Diablesses de mer

L’écrivain italien, Emiliano Poddi, suit une Leni Riefenstahl confrontée à ses démons

Tout le monde connaît Leni Riefenstahl, la célèbre « réalisatrice d’Hitler » qui mit en scène le Troisième Reich et sa propagande à travers le congrès de Nuremberg en 1935 et son film Le Triomphe de la Volonté, les Jeux Olympiques de 1936 à Berlin et le travestissement de la réalité du génocide tsigane. Sa vie semblait s’être arrêtée en 1945. Et pourtant, nous apprend Emiliano Poddi, l’auteur de ce roman fascinant, l’ancienne actrice qui fit tourner un certain nombre de têtes notamment celle de son patron, Joseph Goebbels, ministre de la Propagande, vécut jusqu’à plus de cent ans. Après une traversée du désert, elle poursuivit une carrière de photographe, aux JO de Munich en 1972, au Soudan et aux Maldives. Dans cet archipel, lieu du roman, l’attend Martha, une jeune biologiste marine devenue le guide de plongée de cette centenaire désireuse de photographier la faune sous-marine.


Mais Martha n’est pas là par hasard et tout le roman tourne autour de cette question : pourquoi accompagne-t-elle Leni Riefenstahl ? On sent bien qu’elle a des comptes à régler avec cette dernière, des comptes datant de la seconde guerre mondiale lorsque sa mère, tsigane, fut recrutée dans le camp de Maxglan près de Salzbourg pour figurer dans le film Tiefland, la dernière fiction de Leni Riefenstahl, sorti seulement en 1954 et relatant la lutte d’un berger espagnol contre un loup dans lequel la réalisatrice joua justement un personnage prénommé Martha. Une mère devenue la figurante d’un film puis expédiée à Auschwitz où elle survécut. Une mère qui a cependant appelé sa fille Martha. Par hommage ou par vengeance ?

Le lecteur s’interroge. Mais qui est Leni Riefenstahl, cette artiste ambitieuse et zélée du nazisme qui pourtant ne possédait pas sa carte du parti ? « Leni a toujours été une contradiction vivante, un casse-tête, un mystère inaccessible pour quiconque a essayé de l’élucider » écrit ainsi Emiliano Poddi. Le portrait que dresse ce dernier est celui d’une personne égocentrique, soucieuse de son image et n’hésitant pas à maquiller la réalité et à utiliser humains comme poissons pour sa propre gloire. Aujourd’hui, les raies manta. Hier les tsiganes. Martha doit ainsi lutter contre sa propre empathie face à cette vieille dame qui lui inspire à la fois dégoût et pitié. Et à chaque page, le lecteur descend un peu plus dans le secret de cette relation sans savoir ce qui l’attend.

Entre plongées dans les abysses et dans l’histoire, l’atmosphère devient vite suffocante à mesure que se rapproche la confrontation finale entre les deux femmes. Le lecteur, lui, est en apnée. Il ne reprend son souffle qu’au terme de la lecture haletante du livre de cette plume transalpine qui fait une entrée remarquée dans le paysage littéraire français. « Pénètre dans l’âme qui dirige chacun et laisse tout autre pénétrer dans ton âme à toi » écrivit l’empereur Marc-Aurèle. Pour cela, il va vous falloir plonger très profondément dans celles de nos deux personnages.

Par Laurent Pfaadt

Emiliano Poddi, Immersion, traduit de l’italien par Sophie Royère
Chez Albin Michel, 304 p.