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L’envers du décor

Haruki Murakami
signe une
fantastique odyssée
sur la création

Que cherche donc le
narrateur de cette
nouvelle fresque littéraire ? La question se pose jusqu’à la dernière page lorsque
progressivement, tel ses portraits, une autre réalité se dévoile,
lorsqu’une autre peinture apparaît derrière le vernis, lorsqu’une
autre vie se dissimule derrière l’histoire d’un homme, lorsqu’un
autre décor voile celui de l’Histoire ? C’est à ces interrogations que
le lecteur, comme à chaque fois chez Murakami, est amené à
répondre.

Après un divorce et une errance, un portraitiste trouve refuge grâce
à un ami dans une maison isolée au sommet d’une montagne. Elle
appartenait à un célèbre artiste, spécialiste de peintures
traditionnelles japonaises. Dans cet isolement, l’homme fait le bilan
de sa vie. Il n’a plus le goût à peindre. Mais ses rencontres avec un
tableau oublié du maître des lieux, le fameux Meurtre du
Commandeur
qui donne son titre au livre, étrange métaphore du Don
Giovanni de Mozart, un étrange voisin, avec un ancien golden boy
désireux de rencontrer sa fille cachée, et avec l’esprit du personnage
principal du tableau, sorte d’idée matérialisée en commandeur, vont
bouleverser son existence et l’emporter dans un tourbillon
métaphysique.

Comme à chaque fois, dans un récit dense porté par une plume de
cristal qui pénètre jusqu’à l’intimité de ses personnages, Murakami
navigue entre réalité, fantasme et monde spirituel. Ses mots
semblent nous dire que nos rapports aux objets et aux autres ne
sont, au final, que des histoires de perception. Utilisant cette fois-ci
le médium de la peinture et de cet homme capable selon les mots de
son ex-femme de reproduire sur la toile, le « vrai moi » de chacun, le
monde de Murakami revêt une fois de plus l’aspect d’un miroir que
l’on traverse en permanence au son de cette petite clochette, sorte
de signal d’un changement de réalité entre ce qui a été et qui aurait
pu être.  Le lecteur ne sort ainsi pas indemne d’une telle lecture qu’il
faut poursuivre, coûte que coûte, sans s’arrêter comme ce
personnage principal qui peut, à chaque instant, tout arrêter, dire
non et qui pourtant, veut en savoir plus et descend, à ses risques et
périls, cet escalier psychologique.

De part et d’autre de ce miroir se croisent alors les vivants et les
morts : la petite Marié, fille de ce riche voisin venu lui commander
son portrait et celui de sa progéniture et la propre sœur du
narrateur, Komi, morte à douze ans ; la femme de ce love hôtel,
aventure d’une nuit et son ex-compagne Yuzu ; le voisin et ce
commandeur. La construction narrative d’une réalité distordue
rappelle Kurosawa ou Lynch. Sur le tableau du maître, en bas à
gauche, un homme regarde depuis une trappe aménagée dans le sol.
Le lecteur qui s’identifie très vite à ce dernier se demande alors en
permanence, tout au long de ces quelques 900 pages,  ce qu’il voit et
ce qu’il doit voir. « L’allégorie ou la métaphore ne devrait point être
expliquée avec des mots. Elle devrait être avalée telle quelle »
affirme
ainsi le Commandeur. Insaisissable jusqu’à la fin comme une brume
se levant sur l’aube, l’intrigue finit par éclater avec toute sa lumière
et ses couleurs. On comprend alors. Murakami est un génie. Et pas
seulement de la peinture.

Laurent Pfaadt

Haruki Murakami, Le Meurtre du Commandeur,
livre 1, une Idée apparaît, 456 p,
livre 2, la métaphore se déplace, 480 p.

Deux cœurs à l’unisson

Seiji Ozawa

Quand deux géants
de la création se
rencontrent et
échangent.
Magnifique.

Ils sont des maîtres
de la création
artistique, des génies
dans leurs domaines
respectifs ayant
inspiré des générations entières de musiciens et d’écrivains. On ne
les présente plus et pourtant, connaît-on réellement Haruki
Marukami, l’auteur de 1Q84 ou plus récemment du Meurtre du
commandeur
, plusieurs fois cité pour le prix Nobel de littérature et
Seiji Ozawa, l’un des chefs d’orchestre les plus prestigieux, ayant
notamment fait les grandes heures du Boston Symphony Orchestra
et de l’Orchestre de Paris ?

A l’occasion de la convalescence de ce dernier, Murakami, ayant
assisté en mélomane et néophyte aux Etats-Unis et au Japon, aux
différents concerts du maestro a eu l’idée de ces conversations
autour de la musique. L’écrivain s’est ainsi présenté humblement,
armé de tout son savoir, face au chef qui a lui-aussi, en toute
humilité, accueilli ce prestigieux visiteur.

Il en résulte une suite de conversations qu’on ne quitte, à vrai dire,
qu’à regret et où on regrette de ne pas avoir de platine CD à portée
de main pour écouter, disséquer et philosopher avec eux autour des
concertos pour piano de Brahms ou Beethoven, des symphonies de
Mahler ou de Brahms ou la musique française.

Bien entendu, le maestro, cet empereur de la musique classique,
revient sur son passé en tant qu’assistant de Leonard Bernstein qu’il
qualifie de génie mu par un instinct hors du commun, et d’un
Herbert von Karajan, cet autre monarque non éclairé pour le coup
qui ne laissait rien au hasard, et auprès duquel Ozawa s’imprégna de
cette musique allemande qu’il tenta d’insuffler à l’orchestre de
Boston et au Saito Kinen Orchestra créé avec d’autres musiciens en
l’honneur de son ancien maître. Le lecteur se plaît ainsi à croiser en
concert ou en privé les figures de Glenn Gould, de Carlos Kleiber ou
de Mitsuko Uchida et à comprendre un peu plus leurs approches de
la musique.

Les conversations prennent parfois l’aspect de masterclass et en
leur compagnie, on se plaît à parcourir les coulisses de la direction
d’orchestre, scruter les détails techniques et la fabrication de
nombreux mythes musicaux. Mais l’essentiel de l’ouvrage est
ailleurs. Elle réside dans la nature même de la musique, dans ce
qu’elle exige d’obstination et d’abnégation mais également dans ce
qu’elle n’est pas, à savoir les silences qu’elle impose à l’image du Ma
japonais. La musique que l’on produit comme la littérature que l’on
écrit, semble nous dire ces deux hommes, traduisent ce que nous
sommes en réalité et parfois nous dépasse. « Les personnes créatives
doivent fondamentalement être égoïstes. Tout travail créatif est donc
impossible pour ceux qui passent leur temps à regarder ce qui se passe
autour d’eux, essayent de ne pas faire de vagues et toujours à contenter
tout le monde, et ce quel que soit leur domaine »
écrit ainsi Murakami
dans l’introduction de cet ouvrage qui constitue probablement l’un
des plus beaux textes jamais écrits sur la musique et la création en
général.

A entendre Murakami et Ozawa, nous ne sommes que les
instruments de forces qui exigent de nous un sacrifice total et
souvent nous dépassent. L’humilité, la marque des plus grands.

Par Laurent Pfaadt

Haruki Murakami & Seiji Ozawa, De la musique,
Conversations
, Belfond.