Archives de catégorie : Musique

La femme au marteau

Voici quelques réflexions à brûle-pourpoint inspirées par ce concert suite à des échanges avec de fidèles spectateurs de Musica. Certains se demandant si nous étions là pour Silvia Costa, sa mise en scène et sa scénographie ou pour la musique de Galina Ustvolskaya, cette élève de Dimitri Chostakovitch que nous connaissons peu, musique ici interprétée et révélée d’une manière fulgurante par le pianiste Marino Formenti.


En effet, la scénographie de Silvia Costa occupe une place importante dans ce spectacle très visuel. Ce n’est pas pour rien qu’elle a été l’assistante de Romeo Castellucci, comme lui, plasticienne, issue des Arts visuels, avec un goût pour les beaux objets, les attitudes plutôt mortifères ou hystériques, une nette tendance à l’esthétisme.

C’est son univers qu’elle apporte sur le plateau avec ces lits simples ou raffinés, ces canapés agrémentés de coussins pour des hôtes de passage au destin inconnu. Un mobilier souvent déplacé. Seul élément constant, le piano, encore est-il bousculé et prié de faire place à l’objet qui arrive.

 Sans doute cela est-il à l’image de la vie mouvementée de la compositrice qui, après avoir rompu avec son maître a su mener ses propres recherches et créer une musique très personnelle.

Les six sonates qu’elle a écrites entre 1947 et 1988 sont l’objet de ce concert et nous avons été emportés par cette musique tellement particulière et expressive, bouillonnante, sans concession, exprimant la violence, les drames avec parfois ce répit, ce calme nécessaires à qui veut reprendre haleine. Mario Formenti en donne une interprétation impressionnante. Avec une énergie, une conviction à toute épreuve, dans un jeu tellement physique que le pianiste semble faire corps avec son instrument, il rend à la compositrice russe un puissant et légitime hommage.

 Marie-Françoise Grislin

Musica au Maillon le 27septembre

Festival Musica, Kaija Saariaho

Kaija Saariaho, l’invitée d’honneur

Après la représentation de son magnifique opéra « Only the sound remains » plusieurs œuvres de la compositrice finlandaise nous ont été proposées dont la projection d’« Innocence » son dernier opéra créé au Festival d’Aix-en- Provence en 2021, suivi d’un concert intitulé « Kaija dans le miroir » où ses amis musiciens  lui rendent hommage en reprenant certaines de ses œuvres.


Enfin ce sera le très beau concert « Eblouissements » donné par l’orchestre national de Metz Grand Est .

Un concert organisé de façon intelligente, les deux œuvres de Kaija Saariaho étant entourées par celles de deux compositrices. En ouverture, une pièce d’Olga Neuwirth « Coronation V : Spraying sounds of hope”. Ecrite pendant le confinement, les vents et les percussions lui impliquent un côté un peu martial, genre marche dérisionnée.

 C’est alors que vient à être jouée « Trans » de Kaija Saariaho, un concerto pour harpe qui nous donne l’occasion de découvrir un célèbre harpiste Xavier de Maistre. Son jeu très subtil est soutenu discrètement par un orchestre particulièrement bien dirigé par David Reiland qui laisse toute la place au soliste. Après un premier mouvement où l’emporte la limpidité des sons de la harpe, ceux-ci se font plus graves pour, dans le troisième mouvement face à l’orchestre bourdonnant se faire plus répétitifs puis à peine audibles avant une dernière reprise.

Après l’entracte c’est « Verblendungen », pièce écrite par Kaija en1984 que l’orchestre entame avec fougue, saturant l’espace avec le martèlement de la grosse caisse. Puis tout redevient fluide sans heurt, sans précipitation, une musique harmonieuse avec parfois quelques grondements souterrains. Bientôt tout s’efface imperceptiblement dans de discrets tapotages.

Nous aimons la musique de cette compositrice qui réussit toujours à toucher notre sensibilité et à laisser vagabonder notre imaginaire.

Le concert s’achève avec une œuvre en création mondiale de la compositrice italienne Clara Iannotta, bien dans l’esprit de ce concert « Darker Stems » évoquant, à travers des sons contrastés, mélangés, où prennent place des raclements, des sons aigus de scie musicale, des tapotages sur boîtes en carton, les périodes difficiles traversées par la compositrice.

