Archives de catégorie : Musique

Thrilla in Luxembourg

Denis Matsuev piano –
© Todd Rosenberg Photography 2016

L’Orchestre
Philharmonique de
St Pétersbourg et le
pianiste Denis
Matsuev ont célébré
à Luxembourg la
musique de leur pays

Écouter le légendaire
orchestre
philharmonique de
Leningrad redevenu
St Petersbourg est
toujours une
expérience unique.
Et lorsque ce dernier
joue, ou devrait-on dire raconte la musique de son pays, celle-ci
devient poésie. Même s’il n’a pas remplacé le grand Mravinski,
Yuri Temirkanov apparaît aujourd’hui  comme son héritier le plus
digne. Il a maintenu dans cet orchestre cette précision du son qui
se conjugue avec un classicisme revendiqué. Kikimora d’Anatoli
Liadov, compositeur aujourd’hui oublié, témoigna à cet égard d’un
subtil dosage harmonique avec des cordes de haute tenue.

Arriva alors Denis Matsuev. Le colosse d’Irkoutsk n’est pas un
sentimental, loin de là. Il ne faut pas s’attendre avec lui à des
marques d’affection. L’ancien joueur de hockey sur glace a gardé
le goût de l’affrontement. Ses pianos en savent quelque chose. Il
entre en scène comme sur un ring, prêt à en découdre. L’orchestre
était prévenu et l’attendait. En plus le Rach 3, comprenez le
troisième concerto pour piano de Rachmaninov, c’est un peu
thrilla in Manila, ce combat de boxe dantesque entre Frazier et
Ali. Dès les premiers accords, les premiers rounds, le soliste et
l’orchestre s’observent, se jaugent. Matsuev, avec sa fougue et sa
jeunesse qui caractérisent son jeu et en fait un interprète
incomparable des préludes du même Rachmaninov, part bille en
tête. L’orchestre est là, tantôt derrière lui avec ses cors, tantôt à
côté avec son basson. Il l’observe, ne lutte pas. Pour l’instant.
Temirkanov sait en combattant  aguerri que son tour viendra,
assurément.

Sourire sardonique aux lèvres, Matsuev attaque alors la mesure
tel un félin griffant les touches. Cela donne un incomparable
sentiment de fluidité combinée à une technicité sans failles. Il
impressionne, pas de doute. Il tient le concerto dans ses crocs.
Temirkanov accompagne. Il regarde, souriant lui aussi. Il sait que
le Rach 3 n’est pas une course de vitesse mais un marathon. Le
deuxième mouvement lui donne raison. Le soliste doit tempérer
son ardeur. Son jeu gagne alors en profondeur. Arrive alors le
troisième mouvement. Le chef porte l’estocade. Elle est
extraordinaire, l’intensité mélodique est à son paroxysme.
Chacun jette ses dernières forces. Il ne s’agit plus d’un combat
mais d’une alliance, celle de la force et de la sagesse.

Puis un piano en remplace un autre. Celui de Rachmaninov se
fond dans l’orchestre de Stravinski et du ballet Petrouchka. Ceux
qui ont cru que le calme serait de retour une fois Matsuev parti,
ont dû déchanter. Temirkanov et l’orchestre ont offert un feu
d’artifices musical que n’aurait certainement pas boudé le vieil
Igor. La Philharmonie s’est subitement drapée d’un décor sonore
avec ces cordes toujours parfaites qui emmenèrent l’auditeur
dans un songe où l’on croise une flûte ailée, des trompettes
alertes, un cor farceur et des percussions tonitruantes. Tout
Stravinski est là dans cet orchestre qui respire et qui ne nous
laisse, pour notre plus grand plaisir, aucune seconde de répit.

Laurent Pfaadt

Lumières et ténèbres du Nord

Gabetta (© Marco Borggreve)

La violoncelliste Sol Gabetta
triomphe dans
Chostakovitch

Le Konzerthaus de Vienne est
toujours l’occasion
d’entendre ce qui se fait de
mieux en matière de musique
classique. Le programme
proposé mettait à l’honneur
Chostakovitch et les grands
compositeurs de l’Europe du
Nord. La soirée débuta ainsi
avec l’ouverture Helios du
compositeur norvégien Carl
Nielsen qui permit à l’orchestre symphonique de Vienne dirigé
pour l’occasion par le chef finlandais Jukka-Pekka Saraste, de se
confronter aux éléments sonores qu’allait libérer plus tard la
seconde symphonie de Sibelius.

