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Entretien avec Michael Köhlmeier

« L’écrivain doit avoir l’ambition d’égaler les meilleurs »

A l’occasion de sa venue à Paris à l’Institut Goethe, Hebdoscope a
rencontré l’écrivain autrichien, Michael Köhlmeier.

Michael Köhlmeier est certainement l’un des écrivains vivants de
langue allemande les plus populaires. Auteur d’une œuvre variée qui
mêle romans, pièces de théâtre et réécritures de textes
philosophiques et mythologiques qui lui ont valu une certaine
notoriété outre-Rhin et que les lecteurs français peuvent désormais
apprécier dans son dernier ouvrage Qui t’a dit que tu étais nu, Adam ?
paru aux éditions Jacqueline Chambon, l’écrivain autrichien n’hésite
pas à s’engager, via sa littérature, dans les grands débats de son
époque.

Récent lauréat du prix littéraire de la fondation Konrad Adenauer,
succédant ainsi à Herta Muller ou à Cees Noteboom, Michael
Köhlmeier est connu du public français grâce à ses romans
notamment Deux messieurs sur la plage (2015), qui relate avec
beaucoup de liberté la rencontre sur une plage californienne en
1929 de Charlie Chaplin avec Winston Churchill et qui constitue un
sommet littéraire de dérision et d’ironie. Mais ce n’est que la partie
émergée de cet iceberg littéraire qui comprend de nombreux
ouvrages non traduits en particulier Occident, ce roman-fleuve qui
offre, à travers les yeux de ses personnages dont plusieurs
mathématiciens, le panorama d’un 20e siècle tourmenté.

Lors de cette rencontre conduite par Dieter Hornig, maître de
conférences au département d’allemand de l’Université Paris 8
Saint-Denis et grand spécialiste de l’écrivain, le public a ainsi pu
découvrir un peu mieux un écrivain qui tient en très haute estime le
Rouge et le Noir
de Stendhal et Anna Karénine de Tolstoï, estimant à
juste titre qu’un « écrivain doit avoir l’ambition d’égaler les meilleurs et
d’écrire le troisième plus grand roman après ces deux-là ».
Michael
Köhlmeier confesse d’ailleurs bien volontiers à propos des Deux
messieurs sur la plage
où se mêlent histoire et fiction que son père
étant historien, ce dernier « se serait effondré s’il avait su ce que je
faisais. Avec mon père nous nous sommes beaucoup aimés mais aussi beaucoup disputés. Et écrire un roman fut comme une sorte de
vengeance ».

Grace à la complicité de ses traductrices, il a été permis au public
germanophone et germanophile présent ce soir-là d’entendre des
passages lus par cet écrivain autrichien qui parle selon lui l’allemand
uniquement par hasard et se reconnaît bien volontiers une filiation
avec la route de Cormack Mc Carthy. De route, celle du destin dont
on ne sait où elle mène, il en est question dans son dernier roman, la
petite fille au dé à coudre
(2017), écrit avant la crise des réfugiés mais
dont l’histoire, celle de ces enfants réfugiés livrés à eux-mêmes,
résonne terriblement à l’aune de ce drame. Et comme dans ses Deux
messieurs sur la plage
, l’histoire fait une incursion indirecte dans son
œuvre. Michael Köhlmeier a rappelé qu’il a tiré la genèse de ce livre
dans ces enfants-loups qui arpentèrent la Baltique au lendemain de
la seconde guerre mondiale. « Et puis, à Vienne, j’ai vu cette migrante
mineure que j’ai observé, seule, debout, pendant près d’une heure et
demie. L’histoire a, à ce moment-là, germé dans mon esprit
» Et avec
cette économie de moyens qui le caractérise, la petite fille au dé à
coudre
est ainsi née.

Par Laurent Pfaadt

Retrouver la programmation de l’Institut Goethe sur : www.goethe.de 

A lire de Michael Kohlmeier :

Deux messieurs sur la plage, Jacqueline Chambon,

Michael Kohlmeier © Sanaa Rachiq

250 p. 2015, Babel, 330 p. 2017

La petite fille au dé à coudre, Jacqueline Chambon, 112 p. 2017

Interview Serra

« D’Annunzio, c’est la rencontre entre la Renaissance et la modernité »

Maurizio Serra partage son temps entre les salons dorés de la
diplomatie italienne et sa machine à écrire. L’ancien ambassadeur de
l’Italie auprès de l’Unesco et francophile est l’auteur de plusieurs
biographies remarquées consacrées à certains de ses illustres
compatriotes comme Italo Svevo, Filippo Tommaso Marinetti ou
Curzio Malaparte, cette dernière lui valant en 2011 le prix Goncourt
de la biographie. A l’occasion de sa dernière biographie consacrée au
poète Gabriele d’Annunzio, Hebdoscope l’a rencontré.

