemann, Le dernier espoir face au nazisme
Passés composés, 332 p.

Mon article : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/le-dernier-espoir/