Mais pour l’heure la parole ou plutôt l’archet était à Sol Gabetta,
venue rendre un nouvel hommage à Dimitri Chostakovitch et à
son premier concerto pour violoncelle dédié à Mtislav
Rostropovitch. Dans cette oeuvre, la violoncelliste excella dans
les changements de rythme et exposa avec merveille les
contrastes de la partition, passant aisément et avec la même
intensité de l’angoisse du premier mouvement à une émotion à
fleur de peau dans le second. Son duo avec la trompette,
instrument indispensable aux œuvres de Chostakovitch, fut
parfait et son solo montra, s’il en est encore besoin, que Sol
Gabetta est l’une des interprètes vivantes les plus douées de ce
concerto. La course effrénée que se sont alors livrés l’orchestre et
la soliste dans le finale constitua l’apothéose d’une interprétation
qui permit à tous de ressentir cette musique qui se transforme
avec Chostakovitch en cri.

Après la pause, Saraste nous conduisit sur les bords de ce lac
magnifique qu’est la musique de Sibelius. Le chef, qui réalisa deux
intégrales des symphonies de Sibelius, nous prouva une fois de
plus qu’il demeure l’un des grands interprètes de la musique de
son pays. Sa deuxième symphonie, certainement la plus connue et
la plus jouée de Sibelius constitua un pur moment de bonheur où
la force n’eut d’égal que la poésie développée par le chef et son
orchestre.

Ces derniers nous emmenèrent dans ces contrées sauvages où se
chantent et se narrent ces légendes ancestrales grâce à des bois
astucieusement mis en valeur dans la répétition du leitmotiv et
bien servis au demeurant par des musiciens inspirés. La clarinette
fit office de conteur tandis que les bassons témoignèrent d’une
prodigieuse fluidité. Avec cet excellent orchestre qui sut déployer
sa force pour répandre cette force tellurique, on a eu parfois
l’impression d’être un oiseau survolant ces paysages finlandais
avec leurs îles lacustres, leurs forêts de pins et leurs tourbières.
Grâce au tempo rapide qu’il imprima, Saraste conféra à son
interprétation le caractère épique inhérent à cette symphonie. La
coda emmenée par un excellent violoncelle solo et de grandioses
percussions, ne pouvait qu’être étincelante avec ses reflets
argentés tirés de ce magnifique lac musical dans lequel le public
s’est plongé avec passion.

Laurent Pfaadt

Et même le passé finit par mourir

© Wiener Staatsoper/Michael Pohn

Le Staatsoper présentait un
Oneguine très inspiré

On connaît Tchaikovski pour
ses ballets ou ses concertos
mais nettement moins pour ses
opéras. Pourtant la Dame de
pique
et Eugène Oneguine, tirés
tous deux de l’œuvre de
Pouchkine, sont depuis
longtemps inscrits au
répertoire des grandes scènes
lyriques du monde entier,
facilités par la maîtrise de plus
en plus répandue de la langue
russe.

Dans cette production du Staatsoper, la distribution a ainsi tenu
toutes ses promesses avec un Christopher Maltman campant un
Eugène Oneguine convaincant surtout dans le dernier acte. Il a
parfaitement incarné ce héros dont l’égoïsme finit par tuer son
meilleur ami, Lensky, joué par le merveilleux ténor Pavol Breslik
et se voit priver d’un amour qu’il n’a cessé de mépriser et qui finira
par lui échapper.

Comme dans toutes les plus belles histoires russes, le grand
personnage de l’opéra demeure une femme. Ici la soprano
ukrainienne Olga Bezsmertna qui a triomphé cet hiver au
Staatsoper en Pamina est à nouveau parfaite en Tatiana. Son jeu
scénique empreint d’une noblesse toute romantique convient
parfaitement à ces magnifiques héroïnes russes que l’on trouve
chez Pouchkine et Tolstoï. La trahison d’Oneguine est alors
d’autant plus exécrable, renforcée par l’attitude obséquieuse d’un
Maltman très à l’aise permettant ainsi une meilleure dramaturgie.
De plus, le jeu de Tatiana crédibilise, à travers un subtil jeu de
miroirs, celui tout en frivolité de l’autre rôle féminin, Olga. À l’aise
sur scène, Bezsmertna l’est également avec sa voix. Posée,
puissante mais sans effet superflu, la voix de la soprano n’a dans
ce registre rien à envier aux plus grandes et ses airs sont d’une
grande beauté. Au troisième acte, elle trouva même un partenaire
de choix en la personne de Mika Kares, basse de velours et de
puissance rassurante.