Vous décrivez Gabriele d’Annunzio comme une sorte de romantique du
19
e siècle perdu au 20e et qui a semblé, surtout dans l’Entre-deux-
guerres, dépassé par son époque. 

D’Annunzio appartient sans doute à ce qu’on pourrait appeler la
dernière génération romantique. Mais je ne le définirais pas « perdu »
dans le XXème siècle, dont il a su « magnifiquement » (avec bien sûr,
des hauts et des bas) annoncer la modernité du moins jusqu’à la
Grande Guerre et à Fiume. S’il est dépassé dans l’entre-deux-
guerres, c’est essentiellement parce qu’il s’agit d’un homme âgé pour
l’époque, épuisé par une vie et une œuvre sans relâche et isolé par le
régime. Mais n’oubliez pas qu’il dénonce immédiatement l’ascension
de Hitler, à un moment où beaucoup en Europe, hommes politiques
et intellectuels, considéraient qu’on pouvait composer avec le
dictateur nazi.

Ce condottiere, cet esthète armé fut également un homme d’action,
n’hésitant pas, à pratiquer le coup de force comme à Fiume en
septembre 1919. Est-ce là la rencontre d’un humanisme tiré des siècles
passés avec le futurisme de ce début de 20
e siècle, mêlant beauté et
violence?

Le coup de force commence avec son exceptionnel engagement
personnel avant et pendant la Grande Guerre, et se prolonge à
Fiume. Je dirais que c’est la rencontre entre la Renaissance et la
modernité. Du futurisme il aime l’élan vital, mais son « machinisme »
ne l’attire pas vraiment.

Pourquoi fait-on souvent de d’Annunzio le précurseur du fascisme alors
qu’il a entretenu des relations pour le moins ambiguës avec ce dernier,
s’y rangeant, écrivez-vous, « de guerre lasse, faute de mieux » ?

Parce que c’est la vulgate encore largement entretenue. Toute la
deuxième partie de mon livre va contre cette thèse, résumée dans la
phrase que vous citez.

Cependant, on a un peu l’impression qu’il a raté son rendez-vous avec
l’Histoire, qu’il a laissé filer son destin au profit de Benito Mussolini alors
que les deux hommes, à bien des égards, se ressemblaient.

Oui, il l’a raté, mais je pense qu’entre l’homme d’action et le lettré
c’est ce dernier qui devait, à la fin, prévaloir, et ce fut beaucoup
mieux ainsi, pour d’Annunzio surtout. Les similitudes avec Mussolini
sont très superficielles: Mussolini était un véritable animal politique
né pour le pouvoir (et la perte). D’Annunzio foncièrement un
esthète. On pourrait grosso modo dire de même du couple
De Gaulle-Malraux.

Après Curzio Malaparte et dans une moindre mesure Italo Svevo dont
vous avez été le biographe, la figure de d’Annunzio participe-t-elle à
dessiner en partie celle de l’intellectuel italien de cette époque ?

Vous savez, il n’y a pas plus un modèle italien qu’un modèle français
d’intellectuel. La ressemblance entre D’Annunzio et Malaparte (qui a
aspiré à lui succéder comme personnage et non seulement comme
écrivain) est évidente, de même que tout sauf le talent les oppose
tous deux à Svevo. On pourrait mettre en musique ces trois auteurs
comme trois temps d’un concerto. Allegro-Largo-Vivace.

Par Laurent Pfaadt

Maurizio Serra, D’Annunzio le magnifique,
Chez Grasset, 700 p. 2018

A lire également ses autres biographies
de Curzio Malaparte et d’Italo Svevo également publiées

Maurizio Serra © Emma Rebato

chez Grasset et Perrin (Tempus en version augmentée pour celle de Malaparte).

Une volonté de fer

Lionel Duroy © 2015 – Foire du livre de Brive

L’antisémitisme
roumain de l’entre-
deux-guerres vu par
une jeune femme. Un
grand Lionel Duroy. 