 Un grand moment musical avec des interprètes de haut niveau.

Marie-Françoise Grislin

Le 22 septembre à la Cité de la musique et de la danse.

Festival musica

Hyper concert

Un moment tout à fait extraordinaire nous était proposé par Musica avec les ensembles « L’Imaginaire » de Strasbourg et « Hyper Duo » de Bienne. Nous permettant, de plus, de découvrir une nouvelle et très belle salle de spectacle de l’Université de Strasbourg, La Pocop .


Ce n’est pas seulement l’oreille qui se délecte des sons soufflés de la flûte jouée avec retenue et application par Keiko Murakami, du piano endiablé de Gilles Grimaitre et du saxo de Philippe Koerper notre vue est plus que sollicitée pendant ce concert qu’on peut qualifier d’expérimental tant il réserve de surprises.

C’est ainsi par exemple que le gros ballon qui se met à circuler entre les musiciens devient objet ludique susceptible d’ajouter quelques grincements à la partition quand on frotte son enveloppe.

Sans oublier qu’un écran disposé en fond de scène présente toutes sortes d’images kaléidoscopiques colorées que la musique semble impulser. A l’électronique et la régie vidéo, Daniel Zea

Sans oublier non plus que sur ce même écran nous verrons apparaître les visages des musiciens arrangés d’une drôle de façon, figés ou déformés yeux fixes, bouches rétrécies ou agrandies avec rajouts d’objets divers et bizarres sur ces visages virtuels. Une mise en images qui accompagne les partitions de Daniel Zea, avec sa nouvelle version de « Toxic Box » et « L’adieu aux sirènes » de  Hibiki Mukai. Tout cela très endiablé nous perdait dans les entrelacs des sons et des images.

La partie réservée à Hyper Duo était modifiée en raison de l’absence d’un des musicien, Julien Mégroz, malade. Elle fut essentiellement consacrée à la vidéo de leurs nombreux « Cadavres exquis » évidemment déjantés puisque pratiquant le collage de bouts de films comme le pratiquaient  les surréalistes avec les textes.

Des musiciens pleins d’énergie et de virtuosité au service d’une musique innovante pour une soirée d’avant-garde bien adaptée à cette nouvelle salle de spectacle.

Francis Grislin

Un Concert Musica du 21 septembre

Musica 2022

L’invitée d’honneur du Festival, Kaija Saariaho.

Musica, en attribuant une place importante à l’œuvre de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho reconnaît implicitement que la part donnée aux femmes dans la création musicale reste par trop discrète et qu’il est temps d’y remédier.


C’est donc, dès le début du Festival que nous avons pu suivre la représentation de son opéra « Only the sound remains » qui fait la part belle au théâtre Nô japonais à partir de deux contes dont le point commun est de parler de disparition. Ils ont été adaptés par le poète américain Ezra Pound à partir d’une traduction du japonologue Ernest Fenollosa.  Dans le premier « Always strong » il s’agit de la réapparition d’un guerrier Tsunemasa tué au combat dans un temple où il retrouve son luth. Dans le second « Feather Mantle » du manteau de plumes perdu par une nymphe qui le réclame au pêcheur Hagoromo qui l’a trouvé et se l’est approprié.

De grands artistes à la réputation internationale ont été requis pour cette superbe représentation.

 Une disposition scénique très simple signé Aleski Barrière et Etienne Exbrayat nous met en présence de différents protagonistes qui sont en l’occurrence les musiciens, les chanteurs et le danseur.

Côté jardin se tiennent les musiciens, le Quatuor Ardeo avec Carole Petitdemange et Mi-Sa Yang aux violons, Yuko Hara à l’alto et Matthijs Broersma au violoncelle et  le petit orchestre dirigé par le chef catalan Ernest Martinez Izquierdo, qui soutiendra avec audace et nuances, grâce aux flûtes de Camilla Hoitenga, aux percussions de Mitsunori Kambe et aux sons si particuliers du kantele, un instrument traditionnel de Finlande joué ici par Eija Kankaanranta, les péripéties des héros de ces aventures pleines de mystères et de surnaturel.

