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L’année du tournant

Il y a quatre-vingts ans, jour pour jour, était déclenchée l’opération Torch, le débarquement allié en Afrique du Nord, première étape de la reconquête d’une Europe passée sous le joug nazi.


Deux mois plus tôt, la Wehrmacht commençait le siège d’une ville qui allait se refermer sur elle et symboliser sa défaite : Stalingrad. Au même moment, de l’autre côté du globe, les Américains livraient une autre bataille dantesque, celle de Guadalcanal, après une autre, en juin, non loin de l’atoll des îles Midway.

1942 constitua réellement le tournant de la seconde guerre mondiale. C’est ce que montrent parfaitement Cyril Azouvi et Julien Peltier dans ce livre passionnant alliant pédagogie et érudition. Porté par une rédaction et un graphisme particulièrement réussi signé Julien Peltier qui séduira à coup sûr les plus jeunes, ce livre s’ouvre à n’importe quelle page, à n’importe quelle session pour en croquer tel détail, étudier une carte en compagnie du maréchal Paulus, comparer le Panzer III et le Crusader durant la bataille du désert ou lire une analyse historique. Tout est fait pour faire de cet ouvrage, le livre de chevet par excellence pour tout passionné du second conflit mondial.

Ainsi présentées, les grandes étapes de cette année charnière montrent ainsi un Troisième Reich engagé dans une course à l’abîme tant sur le plan militaire que dans son aveuglement idéologique. Les focus mis sur certains points donnent ainsi une réalité palpable aux théories et grandes opérations de cette année 1942. Il y a presque un côté cinématographique à voir la comparaison des fusils à Stalingrad ou dans les face-à-face des acteurs qui animèrent cette sombre année. Amis ou ennemis, tels Himmler/Heydrich ou Rommel/Montgomery, ces portraits permettent l’indispensable incarnation d’un conflit car il est bien connu que l’histoire est avant tout faite par des hommes…et des femmes que les auteurs n’oublient pas comme en témoigne la Résistance française ou ces femmes soviétiques pilotes de chasse dans le ciel de Stalingrad, ces « sorcières de la nuit » pour citer le récent roman de Chantal Malaval (Préludes)

1942 fut également l’année de l’accélération de la Shoah. Le 20 janvier 1942 se tint la conférence de Wannsee qui décida de la solution finale de la question juive. Et les auteurs de montrer l’accélération de la machine de mort nazie marquée notamment en France par la rafle du Vel d’hiv, les 16 et 17 juillet.

Les Américains quant à eux, engagés sur le front du Pacifique, préparaient les contours d’une victoire qui allait intervenir trois ans plus tard. Le 6 janvier 1942, le président Franklin D. Roosevelt lançait le « Victory Program », vaste programme d’armement qui profita notamment à l’URSS d’un Staline devenu un allié. Et dans le plus grand secret commencèrent les premières recherches du projet Manhattan sous la responsabilité de Robert Oppenheimer qui, malgré ses sympathies communistes, s’était vu confier la concrétisation d’une bombe nucléaire qui allait, non seulement renverser le cours de la guerre mais permettre aux Etats-Unis de dominer l’après-guerre.

Pour autant, ce 8 novembre 1942, les boys américains posant le pied sur le sol africain ne se doutaient pas que leur pays allait devenir une super-puissance. Seule comptait alors la délivrance de l’Europe. Mais nous, lecteurs, nous connaissons, grâce à ce livre vivant, la suite de l’histoire.

Par Laurent Pfaadt

Cyril Zouvi, Julien Peltier, préface d’Olivier Wievorka, 1942, Passés composés

A lire également sur cette année 1942 :

Chantal Malaval, Sorcière de la nuit, Préludes, 384 p.

Joseph Haydn

C’est un Joseph Haydn arrivé à sa maturité qui composa en 1788 les quatuors de l’opus 54. Celui-ci demeure encore aujourd’hui comme une sorte d’absolu pour toute formation musicale.


La montagne était donc difficile à gravir pour le quatuor Psophos, ensemble français fondé en 1997. Pour autant l’ascension de ce monument fut facilitée par leur illustre aîné, le quatuor Ysaÿe, auprès de qui il s’est formé et qui a laissé non seulement une interprétation d’anthologie en 2006 mais également un enregistrement remarqué de l’opus 54.

