La Révolte

L’emprise psychologique qu’exerça le régime soviétique sur les esprits, en URSS mais également dans le monde entier rendait impossible l’idée même de révolte dans le système concentrationnaire soviétique. Il était ainsi inconcevable d’imaginer une telle initiative tant le communisme et son appareil répressif avait fait du légendaire fatalisme russe, l’un des socles de son pouvoir sur les êtres. Au mieux, l’idée de révolte appartenait au domaine des rêves, ceux que l’on oublie, que l’on enfoui de peur d’être trahi par les autres ou par soi-même et d’être expédié au goulag.


Sergueï Soloviev a enfoui ses rêves y compris celui de liberté dans des carnets. Car des carnets, il en a rempli. Des carnets de relevés surtout pour ce jeune topographe des années 1930 propulsé comme des millions de jeunes hommes dans cette grande guerre patriotique. Cette manie de consigner ses rêves aurait pu lui valoir la réputation d’un fou. Comme aux échecs qu’il pratiqua sur l’échiquier du destin où il joua avec les noirs de l’Armée de libération nationale d’un général Vlassov rallié aux Allemands par haine anticommuniste ou avec ceux des morts du camp du Struthof en Alsace où il fut expédié.

De retour en URSS, Soloviev fut broyé par le système et ses sbires du NKVD. Mais Soloviev ne renonça pas. « Je me mis à manger ma soupe en songeant à quel point ces enquêteurs, ces gars baraqués, se ressemblaient tous. Ils affichaient une assurance indéfectible, et pourtant, on lisait aussi dans leurs yeux : Je suis une victime autant que toi, nous sommes dans la même cage, sous la même loupe, dans la même prison » écrit-il. Expédié au goulag de Norilsk en Sibérie, Soloviev allait y jouer son coup de maître avec cette révolte fomentée en 1953, sorte d’épilogue d’un destin irrémédiablement tourné vers la liberté.

Nikolaï Kononov nous raconte tout cela dans ce livre passionnant qui rappelle par bien des aspects le météorologue d’Oliver Rolin. Ecrit à la première personne, l’auteur, journaliste russe ayant collaboré au New York Times ou au magazine Forbes, est « devenu » Soloviev, faisant de ce récit documentaire des mémoires romancées. Il a merveilleusement épousé la personnalité de son héros, ce topographe attaché à la nature, aux paysages, à ses couleurs, à ses variations comme ce vent alsacien qui « ne cessait jamais de hurler ». Ses descriptions de la folie des Allemands et de la réalité du goulag témoignent d’une normalité effrayante. Mais en Alsace comme en Sibérie, le froid et la faim ne parvinrent jamais à le vaincre. Et Kononov de montrer la résilience d’un homme passé à travers les deux totalitarismes du 20e siècle malgré les épreuves, les menaces et la mort toute proche. Un homme qui a su conserver la liberté de dire non, une liberté qu’aucun régime, même le plus répressif du 20e siècle, ne réussit à vaincre.

Par Laurent Pfaadt

Nikolaï Kononov, La Révolte, traduit du russe par Maud Mabillard
Aux éditions Noir sur Blanc, 400 p.