Côté cour ont pris place les chanteurs, solistes du Cor de Cambra del Palau de la Musica

La soprano Linnéa Sundfoer, la mezzo-soprano Mariona Llobera, le ténor Matthew Thomson, le baryton Joan Miquel Munoz. Ce sont eux qui vont narrer les aventures de nos héros et par les modulations de leurs voix nous en révéler les moments d’espoir ou d’abandon pour ce qui concerne le fantôme du guerrier mort qui retrouve son luth et par la même ses meilleurs souvenirs ou le harcèlement du pêcheur qui veut garder le manteau de plumes qu’il a trouvé et résiste  à la jeune sylphe qui le lui réclame.

Mais c’est au centre du plateau que se concentre la représentation, en fond de scène se dresse une immense cloison translucide dont le savant éclairage (Etienne Exbrayat) laisse entrevoir des ombres, des silhouettes. De là surgira le personnage tragique par excellence, celui qui les incarne tous le merveilleux danseur Kaiji Moriyama. Sa magnifique silhouette, au milieu d’immenses voiles blancs est en soi une apparition prodigieuse qui nous place dans ce monde de l’étrangeté qui constitue celui des personnages. Ses mouvements amples,parfois acrobatiques, en font une danse légère, aérienne,fascinante qui peut évoquer aussi les postures des sports de combats japonais.

La musique de Kaija Saariaho si nuancée, si raffinée et ici si bien interprétée et accompagnée, nous fait vivre un moment exceptionnel où se mêle subtilement Orient et Occident.

Représentation du 16 septembre au Maillon

Marie-Francoise Grislin

TNS et MUSICA

Donnez-moi une raison de vous croire

C’est le spectacle qui doit marquer l’entrée dans la vie professionnelle du groupe 46 de l’école tu TNS et l’on en ressort saisi par sa totale pertinence.


Il résulte d’un magnifique travail de groupe qui a débuté par une belle concertation entre le musicien et en l’occurrence metteur en scène Mathieu Bauer et la jeune dramaturge Marion Stenton qui propose un texte largement inspiré de leurs recherches et nombreuses lectures, entre autres, de Kafka avec son texte sur l’Amérique en passant par des études économiques de chercheurs actuels comme Alain Supiot et David Graeber auteur de « Bureaucratie, l’utopie des règles »(chez Actes Sud).

Avant même de pénétrer dans la salle de spectacle, nous voici détenteur d’un tract qui annonce avec force détails alléchants que « Le Grand Théâtre d’Oklahoma » embauche et appelle les candidats ce jour pour la première et dernière fois. Chaque entrée de spectateur est saluée par une charmante réceptionniste installée côté cour qui vous rappelle « n’oubliez pas la photo » et vous prie aimablement de vous installer. Nous  voici donc traités en candidats ! toutefois cette opération réitérée l’épuise, elle soupire et l’idée de tout abandonner pour se livrer à sa passion qui est le chant lui revient régulièrement.

Cette première scène est un beau prélude pour la suite qui voit arriver les prétendus candidats, remplis d’espoir et pour qui commence une attente dans laquelle tout paraît dénué d’efficacité. C’est bien le monde kafkaïen tel qu’on le conçoit fait d’étrangeté et d’absurdité. Chacun se retrouve livré à ses obsessions, ses désirs difficiles à avouer, sa peur d’être encore une fois incompris, exclus, prêt du coup à accepter une proposition qui n’a rien à voir avec ce qu’il croit pouvoir faire comme c’est le cas pour celui embauché comme portier et n’en revient pas de cette proposition qu’il accepte malgré tout.

Le ras- le- bol s’installe chez nombre d’entre eux qui errent d’un bureau à l’autre remplissant encore une fois les formulaires obligatoires. Leurs allées et venues, leur dispersion, leur regroupement constitue parfois une sorte de ballet (regard chorégraphique de Thierry Thieù Niang).

