Le protégé des muses

Sokolov © MarySlepkova-DG

Sokolov dans Mozart et Rachmaninov.
Un petit bijou.

Voilà de nombreuses
années que Grigori
Sokolov ne donne plus de
concertos ni
d’interviews. C’est-à-dire
combien ces CD et DVD
constituent des
témoignages uniques
permettant de
comprendre l’univers et
la personnalité hors du
commun de ce pianiste. Le film de Nadia Zhdanova « une
conversation qui n’a jamais eu lieu » porte bien son nom car le
pianiste russe ne parle jamais, se contentant d’apparaître sur
quelques photos et sur quelques et ô combien magnifiques films.

Les qualificatifs fusent pour décrire Sokolov : « unique »,
« différent », « extraterrestre ». De cette existence vouée à la
musique et non à l’interprétation qui lui fit obtenir à 16 ans le
premier prix au concours Tchaïkovski de 1966, Sokolov a su bâtir
un monument. Non le sien mais celui d’une conception, d’une
approche de la musique que l’on écoute avec passion dans ces
concertos de Mozart et de Rachmaninov qui relèvent d’une autre
époque, celle où Sokolov appartenait encore à l’orchestre. Depuis,
il s’en est extrait et se tient au-dessus, délivrant ses récitals, ces
moments uniques travaillés jusqu’à la perfection. Tels ses aînés,
Emil Gilels en tête, ce pianiste qu’il admirait tant et qui, en 1960,
reçut une lettre anonyme vantant les qualités exceptionnelles
d’un jeune garçon de dix ans, Sokolov réinvente en permanence
les œuvres qu’il joue.

L’auditeur bascule alors du CD au film pour voir un Sokolov à
l’assaut du troisième concerto mythique de Rachmaninov dompté
jadis par des Van Cliburn ou Janis. Les cheveux sont encore bruns
mais le jeu est là, intrépide, solaire, prodigieux. Fuat Mansurov et
le Leningrad Philharmonic ont remplacé Yan-Pascal Tortelier et le
BBC Philharmonic mais l’essentiel n’est pas là. Il se trouve sur le
clavier parcouru par ces mains uniques qui se confondent presque
avec l’instrument dans une illusion d’optique qui ne fait que
refléter l’impression que procure une interprétation de Sokolov.
Mozart de son côté, prend avec Sokolov une noblesse rarement
entendue. Comme le rappelle l’un des intervenants du film, on est
au-delà de la simple technique.

En écoutant les mouvements lents du 23e concerto de Mozart ou
du Rach 3, on comprend alors mieux pourquoi Sokolov a choisi de
ne donner que des récitals car ils exaltent la quintessence de son
génie à nul autre pareil, de cette musique qui dépasse la simple
succession de notes pour se transformer en philosophie.

Laissons le dernier mot à Yuri Temirkanov, chef de l’orchestre
philharmonique de St Petersbourg, citant Pouchkine : « Le service
des muses ne tolère pas l’agitation. Le beau ne peut qu’être digne »
.
Tout y est dit de Sokolov n’est-ce pas ?

Grigori Sokolov, Mozart / Rachmaninov:
Concertos / a Conversation That Never Was,
Deutsche Grammophon, 2017

Laurent Pfaadt