La mise en scène assez dépouillée offre quelques motifs de
satisfaction : l’omniprésence de la neige ouvre une porte vers
l’univers tchaikovskien assurément et les décors et costumes du
troisième acte tout en noir et blanc sont assez convaincants,
renforcés par quelques « trucs » comme cet escalier qui sert de
décor au duo final. Cependant, ils sont vite oubliés devant la
multitude de références et d’allusions qui ne permettent pas au
spectateur d’y ancrer son imaginaire (soviétique ? Russe ? 19e ?
20e ? 21e?).

Cela n’empêcha pas en tout cas le jeune et talentueux chef
d’orchestre, Patrick Lange, de poser avec assurance sa partition
qu’il maîtrisa de bout en bout. Développant magnifiquement la
dimension romantique propre à Tchaikovski avec ces explosions
de couleurs, il prit garde à ne jamais laisser l’orchestre déborder
les voix et trouva avec lui un équilibre tout à fait agréable. Et le
temps d’une soirée, Vienne avait troqué ses robes de bal pour des
pelisses pétersbourgeoises.

Laurent Pfaadt

Plus qu’un musicien

Berlin © Succo/Action Press/Visual Press Agency

Au-delà de son
incroyable génie,
Rostropovitch fut
également un
ardent défenseur
de la liberté 

Il fut tour à tour
l’instrument de la
supériorité
musicale
soviétique, un traitre, le parangon de la dissidence, le héraut de la
liberté des peuples et enfin le dernier fossoyeur d’une idéologie
qui l’avait banni. Malgré cela, malgré ce destin hors normes qui
navigua sur les fleuves tourmentés du 20e siècle, jamais il ne se
départit de sa profonde conviction dans la liberté de l’homme qui
devait prévaloir sur toute autre considération. Cette position
contribua grandement à transcender une légende qui se
cantonnait non sans mal à sa dimension musicale.

Et pourtant, le musicien n’avait rien à prouver. Adulé comme
aucun autre violoncelliste avant lui, et comme peu de musiciens, il
aurait très bien pu se contenter de cette situation. Mais tel n’était
pas Mstislav Rostropovitch. « Son courage, son honnêteté, son sens
de la justice ont été plus forts. Il ne pouvait pas se taire et ne rien faire
comme la plupart des autres »
estime ainsi sa fille, Elena. Proche de
Soljenitsyne, il hébergea l’auteur de l’Archipel du goulag, devenant
ainsi le complice de la liberté. Il  fut contraint de quitter sa Russie
chérie où il écrivit quelques-unes des plus belles pages musicales
de ce pays en compagnie d’un Gilels, d’un Richter on d’un Kogan.
Le 10 mai 1974, il donna son dernier concert en Russie : « les gens
pleuraient dans la salle et ils me disaient : revenez revenez abso-
lument ! » 
rappelait-il. Déchu de sa nationalité par un régime
devenu sans le savoir un astre mort, il trouva refuge en France et
aux États-Unis. À coups d’archet et de plume, il fit de cet exil une
tribune, en soutenant par exemple à Paris le combat de Sakharov
en 1980, jusqu’à la chute du mur dont il entonna avec la suite pour
violoncelle de Bach le joyeux requiem d’un régime enfin abattu.

Mais que ce choix fut difficile. La solitude fut souvent au rendez-
vous, la vie en exil suivant son douloureux cours, rythmée par les
disparitions comme les accords de cette Canzona de Taneiev que
contient le coffret Warner Classics. Derrière lui, il laissa ainsi ses
amis et ces autres musiciens qui n’avaient pas voulu ou pu le
suivre sur ce chemin sans retour et sur lesquels l’histoire se
referma. Seuls demeurèrent les souvenirs d’un autre âge, d’une
époque où la musique se faisait avec des chaînes. À son retour en
Russie, il se rendit au cimetière pour rendre hommage à tous ceux
qui n’avaient pu les briser.

Et si les morts avaient pu lui parler, ils auraient certainement dit  :
merci Slava.