En cette année 1935,
la Roumanie,
gouvernée par le roi
Carol II, connaît de
nombreuses
convulsions qui
allaient entraîner ce pays vers un régime dictatorial, celui du
maréchal Antonescu aidé d’une milice d’extrême-droite, la sinistre
Garde de fer. Suivront l’alliance avec Hitler puis des lois antisémites,
des massacres et la déportation. Au milieu de cet enfer se
dressèrent deux êtres dont la rencontre structure cet admirable
roman : Eugenia Radulescu, étudiante en lettres à l’université de
Jassy et issue d’une famille structurée par cet antisémitisme de bon
aloi, et Mihail Sebastian, écrivain juif venu à Jassy pour y donner une
conférence.

Grace à son impeccable et méticuleuse reconstitution historique,
l’auteur nous montre jusque dans ses détails les plus abjectes la
lente déconstruction de cette société autrefois éclairée, celle des
Mircea Eliade et Emil Cioran dont les figures nauséabondes
traversent l’ouvrage et qui progressivement, sans s’en rendre
compte ou à dessein, mise à part quelques exceptions lucides, creusa
sa propre tombe morale après y avoir notamment enseveli ces
13 000 juifs qu’elle massacra à Jassy en juin 1941. Ce terrible
pogrom occupe d’ailleurs une place centrale dans le livre. Eugenia
est là en tant que journaliste et voit à l’œuvre cette haine du juif qui
couvait chez le voisin, chez ces simples villageois devenus les
supplétifs d’un crime contre l’humanité. Ce choc la poussa à rompre
avec sa famille et à s’engager dans la Résistance.

Eugenia est le combat d’une femme contre cet antisémitisme qui
recouvrit de son linceul sanglant Jassy et la Roumanie mais aussi
contre elle-même, contre cette tentation de violence et de haine qui
s’empara de toute une société, de chaque famille y compris la sienne
puisque son frère Stefan devint membre de la Garde de fer.
L’agression de Mihail Sebastian lors de sa venue à Jassy en 1935 et
dont le journal a servi de base de travail à Lionel Duroy décida de
l’engagement d’Eugenia et constitue, avant le pogrom de 1941, la
première rupture du livre. Cette lutte contre le démon est ici
admirablement explicitée par Lionel Duroy. On brûle d’aider
Eugenia, de lui dire de tenir bon et en compagnie de Sebastian, de
garder intact leurs consciences de toute souillure, même si cela est
difficile, même s’il faut quitter les siens. Dans ces pages, sous la
plume de Lionel Duroy, on prend pleinement conscience, à hauteur
d’homme et de femme, de cette banalité du mal qu’explicita
parfaitement Hannah Arendt où lentement, de façon imperceptible,
chaque étape franchie est un pas supplémentaire vers l’innommable.
A travers ces pages pleines de sang et à vrai dire de larmes, Lionel
Duroy continue ainsi de creuser le sillon des luttes fratricides et
familiales qu’il entama en Bosnie dans l’Hiver des hommes (Julliard,
2012).

Eugenia dut se battre sur tous les fronts, de celui d’une histoire
roumaine qui a sombré dans l’horreur à celui d’un amour impossible,
à jamais éteint dans le cœur d’un Sebastian, rongé par le dégoût de
ses semblables. Renversé par un camion soviétique, le 29 mai 1945,
point de départ du livre, sa mort offre sans le savoir sa première
victoire à ce nouveau totalitarisme qui vient de prendre pied sur le
sol roumain et dans les consciences. La hache a changé de mains et
s’apprête à nouveau à être brandie. Sous les yeux d’Eugenia qui,
certainement, ne le sait pas encore.

Par Laurent Pfaadt

Lionel Duroy, Eugenia,
Chez Julliard, 504 p.

An American hero

Léonard Slatkin © N. Rodamel

Voyage dans la
musique classique
américaine en
compagnie de l’un de
ses plus grands
interprètes

Leonard Slatkin est
certainement l’un des
plus grands
connaisseurs de la
musique classique
américaine du siècle
dernier. Le chef
d’orchestre californien a dirigé l’orchestre symphonique de Detroit
pendant quinze ans (1979-1996), l’orchestre national symphonique,
succédant à Mtislav Rostropovitch et, depuis 2008, l’orchestre
symphonique de Detroit. A la tête de ces phalanges musicales, il a
enregistré de nombreuses œuvres du répertoire américain qu’il est
possible d’écouter ou de réécouter grâce à ce formidable coffret.