 Des personnalités se dessinent avec leurs tics de langage créant un comique de répétition qui rend plus léger cette approche des situations en soi pénibles mais dont le burlesque finit par dominer. Il y a celui qui parlera de suicide en en proposant différents moyens, celui qui ne cesse de dire qu’il peut rester debout… celle dont le frère a détruit tous ses papiers…Quant à la cheffe, elle descend de son bureau situé dans les hauteurs, toujours joviale et sûre d’elle pour tenir les discours réconfortants et affirmer que cette entreprise ne questionne que pour trouver les meilleures réponses.

On pourrait dire que chacun s’accroche à sa partition à l’instar des musiciens qui ont installé leur petit orchestre à cour, participant, accompagnant ces déambulations d’une musique bien rythmée, composée par Sylvain Cartigny à la guitare et aux claviers, à laquelle s’ajoutent  des reprises d’airs connus et populaires, Mathieu Bauer n’étant pas en reste à la batterie et à la trompette pour relancer des actions farfelues sans oublier que la musique électro-acoustique de Jean Philippe Gross participe grandement à cette ponctuation de la narration.

Avec conviction, détermination, jouant de leur corps, de leur voix les comédiens nous ont fait une belle démonstration de leur capacité à nous plonger dans  ce monde redoutable du travail  qui abandonne plus de gens sur le bord de la route  qu’il  n’en recueille quoiqu’il en dise. Et le chant choral qu’ils entonnent pour clore la pièce qui dit « non » à la question « les choses ont-elles changé ? » démontre à quel point l’avenir est sombre et combien le choix de leur travail est d’une grande justesse.

Avec Carla Audebaud, Yann Del Puppo, Quentin Ehret, Kadir Ersoy, Gulliver Hecq, Simon Jacquard, Emilie Lehuraux, Aurore Levy, Pauline Vallé, Cindy Vincent, Sefa Yeboah
Les musiciens, Sylvain Cartigny, Mathieu Bauer, Jessica Maneveau, Antoine Hespel, Ninon Le Chevalier, Thomas Cany, Foucault De Malet.
Scénographie, Clara Hubert, Ninon Le Chevalier, Dimitri Lenin
Lumière, Zoé Robert
Son, Foucault De Malet
Régie lumière, Thomas Cany
Régie son, Margault Willkomm
Régie générale, Jessica Maneveau

Représentation du 23 Septembre

Par Marie-Françoise Grislin

Festival Musica

C’est dans un Palais des Fêtes rénové que nous sommes conviés à suivre l’ouverture du Festival avec déjà un grand nom à l’affiche, Georges Aperghis, un compositeur venu maintes fois à Musica.


L’œuvre qu’il propose « Migrants » n’est, bien sûr, avec un tel titre, pas destinée à plaire ou à être un divertissement. Dès les premières mesures entendues, la puissance et la vitalité de la partition signent une œuvre engagée. Rien de surprenant de la part de ce compositeur grec qui a connu l’exil et veut en témoigner, bouleversé qu’il est par les situations de détresse dont son pays d’origine fut le théâtre et par celles de tous ces gens qui errent actuellement encore à travers l’Europe.

Il propose un oratorio en cinq mouvements dont les trois premiers ont été créés en 2017 à Hambourg et répondaient à une commande de l’Ensemble Resonanz.

C’est cet ensemble, dirigé avec ferveur par le chef italien Emilio Pomarico, composé de 18 cordes 3 percussionnistes et 2 pianistes qui interprète cette œuvre saisissante à bien des égards puisqu’elle nous plonge sans ménagement dans la détresse et dans l’horreur. Pour en saisir la portée la partition est confiée aux cordes qui, de tous leurs sons aigus, stridents, parfois saccadés amènent en nous un vrai bouleversement.

La musique n’est pas seule à nous interpeler des textes vont être déclamés, chantés, inspirés pour certains par des propos de migrants mais surtout par des citations du livre de Joseph Conrad « Au cœur des ténèbres » et des phrases comme celle-ci nous serrent le cœur :

« Ils mouraient à petit feu, c’était très clair ce n’étaient point des ennemis ce n’étaient point des criminels ce n’était plus rien de ce monde-ci désormais »

 Ces poèmes sont chantés avec conviction par deux chanteuses très engagées dans le répertoire contemporain, la soprano polonaise Agata Zubel et la mezzo-soprano ukrainienne Christina Daletska .