Celui que propose le quatuor Psophos témoigne d’une incroyable beauté, presque iréelle. Ses mouvements apparaissent comme des neiges éternelles musicales, empreintes de sérénité, de légèreté et de sensibilité. Avec en guise d’apothéose l’adagio du n°2, véritable révélation mais également un apaisant allegretto du n°1 ou un largo du n°3 avec ses airs de vent. Pareil à du miel, cette musique nous apaise, nous enchante.

Léger comme un nuage posé sur le toit du monde musical que le quatuor Psophos a indéniablement atteint. On attend avec impatience l’ascension d’un nouveau sommet.

Laurent Pfaadt

Haydn, Opus 54, Quatuor Psophos,
Enphases

le secret du piano

Dernière-née de l’édition, les éditions Fugue, fondées par trois éditrices du groupe Libella – Sophie Bogaert, Gaëlle Belot et Eva Dolowski – souhaitent promouvoir des voix nouvelles de la littérature française, des livres de référence pour les amateurs de musique ainsi que des portraits de grands artistes des scènes d’aujourd’hui. Pour inaugurer l’aventure de Fugues, elles ont choisi le merveilleux pianiste brésilien, Nelson Freire, par l’un des plus grands connaisseurs de l’instrument roi, Olivier Bellamy, ancien journaliste de Radio classique dans ce portrait à la fois sensible et fascinant.


Novembre 2017. L’auteur de ces lignes assiste à la répétition du 20e concerto de Mozart à Montpellier. Il a pour l’occasion emmener des lycéens pour leur permettre d’observer ce pianiste de légende. En interprétant le génie autrichien, Nelson Freire se souvient-il de ce Jeunehomme, ce neuvième concerto de Mozart qu’il joua à 12 ans en compagnie de l’orchestre symphonique du Brésil et qui signa le début de son incroyable destin ? Repense-t-il à ces rues, à ce Ring d’une Vienne maintes fois arpentées après les classes de Bruno Seidlhofer ? Ou en compagnie de l’autre légende du livre, Martha Argerich, son âme-soeur ? Peut-être.

Martha Argerich – Nelson Freire. L’une des plus belles histoires d’amitié que la musique ait connue. Une histoire digne d’un film. Ils sont si différents et pourtant si complémentaires. Elle est le feu. Lui l’eau. Elle ne jure que par Ravel quand lui préfère Debussy. Olivier Bellamy nous conte à merveille cette relation qui naquit dans la capitale autrichienne et se poursuivit jusqu’à la mort de Freire. Biographe et proche de la pianiste argentine, Olivier Bellamy nous fait pénétrer dans l’intimité de leur relation, « il sent tout d’elle, elle sent tout de lui » écrit-il sans jamais verser dans le voyeurisme. On y découvre cette relation musicale et humaine si spéciale qui les lia. Grâce à sa parfaite connaissance de l’univers du piano et de la musique classique, l’auteur parsème son récit de détails qui humanisent ces êtres parfois perçus comme hermétiques au monde tout en rendant son sujet fascinant. Il est là avec Nelson Freire, en Europe, au Brésil, en Australie dans ces innombrables concerts où il transcenda Brahms, Chopin ou Debussy dont il eut une affectation particulière. Mais également avec ses Miguel et Bosco, ses grands amours.

Suivre la destinée de Nelson Freire, c’est aussi parcourir l’histoire de la musique et du piano durant cette deuxième partie du vingtième siècle et le début du vingt-et-unième. On y croise les figures de légende, de Sviatoslav Richter qu’il croisa à la Roque d’Anthéron dont il devint à partir de 1986 un habitué à Vladimir Horowitz qu’il admira avec Argerich au Carnegie Hall à l’occasion du jubilé du pianiste ukrainien en 1978 en passant par Michelangeli et cette incroyable rencontre avec le pianiste italien et le roi de la bossa nova, Tom Jobim ou son amie de toujours, Cesarina Riso ou Cristian Budu qu’il soutint.