De l’aveu même du chef, « la musique américaine possède une voix tout
à fait originale. Lorsque je la dirige, c’est avec un œil où se mêlent des
influences musicales venues du monde entier ».
De cette vision, Leonard
Slatkin a tiré, grâce au travail de fond qu’il mena avec ses orchestres,
des interprétations pleines de brillance. En entendant ainsi le
maestro diriger l’orchestre symphonique de Saint Louis dans The
Incredible Flutist
de Walter Piston, on ne peut qu’être frappé par ces
couleurs abondantes.

Surtout, ce coffret, outre son témoignage historique indéniable,
permet d’appréhender ce courant musical dans sa globalité et de
tracer, grâce au travail du maestro, quelques lignes de force. Ce qui
frappe immédiatement, quel que soit les approches privilégiées, est
l’impressionnante explosivité des œuvres, de Leonard Bernstein à
William Schumann en passant par John Corigliano et son
impressionnant concerto pour piano et orchestre, qui ressemble à
un véritable combat de boxe. Leonard Slatkin nous offre ainsi un
extraordinaire panorama d’une musique se partageant souvent
entre tradition épique nourrie d’une histoire récente et de paysages
intemporels et expérimentations uniques.

Malgré l’apport musical européen, surtout après la seconde guerre
mondiale, la musique américaine a su conserver son identité propre
qui s’est enrichie au fil des décennies suivantes. Ici, débarrassée du
paravent de l’Appalachian Springs, l’œuvre symphonique d’Aaron
Copland dévoile sa beauté et sa complexité. Là, on mesure toute la
vivacité de la création américaine avec le tonitruant concerto pour
percussions de Joseph Schwantner où les influences africaines, à
l’instar d’un Hannibal Lokumbe, sont manifestes. « En tant que nation
d’immigrants, nos premières tentatives ont résonné comme nos
homologues européens. Puis, au fur et à mesure que le vingtième siècle
avança, de nombreux compositeurs commencèrent à regarder vers nos
racines puis vers de nouvelles et audacieuses idées comme le jazz et la
pop. C’est toujours le cas aujourd’hui, formant probablement à mon sens,
le groupe de compositeurs le plus intéressant et le plus divers du monde »

rappelle à juste titre Leonard Slatkin.

Ce dernier se mue ainsi en peintre musical, tantôt brossant à gros
traits ces impressionnantes mélodies patriotiques culminant avec a
Lincoln portrait
d’Aaron Copland avec comme récitant, le général
Norman Schwarzkopf, héros de la première guerre du Golfe, tantôt
traçant de fines lignes minimalistes. Un grand chef se mesure
souvent à sa capacité à rendre malléable les orchestres les plus
rigides, à les faire évoluer, à les faire douter d’eux-mêmes. Et il faut
bien reconnaître qu’avec Leonard Slatkin, le doute n’est plus permis.

Par Laurent Pfaadt

Léonard Slatkin The American Collection,
13 CD, RCA Red Seal, Sony Classical, 2018

Mémoires d’un antisémite

Une sélection de textes de Charles
Maurras permet de mieux
comprendre la pensée du fondateur
de l’Action française. 

Auteur adulé par Proust ou Malraux
puis exclu de l’Académie française,
démiurge politique ayant infusé dans
les veines du régime de Vichy, une
idéologie ayant conduit la France au
désastre militaire mais surtout moral,
la figure de Charles Maurras n’a cessé
de cliver les débats et continue
d’alimenter controverses comme en
témoigne son exclusion récente des célébrations nationales à
l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance.

Disons-le d’emblée, ce livre inégal notamment au niveau des coupes
effectuées est d’une importance fondamentale. Et ce à plus d’un
titre. On passera volontiers sur l’écrivain Maurras dont l’œuvre et la
langue apparaissent aujourd’hui datées. Ses poèmes, son éloge de la
Grèce antique dans Anthinéa n’apportent que peu de choses si ce
n’est la confirmation qu’il y eut plusieurs Maurras.