Laurent Pfaadt

Si loin et pourtant si proche

Staatsoper Berlin
TANNHÄUSER © Bernd Uhlig

Quand Wagner
rencontre Bausch.
Déroutant et
épatant

Le Staastoper de
Berlin reprenait son
Tannhäuser présenté
en avril 2014 sous la
direction de Daniel
Barenboïm. Dès
l’ouverture jouée avec mesure, l’étrange et l’originalité captent l’attention du public
dans ce Venusberg en forme de grand cône. Puis, des formes
apparaissent, entre créatures mythologiques et insectes. Une
chorégraphie se met alors en branle, accompagnée par une harpe et
des cordes. L’opéra  de Wagner peut débuter.

Il conte le concours de chant d’un homme lancé dans une quête de
l’amour et qui finalement trouvera cette dernière dans Dieu. La mise
en scène signée par la paire Sascha Waltz – Pia Maier Schriver est
parfois déroutante car elle n’obéit qu’à son propre univers assez
fascinant au demeurant. On navigue entre des références
composites associant ces nobles, ces aristocrates ancrés dans un
19e siècle bourgeois, des décors minimalistes qui font penser à un
monde futuriste et cette lumière qui rappelle l’univers d’Edward
Hopper.

Ainsi mis en scène, l’opéra se transpose du Moyen-Age à notre
époque voire à celle qui nous attend. Derrière une palissade de
bambous ou sur un parquet éclairé par une lumière orangée se
jouent les destins de ces personnages entrecoupés de
chorégraphies influencées par Pina Bausch. Avec cette mise en
scène épurée qui fonctionne très bien, la noblesse médiévale laisse
place à une modernité saisissante. Elisabeth n’est plus la nièce du
landgrave mais une simple femme abandonnée qui se meurt d’avoir
trop aimée. Tannhäuser n’est plus un pèlerin catholique mais un
homme blessé et perdu qui a cherché son salut dans une idéologie.

Evidemment, tout cela ne marche qu’avec des voix capables
d’incarner ces personnages immortels à commencer par le couple
Elisabeth/Tannhäuser qui nous offre une belle prestation
notamment dans la fameuse romance à l’étoile. Anna Schwanewilms
est fidèle à elle-même c’est à dire superbe. Elle irradie l’opéra de sa
présence. Assurance dans la voix, charisme sur scène, elle campe
une Elisabeth tellement humaine avec quelques moments de brio
comme sa prière dans le troisième acte. Oublier les seconds rôles
serait allé un peu vite en besogne. Marina Prudenskaya personnifie
à merveille Venus, sorte de Freyja échappée du Ring et son air au
premier acte est teinté d’une incroyable brillance. Et puis René Pape
bien entendu, toujours au sommet, ici dans un landgrave très réussi
qui complète, avec le baryton Wolfgang Koch, une distribution très
convaincante.

Restait à l’orchestre à s’insérer dans ce maelstrom parfaitement
organisé en adoptant une attitude mesurée. Sous la conduite de
Simone Young, il ne cherche pas à produire un Wagner monumental
mais plutôt à accompagner cette histoire démythifiée. L’ouverture
ou le chœur des pèlerins sont là, bien en place. Le hautbois et le cor
sonnent là où il le faut mais jamais, ils n’en font plus qu’il ne le faut.
Au final, l’orchestre ne délivre pas une démonstration et grâce à son
ton juste, il révèle l’incroyable modernité d’un opéra qui, depuis sa
composition, n’a eu de cesse de se réinventer pour séduire encore et
toujours de nouveaux publics.

Laurent Pfaadt

L’orchestre des miracles

Der Schweizer Dirigent Armin Jordan

Retour sur près d’un
siècle de musique
suisse

C’est plus qu’une
institution, une
référence.
L’Orchestre de la
Suisse Romande
fêtera bientôt son
centenaire (en 2018)
et depuis près d’un siècle, dans sa magnifique salle du Victoria Hall
de Genève, il donne des concerts où se bousculent solistes et chefs
d’orchestre d’exception.

