L’histoire sans fin

Visages, photos, dessins : le goulag se raconte dans quelques livres magnifiques

Avant de lire le livre de Levan Berdzenichvili, on se pose cette question : est-ce que révélation est synonyme de fin ? Est-ce qu’après le choc mondial que représenta la révélation du goulag par Chalamov puis surtout par la figure si écrasante et mondialement célèbre d’Alexandre Soljenitsyne, le système avait-il pris fin ? Est-ce qu’après la fameuse déclaration d’Helsinki puis la mort d’un Brejnev qui représenta la queue de comètes d’un système répressif visant à enfermer des dissidents, l’histoire du goulag avait-elle cessé ?A lire l’incroyable livre d’Euphrosinia Kersnovskaïa, on pensait tout connaître, on croyait que le goulag avec ses camps de travail, ses villes de relégations, ses morts de froid et de faim, ses condamnations sans fin, appartenait au passé, celui d’un stalinisme révolu.

Avec Levan Berdzenichvili, il n’en fut apparemment rien. Cet intellectuel géorgien fut envoyé au goulag en 1983, soit quelques années avant la chute de l’URSS, en Mordovie plus précisément, pour avoir créé un parti politique indépendantiste, pour avoir rêvé de démocratie, de liberté.  Son récit qui tranche immédiatement par son ton burlesque, ironique et parfois comique offre ainsi une autre façon de présenter le goulag.

Les journalistes de Novaïa Gazeta Anna Artemeva et Elena Ratcheva sont également allées à la rencontre des derniers témoins de l’univers concentrationnaire soviétique, victimes comme bourreaux pour montrer la persistance de l’idéologie malgré la fin du système. Dans leur livre absolument incroyable qui n’a malheureusement pas rencontré l’écho qu’il méritait, le lecteur voit se dessiner la géographie du goulag, de la Sibérie au Kazakhstan en passant par l’Extrême-Orient. Abondamment illustré, le livre donne corps à cette tragédie avec ces objets du quotidien, ces écuelles, ces cuillères qui sortent le goulag des concepts pour le rendre palpable. « Il y tenait, à cette cuiller : elle avait fait tout le Nord avec lui, fondue qu’elle était – dans le sable, à partir d’un fil d’aluminium – par ses mains à lui, et portant gravée l’inscription : Oust-Ijma, 1944 » raconte ainsi l’un des témoins.

Le ton, les photos. Mais également le dessin. Le témoignage d’Euphrosinia Kersnovskaïa considéré comme « l’un des grands livres du 20e siècle » par l’écrivaine russe Ludmila Oulitskaïa, qui publie ces jours-ci une série de nouvelles, demeure singulier par son expression : le dessin. Documentant son expérience dans près de 700 dessins, elle livre un ouvrage qui se lit, se feuillète, se regarde encore et encore. Déportée pendant la seconde guerre mondiale de sa Bessarabie natale, elle connut les camps de travail et la relégation dans les villages de peuplement. Elle occupa de nombreux emplois (mineure, infirmière, travail sur un chantier d’abattage). Le lecteur met ainsi des visages (souvent décharnés) sur ces spectres, sur ces « squelettes vivants » mais également sur toutes ces souffrances, et ces injustices. Si le zek s’écrit au féminin, chacun à sa manière, évoque le combat sans cesse renouvelé qu’il mena pour conserver sa dignité, pour affronter l’injustice du bourreau et le ridiculiser.

Quel que soit le ton employé, tous décrivent le goulag comme le lieu d’une société de bannis qui mêle les classes sociales. Il y a là les dissidents, les prostituées ou les enfants de rabbins. Tous décrivent bien évidemment la faim – « immense est le pouvoir de la faim sur l’être humain » affirma Euphrosinia Kersnovskaïa – mais également le froid et les poux. Lev Voznesenski, ancien journaliste à la télévision d’Etat, déporté près d’Omsk en 1950 et aujourd’hui âgé de 96 ans ne dit pas autre chose : « Nous avions atrocement faim. Les gens farfouillaient dans les fosses à ordures avec les rats. Ils raclaient la bave qui se trouvait sur la table en bois du réfectoire et la mangeait. »

Dans ces pages, chaque histoire est un roman vrai à lui tout seul, une tragédie que l’on croit sorti d’un scénario.

En refermant ces trois livres, on se pose toujours cette même question mais cette fois-ci en regardant non plus derrière soi mais devant : est-ce que révélation est synonyme de fin ? « Donc, en effaçant de sa mémoire une vérité terrible, on laisse une place vide dans laquelle le mensonge vient se glisser. Et l’ignorance est impuissante » écrit Euphrosinia Kersnovskaïa. On ne peut que répondre, dans la Russie d’un Poutine qui se voit en nouveau Staline, que la réponse est une fois de plus non.

Par Laurent Pfaadt

Levan Berdzenichvili, Ténèbres sacrées, les derniers jours du goulag, traduit du géorgien par Maïa Varsimashvili-Raphael et Isabelle Ribadeau Dumas, Editions Noir sur Blanc, 272 p.

Anna Artemeva et Elena Ratcheva, Voix et visages du goulag. Ultimes témoins des camps soviétiques, traduit du russe par Bertrand Jeuffrain, préface de Nicolas Werth, Editions Les Quatre Vivants, 430 p.

Euphrosinia Kersnovskaïa, Envers et contre tout, chronique illustrée de ma vie au goulag, traduit du russe par Sophie Benech, éditions Christian Bourgois/Interférences, 624 p.