La partie politique est nettement plus intéressante. Elle permet de
cerner les grands concepts du maurrassisme : le nationalisme
intégral, l’antiparlementarisme – «  une juste loi politique n’est point
une loi régulièrement votée mais une loi qui concorde avec son objet et
qui convient aux circonstances »
-, la glorification de l’autorité qu’il lie à
la liberté – « qu’est-ce donc qu’une liberté ? Un pouvoir » –
l’encouragement de la violence pour s’emparer du pouvoir ou
l’aspect corrupteur de l’argent. Le livre L’avenir de l’intelligence (1905)
reproduit en partie seulement permet de comprendre la genèse de
l’Action française où Maurras le penseur politique y développe son
idée de monarchie laïque qui lui valut d’ailleurs l’excommunication
du pape Pie XI, le 29 décembre 1926 .

« Je suis entré en politique comme on entre en religion » dira celui qui
exerça un magistère moral durant cet entre-deux-guerres
tumultueux. Et qu’on le veuille ou non, il le mit au service de la plus
terrible des idéologies : l’antisémitisme d’Etat qui le conduisit à
lancer à la fin de son procès, le 28 janvier 1945 où il fut condamné à
la dégradation nationale et à la réclusion criminelle à perpétuité :
« c’est la revanche de Dreyfus ! ». L’ouvrage ne minore pas cet aspect et
la partie Maurras journaliste fourmille d’une haine assumée à l’égard
des juifs comme cette lettre ouverte à Abraham Schrameck, alors
ministre de l’intérieur. Tout y passe : la théorie du complot juif, la
responsabilité de ce dernier dans le déclenchement de la guerre,
l’approbation du statut des juifs du 3 octobre 1940, etc.

Il faut lire Maurras pour voir ce que la haine de l’écrit est capable de
faire, d’engendrer et c’est en cela que cet ouvrage est important. Ses
écrits permettent, avec le recul historique nécessaire, de percevoir
sa complicité dans le meurtre et la déportation de milliers de juifs
comme le furent, plus de soixante plus tard, les médias de la haine au
Rwanda. Car Maurras est et restera un antisémite.

Le journaliste Jean-Philippe Buisson qui signe la préface rappelle
qu’on a souvent comparé Maurras à Marx, fondateurs de deux
écoles de pensée et à l’origine de mouvements politiques. Cette
comparaison est erronée car Maurras ne fut pas le martyre d’une
quelconque cause, encore moins un prophète. Pour lui, le jugement
de l’histoire est sans appel. Ce livre est là pour le rappeler.

Par Laurent Pfaadt

Charles Maurras,
l’avenir de l’intelligence et autres textes,
coll. Bouquins, chez Robert Laffont, 1280 p.

Alan

La pièce de Mohamed Rouabhi, a été un bonheur de théâtre tel qu’on n’en avait pas connu au TNS depuis assez longtemps.

Il faut dire qu’elle a tout pour plaire avec ses trouvailles, son inventivité et sa dimension très humaine.

Alan vit seul, il ne cesse de nous le dire par l’intermédiaire d’une voix off ( celle de Mohamed Rouabhi) qui décrit ses activités faites du matin au soir de répétitions. Le matin, se lever, avaler son café, quitter l’appartement, prendre le bus, se retrouver au bureau et puis le soir c’est retour à la case départ. Tout semble si bien réglé que rien, semble-t-il ne peut arriver. Mais voilà que justement quelque chose se produit. Et la rupture dans ce déroulé obsessionnel crée l’histoire et fait théâtre.

Que se passe-t-il quand une porte qu’on est sûr d’avoir fermée se retrouve ouverte, que cette situation se renouvelle ? on est alors en droit de s’interroger et de se demander si un intrus à pénétrer dans sa maison  ou bien si on ne sait plus très bien ce que l’on fait, si on a peut-être une défaillance. Questionnement et inquiétude s’entremêlent et conduisent même à consulter. Sans résultat !

Spectateurs, nous assistons à cette cérémonie de l’intrusion et voyons l’arrivée  impromptue d’un être étrange portant sur un corps humain une tête de lapin, un être jeune, virevoltant  sur un petit scooter, grimpant sur les meubles, fouinant ici ou là.

Le soporifique bien-être d’Alan est mis à mal. D’abord, présence invisible et cachée, il se révèle enfin aux yeux d’Alan et en devient assez vite l’ami incontournable, un joyeux compagnon de vie. C’est alors que tout change. Le monde apparaît autrement à Alan  et il découvre que, Melle Jones, sa collègue de travail, est une personne bien intéressante dont il tombe amoureux. La réciprocité de leurs sentiments leur fait connaître le bonheur et la joie de vivre.