Une mauvaise chute en 2019 va sceller son destin. Le cristal s’est brisé en mille morceaux. L’éclat n’est plus aussi brillant et il le sait. Cet hypersensible sombre alors dans la dépression. Et Olivier Bellamy accompagne dans ces dernières pages, un pianiste jouant cette marche funèbre, non pas ce troisième mouvement de la deuxième sonate de ce Chopin qu’il affectionnait tant mais celle de sa propre vie. Seule la perspective d’aller se reposer à Petrópolis semble encore le réconforter. Petrópolis, la ville où Zweig s’est suicidé, déçu d’un monde qui a sombré dans la folie. Petrópolis, la ville où l’écrivain viennois est définitivement entré dans la légende. Suicide ou chute, le 31 octobre 2021, Freire a rejoint Zweig, inscrivant ses pas dans ce Ring de légende qu’ils ont tous deux arpenté. 

Le livre d’Olivier Bellamy refermé, il a fallu réécouter Chopin.

Par Laurent Pfaadt

Olivier Bellamy, Nelson Freire, le secret du piano,

Aux éditions Fugue, 224 p.

La guerre d’indépendance américaine

Ce fut certainement l’un des conflits qui eut le plus d’influence sur notre histoire, sur notre monde. Une guerre irréversible qui fit ce que nous sommes aujourd’hui. Pourquoi ? C’est tout l’enjeu du livre passionnant des historiens Pascal Cyr et Sophie Muffat qui ont délaissé, le temps de cet ouvrage, l’Europe napoléonienne pour remonter quelques trente années plus tôt. 


1775. Les colonies britanniques sur le sol nord-américain vivent sous le joug d’un pouvoir lointain, celui d’une Grande-Bretagne qui vient de remporter sur la France la guerre de Sept Ans. Maîtresse des mers, il lui faut cependant renflouer ses caisses et actionne le traditionnel levier fiscal, notamment en Amérique du Nord. Mais comme le montre les auteurs dans leur essai qui brille par sa volonté de déconstruire certains mythes fondateurs, la question fiscale et le fameux épisode du Tea Party de Boston, ne furent qu’un prétexte pour remettre en question un système colonial dans sa globalité. Remise en question qui se trouva percutée par une époque marquée par l’émergence des Lumières d’un Benjamin Franklin, l’un des pères de l’indépendance américaine.

La guerre, devenue inévitable, se propage alors tel un feu de paille et les quelques 500 pages du livre, centrées majoritairement autour du fait militaire, passent intelligemment des champs de batailles – l’insertion de cartes est particulièrement pertinente – de l’invasion du Canada à la capitulation de Yorktown en 1781 au tournant de la guerre à Saratoga en octobre 1777, aux innovations en matière d’armement notamment grâce à la France et au système Gribeauval dans l’artillerie et aux répercussions si importantes de la guerre sur les opinions publiques, notamment en Angleterre où les auteurs montrent parfaitement la nasse dans laquelle s’est enfermée le Premier ministre d’alors, lord North.

Mettant à mal quelques clichés de la traditionnelle mythologique américaine, Pascal Cyr et Sophie Muffat montrent que la victoire américaine ne fut pas la longue marche d’une nation en armes mais plutôt la succession de hasards heureux, de défaites qui ne furent pas définitives et de constructions anarchiques qui finalement, avec un peu de chance, concoururent à apporter le succès aux Insurgents. Le chapitre sur la naissance de l’armée américaine est ainsi particulièrement intéressant. Formée de bric et de broc et dotée de commandants médiocres, les deux auteurs n’hésitent pas à qualifier le père des Etats-Unis, George Washington de « piètre tacticien ». De la question de la langue – tous les Américains ne parlaient pas l’anglais – à la naissance de la cavalerie américaine par Kazimierz Pulaski, un noble polonais en fuite car accusé de régicide, la victoire fut en grande partie le fruit d’outsiders.

Pour autant, et cela n’est pas faire preuve d’un chauvinisme exacerbé, la victoire américaine se joua grâce à l’entrée dans le conflit de la France d’un Louis XVI, roi marin et de son ministre Vergennes qui virent immédiatement tout l’intérêt qu’ils pouvaient retirer de cette guerre qui allait affaiblir l’ennemi héréditaire.  Ce soutien symbolisé par Beaumarchais et Lafayette constitue l’un des piliers du livre et donne à la fois une dimension géopolitique européenne au conflit mais surtout revient, au regard des évènements récents, sur les racines notre relation transatlantique. 