C’est dans le troisième mouvement qu’on entendra ce leitmotiv :
« Je suis allé un peu plus loin, puis un peu plus loin encore, jusqu’au jour où je me suis retrouvé si loin que je ne sais pas comment je pourrai jamais revenir »

Le quatrième mouvement est un concerto pour altiste, une grande pause musicale où l’on a pu savourer les talents, la virtuosité, la finesse et la puissance de jeu de cette grande artiste strasbourgeoise qu’est Geneviève Strosser. Un moment pour réfléchir à toutes ces réalités bien dures qui ont été évoquées.

Enfin, pour la première fois sera interprété le cinquième mouvement dans lequel alternent les bruissements et les éclats de la musique pendant que le texte parle de cris, de lamentation, de clameur et de disparition ; texte d’une infinie tristesse sur lequel s’achève cette œuvre à la fois poétique et réaliste destinée à marquer les esprits et qui, c’est sûr les marquera par l’implacable justesse de son propos  tel qu’il est mis en œuvre par la musique  et le chant.

Musica le 15 septembre 2022 au Palais des Fêtes

Marie-Françoise Grislin

Saison de l’OPS

Pièce musicale d’une grande beauté lyrique, le Requiem de Verdi est aussi une œuvre théâtrale aux allures de spectacle visuel séduisant généralement un large public. Donnée lors d’un unique concert le vendredi 9 septembre, l’œuvre fit plus que salle comble, bien de demandes n’ayant pu être satisfaites. Autour de l’orchestre et de son chef Aziz Shokhakimov, les parties vocales étaient assurées par le Chœur Philharmonique de Brno  associé à celui de l’Opéra du Rhin et par un quatuor de haut niveau composé de la soprano Serena Farnocchia, de la mezzo Jamie Barton, du ténor Benjamin Bernheim et de la basse Ain Anger.


Depuis sa création en 1874, la plupart des grands chefs d’orchestre ont aimé donner ce requiem. Deux tendances s’y sont fait entendre, celle des chefs lyriques privilégiant la beauté d’écriture du chant verdien et celle des symphonistes s’attachant davantage à la texture orchestrale. Parmi les grands chefs du passé, Herbert von Karajan excellait dans la synthèse de la dimension lyrique et de la puissance symphonique. Ici même à Strasbourg, on garde le souvenir des grandes prestations d’Alain Lombard dans les années 1970 et de celles de Jan Latham-Koenig au tournant du siècle.

Parfois, il se trouve aussi des chefs qui conduisent l’œuvre en sous-régime, installant un climat quelque peu anesthésié. On se souvient d’une interprétation de ce genre à l’Opéra de Paris en 2013, sous la houlette de Philippe Jordan. Ainsi qu’on peut l’imaginer, Aziz Shokhakimov se situe aux antipodes. Il ferait même partie de ceux qui, dans cette œuvre, pensent que mieux vaut une double dose de décibels et des tempos accélérés. Il n’y a rien là d’en-soi rédhibitoire, d’autant plus que les moments lyriques sont, quant à eux, joués avec une grande retenue sentimentale. Quelques-uns de ses collègues prestigieux l’ont d’ailleurs précédé dans cette voie. On pense notamment à d’autres grands chefs du passé comme Igor Markevitch ou Leonard Bernstein, ou plus anciens encore comme Arturo Toscanini, tous ayant enregistré de grandes versions à la fois décantées et dramatiques de l’œuvre, bénéficiant il est vrai d’un temps de préparation probablement supérieur à celui d’un concert. Celui du vendredi 9 septembre laissera, en tous cas, une impression contrastée avec une première partie certes très démonstrative mais quelque peu froide et désincarnée. On sent pourtant une indéniable volonté d’engagement mais aussi une certaine crispation d’ensemble. Chœurs et orchestre vont-ils jusqu’au bout des attentes du chef ? Quelques options surprennent : au tout début de l’œuvre, le bref Te decet hymnus, écrit a capella (sans accompagnement instrumental) gagne-t-il vraiment à être ainsi crié ? Si le début du Dies Irae ne manque pas de grandeur, le Tuba Mirum qui suit pâtit vraiment d’une fâcheuse précipitation, à la limite de la confusion. Toujours est-il que dès le début de la seconde moitié de l’œuvre, l’Offertorio fait entendre un changement bienvenu,avec une souplesse de jeu, une ferveur et une qualité de chant impressionnantes. Le Sanctus qui  suit estabsolument parfait dans la pureté de son style, l’Agnus Dei et le Lux Aeterna se révèlent  pleins de poésie et de magie. Quant au Libera me, c’est undes plus libérateurs qui soit. A ce sujet, la reprise de la musique du Dies Irae au milieu de ce dernier épisode donne la mesure de l’évolution du chœur comparée à sa même prestation, quelque peu crispée, au début de l’œuvre. La puissance sonore est toujours là, à la limite du cri, mais le chant rayonne bien davantage. Un concert prenant, mais inégal.