Cette phalange genevoise est avant tout l’enfant d’un homme :
Ernest Ansermet. Ce chef d’orchestre et musicologue suisse qui
étudia également les mathématiques n’a que 35 ans quand, au
lendemain de la première guerre mondiale, il décide de créer un
nouvel orchestre avec des musiciens professionnels, l’Orchestre de
la Suisse Romande ou l’OSR. D’emblée, il impose sa conception de la
musique et ses inclinaisons vers la musique du 20e siècle :
Stravinsky bien évidemment dont il créa le Capriccio pour piano et
orchestre en 1929 avec le compositeur au piano mais également les
représentants de la seconde école de Vienne, Berg et Schönberg en
tête, ou certains compositeurs comme Frank Martin dont il créa
également plusieurs œuvres. A l’instar d’un Karajan ou d’un
Mravinsky mais sans imiter leurs dérives autoritaires, Ansermet
resta aux commandes de l’orchestre pendant près d’un demi-siècle.
Il y façonna ce son si particulier aux couleurs éclatantes et aux
rythmes tonitruants qui subsistent toujours. Il n’y a qu’à écouter les
derniers enregistrements de l’orchestre consacrés à la musique
française (Ibert, Poulenc ou Roussel) pour mesurer cette influence
inimitable qui donne l’impression que ces œuvres ont été plongées
dans quelque brasier pour en ressortir polies, dorées, éclatantes.

Après l’intermède Paul Kletzki, c’est le chef allemand Wolfgang
Sawallisch qui prend les rênes de l’orchestre. Pendant une décennie,
ce chef aux interprétations uniques, introduisit le répertoire post-
romantique allemand dans le cœur de l’orchestre avec des Mahler,
des Bruckner et des Strauss de toute beauté. Même si Ansermet
avait été proche de Furtwängler, Sawallisch ne commit pas l’erreur
d’en faire un orchestre germanique supplémentaire en préservant
l’identité de l’orchestre et en accentuant par exemple le mysticisme
de Bruckner pour en délivrer des interprétations solaires, un peu à
la manière d’un Celibidache à Munich. Plus tard, Marek Janowski
s’inscrivit dans cette lignée comme en témoigne ses gravures des
symphonies du maitre d’Ansfelden (Pentatone) qui donnent une
impression de granit musical, de roches imposantes et
indestructibles.

Vint alors l’époque d’Armin Jordan entre 1985 et 1997. Ce fut un
peu un retour aux sources. Fils spirituel d’Ansermet, Jordan imposa
sa personnalité attachante et renoua avec cette musique française
que l’OSR interprète comme personne. Il laissa des Franck, des
Debussy ou des Dukas qui sont toujours encore considérés comme
des classiques et emmena également l’orchestre dans des
territoires musicaux moins connus comme chez Korngold.

Après les mandats de Fabio Luisi et Neeme Jarvi s’ouvre aujourd’hui
l’ère Jonathan Nott. Il y a tout lieu de se réjouir. Le chef a fait des
miracles à Bamberg. Il en fera sans nul doute à Genève. Il amène
avec lui sa philosophie et son engagement total qui façonne ses
interprétations en particulier mahlériennes que l’orchestre a
entraperçu avec Sawallisch. Autant dire que l’avenir s’annonce plus
que prometteur.

Laurent Pfaadt

Retrouvez la programmation de l’OSR sur
www.osr.ch/

Au nom du père

Le sitar d’Anoushka
Shankar ensorcèle
Berlin

Placé sous le signe
de l’Inde, les
spectateurs de la
magnifique salle de
la Philharmonie ont
été convié à un
voyage musical qu’ils ne sont pas prêts d’oublier. Deux œuvres
étaient inscrites au programme : le deuxième concerto pour sitar et
orchestre de Ravi Shankar et le concerto pour orchestre de Béla
Bartók.

Menant depuis plusieurs années une carrière internationale,
Anoushka Shankar, fille de la légende du sitar rendait, dans la
capitale allemande, un hommage plein d’amour et de joie à son père.
Et pour ses débuts avec les Berliner Philharmoniker, elle était
accompagnée d’un proche de longue date, le chef d’orchestre indien
Zubin Mehta qui laissa la gravure de référence de ce concerto
(Warner Classics, 2005).

Assise sur un tapis, Anoushka Shankar s’est lancée dans ce superbe
concerto plein de couleurs. Pour le public berlinois, le ravissement
fut total. Des sonorités inhabituelles résonnèrent de part et d’autre
de la salle d’Hans Scharoun, aidées pour l’occasion par des haut-
parleurs.

La beauté aussi bien visuelle que sonore du sitar s’est
immédiatement répandue, l’instrument naviguant dans ce concerto
telle une barque. L’orchestre est là, prêt à seconder la soliste, en
entretenant cette atmosphère onirique qui lui sert de fleuve à coup
de harpes et de cloches tubulaires. Anoushka Shankar délivre des
sons qui sont autant de vapeurs échappées de ce continent indien si
fascinant, comme l’est également ce pied dépassant de son sari et
battant la mesure sur le tapis.