A ce titre, ce livre offre enfin et surtout une lecture passionnante d’un conflit qui contient en lui les germes des maux futurs des Etats-Unis. La glorification de l’outsider qui se déclinera dans sa dimension économique. Mais également un esclavage et un sexisme assumés, deux séismes dont les répliques se font toujours sentir dans une Amérique qui a fait de sa guerre d’indépendance et de la violence qu’elle a généré, la matrice d’une civilisation qu’elle continue toujours de diffuser au monde entier. 

Par Laurent Pfaadt

Pascal Cyr, Sophie Muffat, La guerre d’indépendance américaine,
Passés composés, 512 p.

Le soldat désaccordé

Jusqu’aux dernières pages, on essaie de trouver le sens du titre. Le soldat désaccordé. Disloqué peut-être tant celui-ci parcourt les champs de bataille de la Première guerre mondiale à la poursuite d’un poilu dénommé Emile Joplain.


Le narrateur, engagé par la mère de ce dernier, en est devenu un spécialiste dans cette France qui a perdu des millions de soldats et a laissé inconsolables nombre de veuves et de mères. Ecumant registres, asiles et fosses communes, il en a retrouvé plus d’un.

Notre Blaise Cendrars d’un jour – il a comme lui perdu une main au champ d’honneur – accepte cette affaire sans savoir qu’elle va l’obséder pendant une quinzaine d’années. Car Joplain « Il parle comme un poète, il est beau comme un prince ». Le lecteur est ainsi très vite embarqué dans l’aventure. Plongeant avec bonheur sa plume dans l’encre de boue et de sang d’un Sébastien Japrisot, l’écriture de Gilles Marchand enivre. On veut savoir. 

La narration s’étoffe alors de deux éléments qui vont densifier le récit : l’amour et le fantastique. Et en alliant les deux dans la même personne, Gilles Marchand réussit coup double. Car oui, il y a une femme dans cette histoire. Mais en est-on bien certain ? Qui est Lucie l’Alsacienne, amoureuse d’Emile, rejetée par la mère de ce dernier et partie à la recherche de son grand amour qui laisse sur les champs de bataille, de Verdun à Vimy, des poèmes comme le Petit Poucet des cailloux ? Ou est-elle cette Fille de La Lune, cette hallucination collective traversant les no man’s land, apportant le repos aux soldats agonisants et que le grand Henri Barbusse décrivit dans son Feu ? Cet amour, ce feu que le héros poursuit et dont il a lui-même été privé pendant quatre ans finit par entremêler les deux histoires – celle du narrateur et celle de Joplain – jusqu’au dénouement final. « C’est pour ça que, quelques années plus tard, je me suis tant investi dans l’histoire d’Emile et Lucie. Parce que c’était un amour incroyable, magnifique, entier, sans concession, et que chaque histoire que je croisais contribuait à redonner vie à la mienne » dit -il.

Avec ses personnages tantôt truculents notamment ce Raymond Davisse qui s’obstine à tout compter tantôt si attachants, et la manière que l’auteur a de raconter cette quête presque impossible qu’il fond dans la grande histoire – quel plaisir de voir enfin l’histoire des lieutenants Millant et Herduin du 347e RI entrer dans la littérature – Gilles Marchand signe un magnifique roman à ranger assurément sur les étagères dédiées à la Grande Guerre, entre Sébastien Japrisot et Pierre Lemaître. Et pourquoi alors désaccordé ? Car dans cette marche funèbre littéraire, rien ne se passe comme prévu. Réponse donc dans les dernières pages.

Par Laurent Pfaadt

Gilles Marchand, Le soldat désaccordé
Aux forges de Vulcain, 206 p.
Prix des libraires 2023, Le Livre de Poche

Brahms Symphonies 1-4

Avec le Concertgebouw d’Amsterdam et le Chamber Orchestra of Europe, le London Symphony Orchestra fut l’un des orchestres favoris du chef néerlandais Bernard Haitink, disparu il y a tout juste un an et qui est resté dans les mémoires pour ses interprétations de Bruckner et de Beethoven.