                                                                                   Michel Le Gris

John Nelson

Les 7 et 8 juin derniers, la saison de l’OPS s’est achevée avec un évènement musical d’importance : l’enregistrement public de la symphonie dramatique d’Hector Berlioz, Roméo et Juliette. Un concert de qualité superlative et dont on se souviendra d’autant mieux qu’il a fait l’objet, au cours des deux soirées, d’un enregistrement par la firme Warner. Le chef américain John Nelson aura ainsi ajouté une pierre de plus à son projet discographique d’une intégrale Berlioz, entamée il y a quatre ans à Strasbourg avec Les Troyens, suivi de La Damnation de Faust ; deux enregistrements ayant l’un et l’autre, suscité commentaires élogieux et reçu d’innombrables distinctions. On ne prend pas de gros risques en annonçant un probable accueil du même type pour ce Roméo et Juliette d’exception.


Je ne manquerai pas, lors de la publication de l’enregistrement au printemps prochain, de me livrer à une analyse en détail de l’interprétation. Mais globalement, celle entendue le mardi 7 juin laisse sur une étonnante impression de fraîcheur et de jeunesse, particulièrement remarquable quand elle est insufflée par un chef octogénaire, doté au demeurant d’une verve et d’une vitalité peu communes. Sous sa houlette, l’orchestre d’une centaine de musiciens fait preuve d’une souplesse et d’une spontanéité de jeu qui, tous pupitres confondus, le place au niveau des meilleurs. La distribution vocale, elle aussi, est au sommet : on se réjouit de retrouver la mezzo Joyce Didonato, ici dans le rôle de Juliette. Quant au ténor Cyrille Dubois, il offre sa voix lumineuse à un Roméo fervent et passionné. Pour le Père Laurence, le chant, le phrasé et la diction de la basse Christopher Maltmann surclassent tout ce que j’ai pu entendre, dans ce rôle, jusqu’ici. Enfin les Coro Gulbenkian de Lisbonne (déjà remarqués dans La Damnation) et le Chœur de l’Opéra du Rhin, excellemment préparés par leurs chefs respectifs (parfois présents sur scène), auront rayonné par la qualité de leur chant et leur puissance vocale. Conçus dans le cadre de l’enregistrement, les déplacements scéniques des deux chœurs, tantôt au fond de la scène pour le petit chœur du début, puis de chaque côté et à mi-hauteur des rangées de fauteuil dans la seconde partie, enfin dans les premiers gradins devant l’orchestre lors de la scène finale auront ajouté à l’ambiance sonore et à l’atmosphère théâtrale. Son enthousiasme à maîtriser de tels dispositifs jointe à la puissance de son inspiration aura valu à John Nelson une ovation interminable, de la salle bien sûr, mais aussi de l’ensemble des musiciens sur scène.

