Le péché de chair

Une formidable exposition explore l’influence du peintre russe Chaïm Soutine sur Willem de Kooning

De Kooning : Woman II, MOMA, New York

On ne va pas bouder notre plaisir, loin de là. Mais retrouver en
Europe quelques œuvres de l’un des maîtres américains de
l’expressionisme abstrait, Willem de Kooning, vaut assurément le
détour. Surtout pour comprendre ses influences en partie
européennes. Si onze ans séparent Chaïm Soutine de Willem de
Kooning, les deux hommes ne sont jamais rencontrés, physiquement
en tout cas. Artistiquement, il fallut l’intervention d’un mécène,
Albert Barnes, pour que l’art de l’un des plus grands peintres de la
deuxième partie du 20e siècle soit irrémédiablement transformé.

D’ailleurs, la fondation Barnes de Philadelphie qui co-organise cette
exposition et l’accueillit entre mars et août 2021, a prêté une grande
partie des chefs-d’œuvre du peintre russe. C’est en 1923 qu’Albert figuration et abstraction que l’on mesure aisément dans l’Homme au
manteau vert (1925) du Metropolitan Museum par exemple allait
marquer, après la seconde guerre mondiale, la naissance de
l’american painting.

Willem de Kooning ne subit pas immédiatement l’influence de
Soutine mais plutôt celles d’Ingres et de Picasso. Ses œuvres des
années 40 présentes dans l’exposition comme la Queen of hearts de
Washington ou les premières Woman témoignent encore de la
mainmise intellectuelle du génie espagnol. De Kooning dut attendre
la grande rétrospective Soutine au MOMA en 1950 qu’il vit
certainement mais surtout sa visite à la fondation Barnes en 1952,
au lendemain de la mort du collectionneur d’art, pour ressentir un véritable électrochoc devant Soutine. L’artiste américain fut
littéralement subjugué par son travail sur la chair. Quelques années
auparavant, lors d’une conférence, Willem de Kooning ne disait pas
autre chose : « La chair est la raison pour laquelle la peinture à l’huile a
été inventée ». Le pouvoir expressif de l’imaginaire de Soutine, sa
dimension primitive portée à son paroxysme dans des chefs
d’œuvres tels que Le Bœuf écorché du musée de Grenoble ou Le Bœuf
et tête de veau (musée de l’Orangerie, vers 1925) pénétrèrent l’art de
Willem de Kooning pour ne plus jamais en ressortir. Soutine
déclencha ainsi chez le peintre américain une tempête picturale qui
généra quelques chefs-d’œuvre majeurs de l’expressionisme abstrait
tels que la Woman II (1952) du Museum of Modern Art qui hypnotise
littéralement le visiteur avec ce visage si expressif et ces grands
yeux bleutés, ou cette extraordinaire Marilyn Monroe (1954)
absolument prodigieuse.

Certes l’art de Willem de Kooning poursuivit sa propre évolution
mais l’influence de Soutine ne disparut jamais. Malgré un pinceau
plus vif, plus tranché, les paysages peints par Soutine en 1920-1921
(Paysage à Céret ou La Route montante venue de la fondation Barnes)
continuèrent à se glisser dans les œuvres tardives du peintre
américain comme des séquelles inconscientes et indélébiles
matérialisées dans ces roses vifs qui semblent mettre la chair à nu
dans Amityville (1971) ou ces bleus marqués dans Whose Name Was
Writ in Water (1975) du Guggenheim Museum.

L’inscription de la femme dans le paysage avec l’inédite Woman in a
garden de 1971 venue d’une collection particulière, se lit ainsi en
miroir avec la Femme entrant dans l’eau (1931). Ces deux œuvres
rattachent Soutine et de Kooning à Rembrandt. Façon de dire que la
peinture, comme l’histoire, existe par elle-même et choisit peut-être
les peintres dans lesquels elle souhaite s’incarner.

Par Laurent Pfaadt

Chaïm Soutine / Willem de Kooning. La peinture incarnée,
Musée de l’Orangerie, Paris,
jusqu’au 10 janvier 2022.

A lire le catalogue Chaïm Soutine / Willem de Kooning. La peinture incarnée, Coédition Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Hazan,
232 p.