Le Brahms que donne à écouter ce magnifique coffret composé d’enregistrements de 2003 et 2004 au Barbican, est absolument grandiose. C’est un Brahms des origines, trempé dans le romantisme de son temps. Il y a là tout le génie du compositeur : une écriture musicale épique, rythmée que jamais Haitink ne trahit. Et s’il pousse parfois les cuivres notamment dans la troisième symphonie, c’est pour mieux mettre en valeur l’instant d’après, des bois lumineux. Sa première symphonie contient ce qu’il faut de l’héritage beethovénien. Cette intégrale symphonique inclut également une très belle version du double concerto avec Gordan Nikolitch, violon solo du LSO et Tim Hugh qui ont tous d’eux laissé un enregistrement mémorable du triple concerto de Beethoven avec Maria Joao-Pires (LSO live, 2019).

Avec Haitink, jamais d’emballement, pas de fougue surjouée mais toujours une puissance naturelle, sous-jacente, qui se manifeste au moment le plus opportun. L’ouverture tragique est d’ailleurs à l’image de cette conception. Le LSO se transforme ainsi sous la conduite du chef néerlandais en une sorte de quadrige divin tenu par un dieu de l’Olympe que rien ne perturbe. Un génie, un immense orchestre et un chef de légende réuni pour notre plus grand plaisir.

Par Laurent Pfaadt

Bernard Haitink, Brahms Symphonies 1-4, London Symphony Orchestra,
LSO label

Close

Un film de Lukas Dhont

Grand Prix au dernier Festival de Cannes, Close confirme le talent de Lukas Dhont après Girl. Sorti en 2018, ce film racontaitl’histoire de Lara qui rêve de devenir danseuse étoile alors qu’elle est née dans un corps de garçon. Avec Close, Lukas Dhont creuse le sillon de la question  de l’identité en conflit avec le regard des autres, d’un groupe. « Je voulais essayer de parler des choses qui m’ont perturbé pendant l’enfance ou ma jeune adolescence. Je tenais surtout à parler d’un sujet extrêmement intime. »


© Menuet Diaphana

La tendresse et la douceur ne sont pas acceptables de la part d’un garçon. Dans la cour de récré du collège, Remi et Léo ne passent pas inaperçus. Léo pose la tête sur l’épaule de son ami. Ils sont assis en classe l’un à côté de l’autre, arrivent et repartent en même temps. Une élève leur demande s’ils « sont ensemble » et c’est un cataclysme qui s’abat sur Léo. L’idée que l’on pense que leur amitié ait quelque chose de sexuel lui est insupportable. Sa vie bascule et celle de Rémi. Plus rien ne sera comme avant : leurs jeux encore enfantins, les nuits passées ensemble quand ils dorment l’un chez l’autre, Léo plein d’admiration, qui dit à Rémi qu’il sera son manager car Rémi joue de la musique. Léo va s’éloigner de Rémi, se dérober lorsque celui-ci veut poser sa tête sur lui, allongés dans l’herbe, ne plus emprunter au même moment le chemin qu’ils parcourent ensemble à vélo entre chez eux et le collège et choisir de faire du hockey sur glace, un sport bien viril. Puis le drame survient. Malgré tout, Close échappe au sensationnel, à la sensiblerie. Film juste, tout de finesse, délicat dans l’expression des sentiments, il impressionne par la manière de traiter un sujet des plus difficiles.

Magnifique duo d’interprètes pour incarner les deux jeunes garçons à la lisière de l’enfance et de l’adolescence ! Lukas Dhont en a casté des centaines et l’alchimie a été évidente entre ces deux-là qui ne se connaissaient pas. La belle idée du film est d’être situé à quelques kilomètres de Gand, dans la campagne, une région que connaît bien le réalisateur. Les parents de Léo exploitent une ferme floricole et le film s’ouvre sur la course des garçons dans des champs de fleurs, faisant la part belle aux corps en mouvement et à ce décor édénique au sens propre qui sera détruit en même temps que la relation des deux garçons. C’est la fin de la récolte avec une machine qui broie tout sur son passage, les couleurs de l’automne puis de l’hiver vont succéder aux couleurs vives et joyeuses de l’été et la glace du terrain de hockey, dure et froide, va remplacer les hautes herbes accueillantes. Le corps en mouvement sera corseté, emprisonné dans la tenue de hockeyeur si pesante sur les frêles épaules du garçon, le visage derrière la grille du casque évoquant à la fois la prison dans laquelle s’est enfermé Léo et une protection contre ses propres sentiments et son émotion, sa tristesse à fleur de peau prête de jaillir. La brutalité l’emporte sur la fragilité. 