Par Michel Le Gris

Photo © Nicolas Roses

Le temple de la musique polonaise

Parcourir les 120 ans de l’Orchestre philharmonique de Varsovie, c’est entrer non seulement dans l’histoire de la musique polonaise mais également dans l’histoire de la musique classique des 20e et 21e siècles. Mais parcourir ces 120 années, c’est d’abord arpenter un bâtiment majestueux entre travées, coulisses et salons d’honneur où les souvenirs se racontent par centaines. Dans chaque recoin se lisent et s’entendent des notes tirées d’abord de la figure musicale tutélaire de la Pologne : Frédéric Chopin et en premier lieu du concours éponyme qui, tous les cinq ans, vient couronner une nouvelle étoile au firmament de l’instrument-roi. De Martha Argerich à Maurizio Pollini en passant par Yakov Zak ou Seong-Jin Cho, chaque vainqueur a fait résonner son exceptionnel talent en compagnie de l’orchestre. Citons deux exemples : Kristian Zimmermann, vainqueur en 1975 et dont l’interprétation des concertos de Chopin en compagnie de l’orchestre tient toujours lieu de référence ou Rafaël Blechaz, pianiste polonais surdoué qui rafla tous les prix trente plus tard, en 2005. Deux exemples qui se sont inscrits dans cet incroyable héritage musical polonais.

Warsawphil © DEES

Parcourir les 120 ans de l’Orchestre philharmonique de Varsovie, c’est aussi voyager dans la création contemporaine en compagnie d’un quatuor incroyable : Karol Szymanowski, Henryk Gorecki, Witold Lutoslawski et Krzysztof Penderecki, disparu récemment. Leurs œuvres qui appartiennent aujourd’hui au répertoire et ont marqué de leurs empreintes indélébiles l’histoire de la musique classique résonnent encore ici de leurs échos, qu’il s’agisse de la deuxième symphonie de Gorecki créé par Andrzej Markowski le 22 juin 1973 ou quelques vingt ans plus tôt, le célèbre concerto pour orchestre de Witold Lutoslawski écrit en 1950-54 à l’initiative du directeur artistique de l’Orchestre philharmonique de Varsovie, Witold Rowicki.

Ce prestigieux quatuor de génies ne saurait cependant faire oublier d’autres brillants compositeurs polonais, Andrezj Panufnik ou Ignacy Jan Paderewski, le pianiste devenu président de la République polonaise et dont on joue encore aujourd’hui le concerto pour piano. Cette exceptionnelle tradition a ainsi inscrit dans l’ADN culturel de la Pologne, un rapport particulier à la musique qui se mesure chaque année lors du Festival Beethoven de Varsovie qui attire une foule toujours plus nombreuse et où se croisent solistes légendaires et nouveaux talents mais également habitués de longue date et jeunes mélomanes en herbe. 

Par Laurent Pfaadt

Retrouvez la programmation de la Philharmonie de Varsovie sur http://www.filharmonia.pl

vent de liberté

Deux concerts de l’OPS durant le mois de mai nous ont fait découvrir un chef invité, particulièrement apprécié du public comme de l’orchestre et une jeune violoniste de talent, tous deux se produisant pour la première fois à Strasbourg.

Le jeudi 12 mai au soir, dès les premières mesures du Don Juan de Richard Strauss, on est saisi par la puissance, la clarté, la beauté du son de l’orchestre. D’origine finlandaise, Hannu Lintu déploie une battue de large envergure, assortie d’une main gauche donnant des indications très efficaces. Toutes les voix de l’orchestre sont magistralement travaillées, du quatuor à cordes souple et virtuose aux pupitres de cuivre rutilants, sans oublier une petite harmonie particulièrement soignée et volontairement mise en avant. L’interprétation du chef souligne le côté grandiose, mais sans exagération ni grandiloquence. On retrouve cette même musicalité éloquente et brillante dans Mort et transfiguration, le chef d’œuvre de jeunesse de Richard Straussjoué en fin de concert. Dans l’immense crescendo qui conclut ce poème symphonique, la noblesse de timbre et l’opulence du son émises ce soir-là par les musiciens du philar sont vraiment prodigieuses. Directeur de l’Orchestre de la radio finlandaise, invité de grands orchestres comme le London Philharmonic, le National de Russie ou le Symphonique de Chicago, Hannu Lintu, peu connu en France, va prochainement diriger Der fliegende Holländer à l’Opéra de Paris. On aimerait bien réentendre ce chef dans d’autres répertoires.