Au gré des différents mouvements, chaque famille d’instrument est
mise à contribution. Le dialogue avec la flute d’Emmanuel Pahud,
toujours impériale, est majestueux dans le troisième mouvement.
Plus loin, le basson fourmille d’inspirations. On a parfois
l’impression de retrouver quelques traces de musique ravélienne
puis on comprend qu’entre Ravi Shankar et l’orchestre de Karajan, il
y a une rencontre, celle de deux mondes, de deux cultures ayant
chacun fait un pas vers l’autre. Le concerto est ce moment où deux
traditions musicales se croisent et se mêlent. Au milieu, Anoushka
Shankar, fille du grand Ravi, descendante des héros du
Maharbarata, vivante à Londres et imprégnée de culture
européenne, nous offre un solo d’anthologie dans le quatrième
mouvement avant que les percussions puis les cordes se joignent à
elle. Le résultat est fabuleux : c’est une explosion de couleurs, de
rythmes libérés par un Mehta qui lui aussi, a su synthétiser ces
musiques des deux mondes.

Les accords de sitar étaient encore dans toutes les têtes lorsque le
chef engagea les Berliner dans le concerto pour orchestre d’un
Bartók parvenu au soir de sa vie. Ayant admirablement compris le
message du compositeur hongrois, rongé par la mort de sa mère et
son exil volontaire d’une Europe qui avait sombré dans la barbarie,
Mehta a donné à son interprétation des tons mahlériens assez
judicieux qui ont été portés par une trompette et surtout un
hautbois de haute volée. Une fois de plus, le spectateur et auditeur
monta dans cette barque musicale. Mais Charon avait remplacé
Surya et ce dernier descendait désormais un Styx oscillant entre
lamentos et furies. Seul le piccolo parvenait à redonner un peu
d’espoir et de joie avant que la coda ne se transforme en espoir. Les
spectateurs ouvrirent alors les yeux. Ils étaient toujours dans ce
temple de la musique classique. La barque de Charon avait fait
demi-tour.

Laurent Pfaadt

Le père de la symphonie

Avec ses compositions
innovantes, Haydn a
irrémédiablement
transformé la musique

Il y a des compositeurs qui ne
sont pas nés à la bonne
époque car coincés entre
plusieurs génies et à une
époque charnière de la
musique où celle-ci prenait
d’autres directions. Ce fut le
cas de Joseph Haydn (1732-
1809), ami de Mozart et
maitre de Beethoven, et surtout père d’un classicisme que le grand
public identifie assez mal à l’inverse du baroque et du romantisme
qui constituent les deux époques qui l’encadrent.

Malgré ce handicap historique, Joseph Haydn marqua de son
empreinte gigantesque la musique de son temps ainsi que celle qui
lui succéda. Après des débuts difficiles, Haydn entra au service des
princes autrichiens Esterhazy, sorte de Médicis de la musique en
Europe centrale. Très vite, ses compositions firent le tour de
l’Europe et il fut invité à les interpréter dans les grandes capitales
du continent, à Londres ou à Paris notamment. La première
rencontre avec Mozart eut lieu en 1784 et Haydn perçut
immédiatement le génie du jeune compositeur. Avec Beethoven, les
relations furent à la fois proches et tendues.

Auteur d’une œuvre conséquente, Haydn peut être considéré
comme le père de la symphonie moderne, genre qu’il développa et
perfectionna tout au long de sa vie. Avec 106 symphonies réparties
en plusieurs périodes (Sturm und Drang, parisiennes, londoniennes),
il jeta ainsi les bases de la symphonie classique en y introduisant une
dimension dramatique, dimension que Beethoven allait porter à la
perfection. Avec lui, la symphonie devint un nouvel objet musical.
« Pour moi, la musique d’Haydn est audacieuse, presque expérimentale.
C’est pour cela qu’elle tolère plusieurs manières de l’interpréter car tout
est une question de rythme »
affirme Nathan Cole, violoniste à
l’orchestre philharmonique de Los Angeles. Mais tous les musiciens
en conviennent : les symphonies d’Haydn exigent une grande
technicité : « Haydn demande une grande concentration et une énergie
intense pour pouvoir faire ressortir au maximum l’expressivité de
l’œuvre»
estime Klaidi Sahatci, Konzertmaster à l’orchestre de la
Tonhalle de Zurich et chambriste reconnu.