Lukas Dhont a été inspiré par le livre de la psychologue Niobe Way, Deep Secrets, dans lequel elle suit 100 garçons entre 13 et 18 ans. À mesure des années, les adolescents qui grandissent ont du mal à parler de leur amitié quand d’aucuns disaient quelques années plus tôt que leur ami était la personne qu’ils aimaient le plus au monde. C’est encore ce livre qui a donné l’idée du titre du film : « l’expression revenait souvent : « close friendship ». C’est un mot incontournable pour évoquer l’amitié très proche entre ces deux garçons. C’est cette proximité questionnée qui déclenche le drame du film. Quand on perd quelqu’un, on cherche à retrouver une proximité avec l’être perdu. On est plongé dans une dimension philosophique. Ce mot illustre tout aussi bien l’idée d’être enfermé, de porter un masque et de ne pas pouvoir être soi-même. » Très émouvant et très fort, Close répond au souhait de Lukas Dhont qui était decréer avec son film  du cœur et du corps.

Elsa Nagel

Une direction sobre et colorée

Lors du récent concert de l’OPS les 13 et 14 octobre derniers, deux œuvres de Tchaïkovski, le grand poème symphonique de jeunesse Roméo et Juliette et la cinquième symphonie encadraient Schlomo, la symphonie hébraïque du compositeur suisse Ernest Bloch.


Ernest Bloch en 1917

Outre la beauté de toutes ces œuvres, la venue du jeune Edgar Moreau pour la partie violoncelle de Schlomo et l’interprétation de Tchaïkovski par Aziz Shokhakimov, le directeur musical de l’orchestre, rendaient la soirée particulièrement attirante. Elle fut captivante d’un bout à l’autre. L’atmosphère tour à tour recueillie et poignante de Schlomo, partition écrite en pleine première guerre mondiale, fut restituée avec beaucoup de tact et de mesure, tant chez le soliste que du côté de l’orchestre. En harmonie avec la direction sobre et colorée du chef, le son du violoncelle s’est montré d’une grande plénitude, d’un archet fin, dense mais sans la moindre lourdeur ; la corde grave de l’instrument étant, il est vrai, très peu sollicitée dans cette partition. Offerte en bis le premier soir, la sarabande de la troisième suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach sous les doigts d’Edgar Moreau sortait de l’ordinaire : habitée, concentrée en même temps que très pudique, avec un son ténu, proche de celui d’une viole de gambe. Magnifique.

De nombreux micros flottaient au-dessus de la scène pour capter les deux œuvres de Tchaïkovski, en vue d’une publication prochaine chez Warner. Bien qu’originaire d’une ancienne république soviétique (l’Ouzbékistan), Shokhakimov ne les inscrit pas vraiment dans la grande tradition russe, celle mélancolique et tempétueuse d’un Svetlanov, ou d’une noirceur hautaine comme chez Mravinsky. Dès Roméo et Juliette et plus encore dans la cinquième symphonie, on entendit un orchestre ménageant de beaux contrastes entre lumière et notes sombres, sans que celles-ci ne prennent jamais le dessus. Somme toute une interprétation aussi intéressante qu’inattendue, retrouvant, à sa manière, une école française de la clarté et de la mesure, comme jadis les chefs Pierre Monteux, Paul Paray ou Alain Lombard qui nous ont tous laissé de beaux témoignages dans ce répertoire. Avec Shokhakimov, l’allegro final sonne comme une victoire indiscutable sur les forces hostiles qui assombrissent les deux premiers mouvements. Le jeu d’orchestre, de grande allure, témoigne d’un bon travail en répétition et d’une belle entente entre chef et musiciens.

                                                                 Michel Le Gris

Valentin Silvestrov, le chant des héros

Le 6 mars 2022, accompagné de sa fille et muni d’une simple valise remplie de partitions, le compositeur ukrainien Valentin Silvestrov, 84 ans, a pris le chemin de l’exil. Celui qui, en dehors de son pays, n’était connu que de mélomanes avertis, a depuis acquis une nouvelle dimension, notamment grâce à sa Prayer for Ukraine interprétée partout dans le monde.