Encadrées par ces deux poèmes symphoniques de Strauss, deux œuvres de musique contemporaine figuraient à l’affiche du concert. Ciel d’hiver de la finlandaise Kaija Saariaho est un fort agréable morceau contemplatif, enveloppant l’auditeur dans un kaléidoscope de timbres très colorés. Créé à Londres en 1970 par Mstislav Rostropovitch, le commanditaire de l’œuvre, le concerto pour violoncelle de Witold Lutoslawski est une œuvre assez énigmatique mais plutôt prenante, où le  soliste semble vouloir faire souffler un vent de liberté cherchant à entraîner les autres instruments d’un orchestre dont les cuivres opposent une autre attitude, aux allures autoritaires et tranchantes. Le soir du 12 mai 2022, ce concerto bénéficie du soutien de la grande violoncelliste Sol Gabetta, tout juste auréolée de son titre de ‘’soliste instrumentale de l’année’’ aux Victoires de la musique classique 2022.

Une semaine plus tard, le jeudi 19, la violoniste néerlandaise Simone Lamsma remplaçait sa consoeur souffrante, Patricia Kopatchinskaja, dans ce chef d’œuvre de la littérature concertante qu’est le premier concerto pour violon de Dimitri Chostakovitch. D’une extrême difficulté technique, cette partition est loin de lui être inconnue puisqu’elle l’a enregistrée, il y a déjà quelques années. Avec une virtuosité confondante, elle opte, de la première à la dernière note,  pour une vision  d’une grande noirceur, partagée par un orchestre dirigé par son jeune directeur, Aziz Shokhakimov. On garde aussi le souvenir d’une autre belle prestation d’il y a une quinzaine d’années, celle de Christian Tetzlaff et de l’orchestre alors dirigé par Marc Albrecht, jouant quant à eux la carte d’un dernier mouvement lumineux et libérateur.

Le reste du programme était entièrement consacré à Prokofiev, avec une symphonie classique ouvrant la soirée et les deux suites tirées du ballet Roméo et Juliette qui la concluaient. D’un style d’ensemble excellent, faisant bien la part du côté pastiche et de la modernité de cette étonnante composition, la symphonie classique pâtissait cependant d’un jeu d’orchestre un peu imprécis et manquant de flamme, dans le premier mouvement notamment. Il est vrai que débuter un concert avec cette œuvre si périlleuse est toujours un pari risqué. Le programme Prokofiev faisant l’objet d’un enregistrement pour Warner, les musiciens et les techniciens du son auront eu tout le samedi suivant pour parfaire le travail.

Entendues dans le cadre d’un concert, les deux suites de Roméo et Juliette furent un très beau moment. Dans la perspective d’une publication discographique, compte tenu du nombre de grandes interprétations existantes (soit sous forme du ballet complet, soit sous forme des suites n°1 et 2 ou, comme souvent, d’un assemblage personnel du chef d’orchestre), on se dit que certains moments seraient sûrement à reprendre, voire peut-être à approfondir. Si Shokhakimov obtient des musiciens un jeu vraiment remarquable dans ces grands moments d’action que sont la scène du bal ou encore la Mort de Tybalt, dont la marche funèbre énoncée par l’excellent pupitre des cors vous cloue dans le fauteuil, en revanche d’autres épisodes emportent moins l’adhésion : d’une froide perfection, le tableau conclusif de Roméo sur la tombe de Juliette pourrait néanmoins gagner en puissance dramatique et émotionnelle. Dans les épisodes lyriques comme la scène du balcon ou celle de la séparation entre les deux amants, Shokhakimov tourne heureusement le dos à toute espèce de mièvrerie. Reste cependant que le sentiment n’y est  nullement absent. Dans son génie, Prokofiev a conçu une forme d’expression sentimentale dénuée de tout romantisme ; il importe de parvenir à la restituer. C’est l’un des enjeux de l’interprétation de cette partition extraordinaire. Dans un passé discographique déjà lointain, deux chefs, au demeurant bien différents – le tchèque Karel Ancerl et le Suisse Ernest Ansermet — étaient parvenus, chacun à leur manière, à faire entendre ce lyrisme épuré. Aziz Shokhakimov retrouvera vers la fin de l’été l’ensemble de ses musiciens pour parfaire ce travail bien commencé. Le CD devrait paraître au printemps 2023.

Michel Le Gris