En matière de musique de chambre, Haydn consacra la forme du
quatuor à cordes et laissa des sonates pour piano très diverses où
l’on perçoit l’influence d’un Scarlatti mais également toute la fougue
du Sturm und Drang tirée de CPE Bach. Cette variété de
compositions trace une œuvre tout à fait singulière où le rire côtoie
la mélancolie. « Sa musique est très inventive, souvent très drôle. On
sent chez lui une volonté de surprendre le public et de le stupéfier »

poursuit Klaidi Sahatci

Haydn laisse enfin l’une des œuvres majeures de la musique sacrée,
la Création, oratorio composé en 1798, que beaucoup de spécialistes
considèrent comme son chef d’œuvre. Pour la petite histoire, c’est
en se rendant à la première parisienne, le 24 décembre 1800, que
Bonaparte fut victime de l’attentat de la rue Saint-Nicaise. Bientôt,
un nouveau monde, celui de l’Empire, allait être créé…

Laurent Pfaadt

Interview Ton Koopman

Koopman © Elsevier

« Si vous jouez mal la
musique de Haydn,
vous la tuez »

Ton Koopman est
l’un des plus grands
chefs d’orchestres
baroques. A la tête
de l’Amsterdam
Baroque Orchestra,
il a développé depuis
longtemps une approche basée sur un retour aux sources
(instruments d’époque, interprétations originales) qui le situe dans
la courant des baroqueux développé par Nikolaus Harnoncourt. Il
livre pour Hebdoscope son analyse de la musique d’Haydn.


Comment qualifieriez-vous la musique  d’Haydn?

Haydn fut un compositeur fantastique, un génie à mettre au même
niveau que Bach. Mais certainement plus grand que Mozart. Haydn
composait rapidement et sur une longue période ce qui explique son
incroyable production. Mais ce qui est certain, c’est que cette
dernière fut révolutionnaire.


Pourquoi ?

Parce que Joseph Haydn était un compositeur très inventif avec
sans cesse de nouvelles idées, parfois inattendues. Prenez par
exemple le final de la symphonie des Adieux que tout le monde
connaît même les enfants où chaque musicien se lève à tour de rôle
et quitte la scène. Même le duc Esterhazy pour qui Haydn
composait ne s’attendait pas à cela ! Aujourd’hui, il m’arrive encore
de répéter cette mise en scène. Simplement je dis aux femmes de ne
pas porter de talons ! De plus, Haydn était payé par le duc. Donc, il
n’avait pas besoin de composer pour un public, ce qui lui laissa une
grande liberté.

Pouvez-vous nous décrire votre travail avec les orchestres que
vous dirigez, notamment lorsque vous interprétez une symphonie
d’Haydn ?

Je parle assez peu aux orchestres que je dirige. Bien entendu,
j’évoque des questions de vibrato, de style mais j’essaie surtout de
recréer avec les musiciens cette formidable intensité que la
musique d’Haydn contient. Et je pense que l’interprétation des
symphonies de Joseph Haydn nécessite un nombre important de
répétitions.

Pensez-vous que ses symphonies sont plus appropriées aux
orchestres de chambre ?

Assurément, car replacez-vous dans le contexte de l’époque. Haydn
composait pour le duc qui partageait cette musique avec un petit
nombre d’amis. En plus l’écoute mutuelle développée dans les
orchestres de chambre permet de récréer cette intensité. Vous
savez, j’ai joué ces symphonies avec de nombreux orchestres dans le
monde mais il est vrai que les orchestres de chambre permettent de
distinguer toutes les nuances de l’orchestration. Car si vous jouez
mal la musique de Haydn, vous la tuez.

Laurent Pfaadt

Barenboim, dieu du tonnerre

Barenboim © Monika Rittershaus

En compagnie de la
Staatskapelle de
Berlin, le maestro
poursuit l’intégrale
des symphonies de
Bruckner.