A l’occasion de son 85e anniversaire sort Maidan, certainement l’une de ses plus belles œuvres résumant près de soixante ans de création. « Je le considère comme l’un des plus grands compositeurs de la seconde moitié du 20e siècle et de notre époque » affirme ainsi le pianiste russe Nikita Mndoyants, réfugié en France. Maïdan est un cycle de chants interprété par le chœur de chambre de Kiev et composé en hommage à cette place de Kiev qui constitua l’épicentre de la révolte de 2014 contre l’influence russe et se solda par une répression sanglante d’un pouvoir ukrainien alors prorusse. Dans cet enregistrement inédit puisque l’œuvre n’a été donnée qu’en Ukraine, Silvestrov, grâce à l’introduction du tocsin du monastère Saint Michel de Kiev et d’intonations liturgiques, construit une œuvre possédant une dimension sacrée extrêmement puissante et tisse une martyrologie musicale autour des héros de Maïdan, prolongeant ainsi sa réflexion entamée avec Diptyque. La musique se trouve également transcendée par les mots du poète Pavlo Chubynsky, eux-mêmes à l’origine de l’hymne ukrainien. L’atmosphère ainsi déployée est saisissante de beauté et d’émotion.

Auteur d’une production conséquente qui va de la musique symphonique à la musique de chambre, du répertoire sacré à la musique de films notamment ceux de Kira Mouratova, Valentin Silvestrov navigua entre de nombreux esthétiques : musiques tonale, atonale, dodécaphonique sans pour autant verser dans le polystylisme d’un Schnittke. Chez Silvestrov qui tire ses influences d’un Scriabine et d’un Chostakovitch, il y a la notion fondamentale de la prolongation, d’étirement du son, comme un chant qui vient à se réduire. Comme un infini qui ne semble jamais devoir s’arrêter. Comme quelque chose de tellurique traversant le cosmos. Cela est particulièrement saisissant dans ses œuvres symphoniques pour piano et orchestre Postludium et Metamusik dédiées au pianiste russe Aleksei Lioubimov, dont l’interprétation d’une œuvre de Silvestrov à Moscou fut interrompue par la police en avril dernier. Le pianiste ne dit pas autre chose concernant Silvestrov: « ce compositeur est l’auteur d’un cosmos unique en son genre, doté de ses propres thèmes et avant tout d’une pensée, d’un langage et d’une écriture propres ». Ce fameux cosmos se retrouve ainsi dans ces deux œuvres où orchestre et piano entrent dans une fusion stupéfiante. « Pour moi, il s’agit d’une musique absolument magnifique avec une telle esthétique faite de nouvelles harmonies brillantes et transparentes, une musique très sophistiquée en termes de texture, de rythme et d’orchestration » poursuit Nikita Mndoyants.

Le chant est ainsi à la base de tout chez Silvestrov. Il sert à traduire ses visions. Assis devant son piano berlinois, Silvestrov composa Maïdan en chantant. La musique de chambre n’échappe pas à cette force créatrice : « Le chant ne doit pas se détacher du piano mais au contraire émaner, pour ainsi dire, des profondeurs de son timbre » assure le compositeur lorsqu’il évoque Stille Lieder, pièce pour bariton et piano qui constitua un tournant dans son œuvre. Quant à son Requiem pour Larissa dédié à son épouse défunte, il donne le sentiment d’une immense plainte sortie des tréfonds de la terre. Comme dans Maidan, les morts parlent aux vivants. En chantant. Mais avec cette œuvre, la musique de Silvestrov se mue un peu plus en appel à la résistance car « maintenant, après Kiev et l’Ukraine, le monde entier est devenu un Maïdan. »

Par Laurent Pfaadt

A écouter chez ECM New Series / Universal Music :

  • leggiero, pesante, Maacha Deubner (soprano), Silke Avenhaus, (piano), Valentin Silvestrov (piano), Rosamunde Quartet (2002)
  • Metamusik / Postludium, radio symphonyorchestrer Wien, dir : Dennis Russell Davies ; Aleksei Lioubimov piano (2003)
  • Silent Songs / Stille Lieder, Sergey Yakovenko (bariton), Ilya Scheps, piano (2004)
  • Requiem for Larissa, National Choir of Ukraine, National Symphony Orchestra of Ukraine, dir : Volodymyr Sirenko (2004)
  • Maïdan, Chœur de chambre de Kiev, dir : Mykola Hobdych (2022)

