Interview Sophie Benech

« Il est descendu bien plus bas et bien plus profondément dans le mal que la plupart des autres rescapés »

Sophie Benech est l’une de nos plus importantes traductrices du
russe. Elle a notamment permi au public français de lire Isaac Babel,
Anna Akhmatova, Svetlana Alexievitch, Ludmila Oulitskaïa, Iouri
Bouïda et bien évidemment Varlam Chalamov. Pour Hebdsocope,
elle revient sur sa fascination pour ce dernier.

Comment qualifieriez-vous la prose de Chalamov dans la
littérature concentrationnaire soviétique ?

Parmi tous ceux qui ont écrit sur les camps soviétiques, Chalamov
occupe une place à part : il avait dès sa jeunesse l’intention de
devenir écrivain, et il a beaucoup réfléchi sur la façon dont la
littérature pouvait, ou ne pouvait pas, transmettre les expériences
indicibles vécues par tous ceux que l’on a cherché à broyer, à
anéantir tant physiquement que psychologiquement dans les camps
créés par les totalitarismes du XXe siècle. Rien n’est dû au hasard
dans les Récits de la Kolyma, ni son style sobre et concret, dénué de
toute émotion apparente (ce qui lui donne une force très
particulière), ni sa façon d’écrire et de composer son œuvre, qui
répond à une façon d’aborder un thème réclamant une nouvelle
approche littéraire.

En quoi ses récits diffèrent-ils de ceux de Soljenitsyne ou de
Demidov ? On a souvent dit qu’il était plus pessimiste, plus noir que
le prix Nobel…

Il a souvent répété que l’expérience des camps était totalement
négative, et ses récits ont quelque chose de profondément
désespéré. Contrairement à Soljenitsyne, par exemple, ou à
Euphrosinia Kersnovskaïa, pour ne citer qu’eux, qui ont su trouver
dans les épreuves subies dans les camps une occasion de découvrir
certains aspects « positifs » de la nature humaine, de se dépasser et
même de transcender ces épreuves en leur donnant un sens,
Chalamov, lui, leur dénie tout sens et estime qu’elles n’apprennent
rien, qu’elles sont uniquement destructrices. Il faut dire que son
expérience à la Kolyma a sans doute été bien pire que celle des deux
auteurs que j’ai cités, en un sens, il est « revenu d’entre les morts », il
est descendu, je pense, bien plus bas et bien plus profondément dans
le mal que la plupart des autres rescapés des camps soviétiques.

Peut-on dire qu’il a inscrit la Kolyma dans l’imaginaire collectif, à la
fois en Russie mais dans la littérature mondiale ?

Oui, très certainement. D’autres que lui ont écrit sur la Kolyma, mais
l’immense valeur littéraire de son œuvre en fait davantage qu’un
simple témoignage, et la gravera à jamais dans la mémoire de
l’humanité. Je suis sûre que si on lit encore des textes sur ce thème dans quelques siècles, ce seront les Récits de la Kolyma.

La découverte de Chalamov, a bouleversé votre carrière et peut-
être votre vie, non ?

Oui. Sur plusieurs plans : celui de ma « carrière » de traductrice et
d’éditrice, car c’est après avoir traduit à titre d’essai un texte de lui
(inédit à l’époque) sur la place des livres et de la lecture dans sa vie
que j’ai commencé à travailler pour les éditions Gallimard, et
ensuite, le texte en question a été celui qui m’a incité à me lancer
dans l’édition (je voulais donner à lire cet essai trop court pour
intéresser des éditeurs), si bien que Chalamov est pour ainsi dire
mon auteur «mascotte ».

Et bien entendu sur un plan personnel. La simple lecture de ses
récits peut bouleverser votre façon de percevoir le monde, mais les
traduire représente une expérience qui ne vous laisse pas indemne,
puisque traduire, c’est pénétrer très profondément dans l’être
intime d’un écrivain et du coup, partager avec lui quelque chose
d’indicible. Donc, oui, Chalamov a joué un très grand rôle dans ma
vie. Et son destin douloureux (il est mort dans la solitude, se croyant
revenu en camp et cachant du pain sous son matelas) me hante
jusqu’à ce jour, je pense à lui presque tous les soirs.

Par Laurent Pfaadt

Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, traduit du russe par Sophie Benech et Luba Jurgenson,
Chez Verdier, 1760 p. 2003