Brejnev, l’antihéros

Leonid Brejnev adorait le théâtre. Et la pièce dont il fut le principal
acteur s’apparenta tantôt à une honteuse tragédie, tantôt à une
comédie pathétique. C’est ce que montre à merveille cette première
biographie française du leader soviétique signée Andreï Kozovoï,
maître de conférences à l’université de Lille. Pour quelle raison
Brejnev ne suscita que peu d’intérêt parmi les chercheurs français ?
Parce que coincé entre le turbulent Khrouchtchev et le réformateur
Gorbatchev ? Parce que son époque ne vacilla pas comme à Cuba en
1962 ou à Berlin en 1989 ? Parce que Brejnev incarna parfaitement
l’antihéros, objet des blagues les plus grotesques et symbole du
discrédit moral de l’URSS ? Peut-être pour toutes ces raisons à la fois
finalement.

Dans ce grand théâtre cynique et sanglant que fut le 20e siècle,
Leonid Brejnev demeura longtemps dans la coulisse. Modèle de
l’apparatchik ayant réussi à passer entre les gouttes des purges, il
rejoignit la cour d’un autre ukrainien, Nikita Khrouchtchev qu’il
trahit lors de la révolution de palais d’octobre 1964 qui le porta au
pouvoir. Grâce à des archives inédites, l’auteur nous fait ainsi revivre
presque heure par heure, au sein du Poliburo, cet évènement majeur
du 20e siècle.  

Fin politique, Brejnev installa une gouvernance faite de népotisme
où l’on retrouva des membres de sa famille et de la « mafia de
Dniepropetrovsk » c’est-à-dire de fidèles à lui, au sein d’un système
qualifié de « culte de la personnalité sans personnalité ». En fait, celui-ci
s’apparenta à un conservatisme qui ne dit pas son nom où les écarts
avec le dogme soviétique ne furent pas tolérés. Prague en 1968 ou
les dissidents en firent ainsi les frais. Mais l’inadaptation de ce
conservatisme avec le monde de la deuxième partie du 20e siècle
accéléra la chute du régime soviétique. Déclin économique
irrattrapable, décisions géopolitiques hasardeuses comme en Afghanistan, Brejnev restera bien dans l’histoire comme le fossoyeur
de l’URSS. Et le ciment du mythe de la grande guerre patriotique
dont il usa ne parvint pas à éviter l’effondrement du système.

Le lecteur assiste ainsi en même temps aux dérives à la fois d’un
système et de l’esprit d’un homme. En s’appuyant sur les carnets
personnels de Brejnev dont il démêle en historien averti le vrai du
faux, la réalité du mythe et en croisant d’autres sources inédites et
passionnantes – comme celles de la répression de l’insurrection de
Budapest en 1956 –  Andreï Kozovoï nous montre combien Brejnev
personnifia l’enfermement d’un système qui finit par pourrir de
l’intérieur.

Par Laurent Pfaadt

Andreï Kozovoï, Brejnev, l’antihéros
Aux éditions Perrin, 400 p.