Kaltenbrunner

Première biographie française d’Ernst Kaltenbrunner, successeur de Reinhard Heydrich à la tête des services de sécurité du Troisième Reich

A l’inverse d’un Herman Göring ou d’un Wilhelm Keitel, Ernst Kaltenbrunner fut certainement l’un des condamnés les moins connus du procès de Nuremberg. Seul demeure dans la mémoire collective son visage grêlé et impénétrable. Cet homme que le comte Bernadotte, lors d’une rencontre à Berlin le 17 février 1945, décrivit ainsi : « iil n’avait pas seulement le caractère nécessaire – mais aussi son apparence parlait pour lui. Il ressemblait exactement à l’idée qu’on se fait d’un chef de la Gestapo (…) Pendant notre rencontre, il se montra maître de lui, glacial et extrêmement curieux ». Alors qui fut réellement Ernst Kaltenbrunner ? C’est à cette question que répond Marie-Bénédicte Vincent, universitaire spécialiste de l’Allemagne au XXe siècle dans ce livre, il faut bien le dire, passionnant.


Né en 1904 en Haute-Autriche et ayant fréquenté le même lycée de Linz que le Führer, Ernst Kaltenbrunner fut un nazi de la première heure. Il appartient à ces milliers de jeunes hommes séduits par le nazisme et jusqu’en 1934 et le coup d’Etat raté en Autriche qui se solda par l’assassinat du chancelier Engelbert Dollfuss, il demeura un anonyme. Puis, lentement, il devint l’un des maillons essentiels de la prise de contrôle du pays par les nazis qui allait conduire à l’Anschluss en 1938. Devenu chef de la SS autrichienne puis secrétaire d’Etat à la sécurité publique du gouvernement nazi d’Arthur Seyss-Inquart, Ernst Kaltenbrunner suscita peu à peu l’intérêt de Heinrich Himmler. Les pages sur l’Autriche nazie sont absolument fascinantes et battent en brèche la théorie longtemps avancée d’un Etat victime du nazisme en expliquant le contexte autoritaire qui prévalait alors et servit de terreau au nazisme. Dans sa démonstration fort convaincante, Marie-Bénédicte Vincent insère astucieusement à la fois la répression qui s’abattit sur les juifs et la trajectoire de cet homme.

Qualifié d’« insignifiant » en 1934, Kaltenbrunner aurait dû rester un personnage secondaire du régime, un bourreau jugé dans l’anonymat des multiples procès d’après-guerre. Mais l’assassinat de Reinhard Heydrich à Prague, le 4 juin 1942, changea son destin en le propulsant sur le devant de la scène. A la grande surprise des hauts cadres de la SS, il fut choisi par Himmler pour succéder à Heydrich. Avec Kaltenbrunner, le Reichsführer SS fit le choix de la fidélité absolue mais également comme le rappelle l’auteure, celui de la « proximité allant au-delà de stricts liens hiérarchiques ». Sa nomination traduisit également la suite logique de l’évolution politique du régime. Numéro deux de la SS, il n’eut cependant jamais l’importance et le pouvoir de son prédécesseur. Pour autant et même s’il s’en défendit à Nuremberg, il poursuivit et accentua la politique d’extermination des juifs, notamment ceux venus de Hollande et de Hongrie en 1944 ainsi que la traque de tout forme de résistance notamment en France. Avec Kaltenbrunner, Marie-Bénédicte Vincent décrit parfaitement cette ascension sociale fulgurante quasiment sans égale dans ce système totalitaire que fut le nazisme. Pour autant, le chef de l’espionnage et des services de police ne vit pas venir l’attentat du 20 juillet 1944. Et à l’image de son chef, il tenta à la fin de la guerre, de jouer un double jeu qui ne dupa personne.

Arrêté dans les Alpes autrichiennes, il dut affronter ses juges à Nuremberg avant de faire face, grâce à ce livre brillant et extrêmement plaisant à lire, au jugement durable de l’histoire.

Par Laurent Pfaadt

Marie-Bénédicte Vincent, Kaltenbrunner, le successeur d’Heydrich,
Chez Perrin, 400 p.