Après un premier
épisode en
septembre dernier
où le chef d’orchestre
dirigea les 4e, 5e et 6e
symphonies de
Bruckner, couplées
avec des œuvres de Mozart dont les concertos n° 24 et 27 dirigés du
clavier, Daniel Barenboim était de retour à la Philharmonie en ce
début d’année 2017 avec les trois premières symphonies du
compositeur qui sont certainement les moins connues même si la
troisième, dédiée à Richard Wagner, bénéficia et bénéficie toujours
d’une relative notoriété. La soirée débuta donc par la symphonie
concertante pour violon, alto et orchestre de Mozart, la partie
soliste étant assurée par le premier violon solo, Wolfram Brandl, et
l’alto solo, Yulia Deyneka, de la Staatskapelle de Berlin. La complicité
entre les deux solistes fut immédiatement perceptible, bien
secondée par un orchestre que connaît parfaitement le maestro et
qui a pu ainsi doser ce rythme enthousiasmant propre à Mozart.
L’orchestre s’est ainsi parfaitement fondu dans cette atmosphère
pour nous délivrer une interprétation pleine d’entrain et de vie. Le
second mouvement se chargea d’émotion grâce au duo entre Brandl
et Deyneka avant que l’orchestre ne fasse vibrer l’oeuvre dans un
dernier mouvement conduit sur un rythme soutenu où des cors
alertes eurent tout le loisir de se chauffer en attendant Bruckner.

Après l’entracte, l’orchestre au grand complet se massa sur la scène.
Barenboim nous entraîna dans cette première symphonie du jeune
Anton Bruckner. Dès le départ, on eut l’impression d’assister au
réveil d’une bête puissante dont le calme n’est qu’apparence. Ce
sentiment a été rendu possible par une maîtrise parfaite des
équilibres sonores et une précision incroyable. A la noirceur du
second mouvement succéda cette force tellurique du troisième
avant que ne se déchaînent les forces musicales du dernier
mouvement.

Lentement, patiemment, Daniel Barenboim construisit son ouvrage.
Il se saisit tantôt des cuivres si chers à Bruckner, tantôt des flûtes
traversières pour maintenir un rythme qui jamais ne faiblit. Son
orchestre, sa Staatskapelle, lui obéit à chaque instant. Il sait être
puissant sans être brutal et le résultat est stupéfiant. Le maestro se
mua ainsi en dieu du tonnerre, tel Thor frappant avec son marteau
sur l’enclume de la partition à l’image de ces superbes percussions.
Aidé de cordes tranchantes, Barenboim emporta alors l’orchestre et
l’auditoire dans une coda vertigineuse. On a hâte de les retrouver en
septembre 2017 pour la fin de ce cycle Mozart-Bruckner.

Pour ceux qui ne pourraient attendre, il faudra se précipiter sur le
coffret Deutsche Grammophon sorti ces jours-ci qui regroupe
l’intégrale des symphonies interprétées par le maestro et son
orchestre. Evidemment, on commencera par les 7e, 8e et 9e
symphonies qui sont toutes les trois emblématiques de cette
magnifique alliance entre la puissance, la sensibilité et l’immense
spiritualité qui irriguent l’œuvre de Bruckner. Il suffit d’écouter un
mouvement de chaque symphonie pour s’en persuader. Le final de la
8e symphonie sonne comme ce marteau que maniait le chef en
concert. Mais en passant à l’adagio de la 9e, il nous semble sentir le
compositeur jetant ses dernières forces avant de rejoindre Dieu. La
7e symphonie et son merveilleux adagio est quant à elle,
bouleversante. Alors on reprend ses classiques, son Eugen Jochum,
son Bernard Haitink et on se dit que l’on n’est pas loin.  Puis on
écoute à nouveau, cette 3e symphonie que Bruckner a dédiée à
Wagner et là, on reconnaît Barenboim, ce chef qui sait si bien
appréhender la musique de Wagner pour comprendre Bruckner en
exaltant notamment sa dimension épique. Ces symphonies-là sont
des enfants du maître de Bayreuth. La troisième semble sortir du
Ring. La 9e atteint cet absolu spirituel à l’image du Parsifal. On passe
les autres symphonies et elles nous paraissent toutes renouvelées.
Chez Barenboim, chaque symphonie raconte une histoire. Alors
vient la fin, on termine bien entendu avec le premier mouvement de
la quatrième avec son incroyable cor. Et dans ces quintes, tout est
dit. De Bruckner mais aussi de Barenboim.

Laurent Pfaadt

Cycle Mozart-Bruckner à la Philharmonie de Paris,
septembre 2017.

Bruckner, the complete symphonies,
dir. Daniel Barenboim, Staatskapelle Berlin,
Deutsche Grammophon, 2017.