Le propos pourrait être banal s’il n’était accompagné d’une mise en scène originale.
En effet, si le décor est sobre, représentant avec une grande simplicité, tantôt le studio où vit Alan, tantôt le bureau où il travaille, une importance particulière est réservée aux portes, permettant d’accéder à ces différents lieux. Elles sont fermées, entrebâillées, ouvertes, symbolisant en quelque sorte l’ouverture d’esprit des protagonistes qui se modifie, se transforme au fil de l’histoire.

De plus, de petits films d’animation et des dessins très réussis, signés Stéphanie Sergeant, donnent à la narration une dimension ludique en nous embarquant dans les pensées, les fantasmes qui traversent l’esprit des personnages. C’est à la fois amusant et émouvant.

Sans aucune pesanteur une « morale » se dégage de cette fable : se laisser pénétrer par l’étranger, c’est s’ouvrir au monde et profiter d’un bonheur de vivre qui se trouve souvent à portée de main et qu’on ne perçoit pas tant qu’on reste replié sur soi et qu’on s’attache à la routine du quotidien.

Trois remarquables comédiens, Hervé Sika qui joue Alan, Marie Sergeant, Mademoiselle Jones et Lauren Pineau-Orcier qui fait l’étranger à tête de lapin mènent avec conviction cette réflexion sur la vie.

Le texte est publié aux éditions Actes Sud Papiers.

Marie-Françoise Grislin

L’air et la chair

© Luc Maechel

Bacon / Giacometti

C’est la première fois
qu’un musée
confronte le travail
d’Alberto Giacometti
(1901–1966) et de
Francis Bacon
(1909–1992). Un
dialogue audacieux
et envoûtant
présenté par la
Fondation Beyeler du 29 avril au 2 septembre avec une centaine
d’oeuvres de ces deux artistes majeurs du XXe siècle.

Suite de l’article de Luc Maechel :
Bacon/Giacometti : L’air et la chair

Parution papier hebdoscope,  juin 2018 n° 1051

Demain ne meurt jamais

Carré © Ralph Crane

John Le Carré
revient avec un
roman éblouissant
en forme de
testament

Peter Guillam,
ancienne pièce
maîtresse du Cirque,
surnom du
département des
opérations
clandestines des services secrets britanniques pendant la guerre
froide, devenu aujourd’hui un paisible sexagénaire, ne s’attendait
certainement pas à être tiré de sa retraite bretonne pour devoir
faire la lumière sur les morts, en 1961, de son ancien ami, Alec
Leamas et de la maîtresse de ce dernier, Elizabeth Gold, les
protagonistes de l’Espion qui venait du froid, publié en 1963.

Mais que veulent savoir ces jeunes agents aux surnoms stupides sur
une affaire vieille de plus d’un demi-siècle et sur cette opération de
désinformation de la Stasi baptisée Windfall et chargée d’identifier
le ou les traîtres infiltrés par les Soviétiques dans le Cirque, alors
dirigé de main de maître par George Smiley, le héros le plus célèbre
de John Le Carré ?

Tel est le point de départ du nouveau roman de l’ancien espion
devenu romancier à succès et qui, à près de 87 ans, a conservé tout
son talent et sa manière si unique de plonger son lecteur dans des
abysses psychologiques dont il ne sort qu’au prix de nuits blanches
et de séquelles psychologiques et littéraires irréversibles, à son
grand ravissement au demeurant.

Au fur et à mesure que le lecteur, suivant en cela les pas de Peter,
s’enfonce dans cette obscure forêt, ce passé des années 60 où se
joua le sort du monde, peuplé des spectres d’Alec, son ami,
d’Elizabeth Gold, d’Hans-Dieter Mundt, le maître-espion de la Stasi,
et surtout de Doris Gamp, la fameuse Tulip qu’il a aimé, ses
certitudes vacillent. Peter Guillam découvre alors que les gens en
qui il avait une totale confiance, n’étaient peut-être pas ceux qu’il
croyait, que la cause qu’il servait n’était finalement pas aussi juste
qu’il le pensait. Dans cette forêt en forme de miroir apparaissent ces
hommes et ces femmes qu’il a connu mais également les reflets
d’une autre réalité.

Une fois de plus, avec ce roman écrit avec maestria, John Le Carré
rappelle qu’il est, à l’image de George Smiley, son alter ego littéraire,
immortel, et que les espions, marionnettistes de leur temps, finissent
toujours par devenir les marionnettes d’une histoire passée dans les
mains de ces jeunes générations qui, par le biais de Bunny et de
Laura, demandent des comptes. Laissons le mot de la fin à George
Smiley : « Si j’ai été sans cœur, je l’ai été pour l’Europe. Si j’ai eu un idéal
hors d’atteinte, c’était de sortir l’Europe des ténèbres dans lesquelles elle
se trouvait pour l’emmener vers un nouvel âge de raison. Et je l’ai
toujours.»
L’histoire est ingrate pour ceux qui ont tenté de sauver le
monde à Berlin doivent se dire Peter Guillam, Jim Prideaux ou
George Smiley. Car elle laisse les héros de l’ombre, seuls, à ressasser
dans des caravanes ou dans les alcôves d’une bibliothèque leurs
exploits passés.

En refermant ce roman qui d’une certaine manière achève une
œuvre prodigieuse, on se demande si tout cela n’a pas été vain. Peut-
être sur l’échiquier géopolitique. Certainement pas en littérature.

Par Laurent Pfaadt

John le Carré, L’héritage des espions, Seuil, 320 p.

L’amour au temps de la peste brune

Jancar © Jože Suhadolnik/Delo

Quand l’amour défie
l’histoire. Un grand
roman de Drago
Jancar.

Drago Jancar est un
conteur né. Après les
magnifiques Cette
nuit-là, je l’ai vue
et Six
mois dans la vie de
Ciril
, tous publiés
chez Phébus, le grand écrivain, digne représentant, avec Boris Pahor,
des lettres slovènes, nous revient avec un grand roman qui plonge
dans les affres de la seconde guerre mondiale.

Maribor 1944. La ville slovène, autrefois partie de l’empire austro-
hongrois et peuplée en grande majorité de germanophones, a été
intégrée en 1919 au nouveau royaume de Yougoslavie. Ressemblant
à sa cousine Trieste, elle est imprégnée de ce multiculturalisme où
germanophones et slaves ont su vivre ensemble tant bien que mal.
Mais l’invasion nazie a bouleversé tout cela. De nombreux
groupuscules luttent contre l’occupant allemand, aidé par ces
populations germanophones qui ont acclamé les troupes du
Troisième Reich lorsque ces dernières pénétrèrent dans la ville et
s’emparèrent des postes clés en 1941

Certains comme Ludek vont trouver dans le basculement de
l’histoire matière à leurs revanches personnelles. Ludek est devenu
Ludwig, un haut gradé SS qui règne en maître sur son ancienne ville
natale et ne jure que par la pureté de la langue allemande. Il a le
pouvoir mais pas l’amour. Or, celui-ci vient à passer à sa portée, non
pas directement mais par le biais d’une ancienne connaissance,
Sonja, venue quémander à l’officier nazi, une grâce pour son
amoureux Valentin, un maquisard arrêté quelques mois plus tôt.
Sonja ne sait pas encore que cette rencontre allait marquer à jamais
leurs destins.

Une nouvelle fois, Jancar nous accompagne dans les rues de sa chère
Maribor, un peu à la manière d’un Claudio Magris. Le lecteur voyage
tantôt au bord de la Drave, tantôt dans les vallées de la Prohorje, ces
montagnes où nos amoureux se récitaient des poèmes bucoliques,
tantôt enfin dans ces cafés qui sont autant de ruines fumantes d’une
Mitteleuropa à jamais disparue et où se noue le destin funeste de
Sonja. A travers ces lieux et ses personnages, Jancar nous rappelle
avec la beauté de son écriture que la langue conduit toujours au
nationalisme lorsqu’elle se veut exclusive, lorsqu’elle se revendique
comme unique dépositaire d’une identité.

De cette domination linguistique naît alors la domination politique,
celle des êtres. Le geste de Sonja, écrit à l’encre de la poésie, aura un
goût amer. Jusqu’où est-on capable d’aller par amour ? Celui-ci a-t-il
besoin d’être sans cesse entretenu, de vivre par-dessus tout, malgré
tout ? Ou comme le dit Jancar, a-t-il lui aussi besoin de repos ? Sonja
devait se brûler en tentant de se résoudre ce dilemme, marquée
dans sa chair et son esprit par le fer de l’oppresseur. Et si la liberté,
surtout pendant cette période tragique où nos héros voyagèrent
parmi les ombres de Dachau, Buchenwald et Ravensbrück et
côtoyèrent la mort à tous les coins de rues de Maribor, n’était pas la
chose la plus importante au monde, celle qui vaut tous les sacrifices
y compris celui de l’amour ? C’est à travers ce prisme que le roman
de Jancar devient limpide. C’est avec un fusil dans le maquis que
Valentin défendit sa liberté tandis que Sonja choisit la liberté de son
cœur.

A travers les histoires de Sonja, Ludwig et Valentin, Drago Jancar
tire une réflexion sur les rapports géopolitiques qui ont ensanglanté
l’Europe au 20e siècle et dont les résurgences plus à l’Est font
toujours craindre le pire.

Par Laurent Pfaadt

Drago Jancar, Et l’amour aussi a besoin de repos, Phébus, 350 p.

Et Salonen dompta le titan

© Benjamin Ealoveg

Beethoven et
Mahler illuminèrent
le théâtre des
Champs-Élysées

Il faut bien
reconnaître qu’entre
le Philharmonia et
son directeur
musical, Esa-Pekka Salonen, la complicité est parfaite. L’orchestre
sait ce que veut son chef et celui-ci n’a, ni à apprivoiser, ni à
convaincre la phalange qu’il dirige. Cela donne des prestations bien
huilées, sans heurts où chaque son trouve sa juste place, celle
décidée par le chef, et où les équilibres sonores sont parfaitement
respectés. Ce fut le cas avec la seconde de Beethoven, symphonie
féminine qui associe le tempo orageux du maître de Bonn avec la
rondeur de sa conception, loin des cinquième ou septième
symphonies.

Ici donc l’ADN britannique du Philharmonia est parfaitement adapté
à l’œuvre et la baguette du chef, trempée dans la fougue
beethovenienne avec ce qu’il faut de violence contenue, fait mouche.
L’exécution ravit le public. Mais il manque une histoire, celle que
raconte parfois la rencontre entre un homme et un orchestre.

Pour cela, il a fallu attendre la première symphonie dite Titan de
Mahler. Car ce dernier ne supporte pas l’académisme. C’est toute la
différence entre romantisme et postromantisme. Salonen aurait pu
choisir d’user d’effets sonores pour contenter son auditoire. Mais
c’était mal connaître le chef car dès les premières notes, nous
embarquâmes dans un voyage musical prodigieux. Les tempos lents
de la symphonie furent d’une beauté stupéfiante lorsque les parties
plus rapides revêtirent, grâce à des cordes affûtées, un caractère
plus âpre notamment dans ce début si connu du second mouvement.
Le chef instilla à l’orchestre britannique un supplément d’âme
viennois mais une âme toute mahlérienne avec ce qu’il faut de doute
et de noirceur, bien aidé en cela par des percussions et des
clarinettes alertes.

Salonen réveilla ainsi le titan qui sommeillait dans l’œuvre grâce un
orchestre transformé en organisme vivant. On se surprit à retenir
son souffle pour savoir qui de l’orchestre ou du démon allait gagner
ce combat pour reprendre les mots de Zweig. Mais Salonen, devenu
entre-temps compositeur, comprit parfaitement le message de
Mahler et s’employa à dompter la créature musicale. Grâce au fil
musical qui ne fut d’ailleurs jamais une chaîne, tissé tantôt par la
flûte tantôt par cette harpe, merveilleuse étoile dans la nuit
mahlérienne, tantôt enfin par ces violoncelles, le charme opéra
parfaitement.

Vint alors le troisième mouvement qui s’ouvrit avec le thème de
Frère Jacques entamé par la contrebasse. L’histoire se poursuivit, le
titan sembla traverser ce siècle qui nous sépare de Mahler, au gré de
lamentos funèbres et d’explosions fracassantes. Puis il parvint, grâce
à Salonen et au Philharmonia, jusqu’à nous, jusqu’à cette salle au
nom prédestiné devenu le temps d’une soirée ce lieu où mythe et
réalité ne firent plus qu’un.

Par Laurent Pfaadt

A écouter : Esa-Pekka Salonen, The complete sony recordings,
Sony Classical, 2018