Malaise dans la civilisation

Dans ce livre palpitant, Maya
Jasanoff nous offre, à travers
l’œuvre de Joseph Conrad, de
regarder l’état de notre propre
civilisation

Parcourir le monde de Joseph
Conrad, c’est arpenter les couloirs
tortueux et les recoins malsains du
nôtre. C’est, pour Maya Jasanoff,
professeur à Harvard, qui a suivi
les traces de l’écrivain britannique,
de sa Pologne natale au Congo en
passant par les mers d’Asie du Sud-
est, questionner les versions contemporaines du capitalisme, de
l’impérialisme et du nationalisme.

Son livre est bien entendu la biographie littéraire d’un auteur
influencé par Dickens qui se détacha progressivement des écrivains
« exotiques » comme Rudyard Kipling ou Henry Rider Haggard pour
acquérir une forme d’universalisme. Mais il ne se cantonne pas qu’à
cela, se voulant également livre d’histoire, manuel de philosophie et
surtout essai sur l’état de notre civilisation contemporaine. A
travers, à chaque fois, le prisme de l’auteur anglais. Celui-ci a d’abord
nourri ses romans de ses expériences personnelles, notamment
dans la marine marchande en Asie du sud-est et au Congo. Ainsi
quelques-uns de ses grands personnages tels que Kaspar Almayer,
Lord Jim, Kurtz ou Marlow naquirent d’histoires entendues et
d’expériences vécues.

Mais Conrad ne se contenta pas de rester sur le pont et d’écouter
l’histoire officielle. Il descendit dans les cales poisseuses et puantes
du 19e siècle ou sur les rives de ces territoires et idéologies inconnus
et s’enfonça dans les ténèbres de nos civilisations occidentales pour
en dévoiler le cœur. Dans ces récits, nous dit Conrad, le progrès
pousse les hommes à sacrifier leurs consciences, leurs morales et
leurs environnements. « Le problème pour Conrad n’était pas que les «
sauvages » fussent inhumains. C’était que n’importe quel humain pût être
un sauvage »
écrit ainsi Maya Jasanoff. L’ivoire d’Au cœur des ténèbres
et la mine d’argent de Nostromo en sont des exemples significatifs.
Conrad manifesta ainsi une incroyable clairvoyance sur ce qui ne
portait pas encore le nom de mondialisation. Nul doute qu’il aurait
écrit un autre chef d’œuvre si la quête du pétrole avait été plus
précoce. Technique, civilisationnelle ou économique, la vision du
progrès chez Conrad a ainsi conduit vers plus de servitude.

Dans un effet de miroir proprement sidérant, Maya Jasanoff insère
les romans de Conrad dans la conception que ce dernier eut de son
époque. En cela, il s’est révélé d’une prescience proprement
stupéfiante. L’auteur montre ainsi comment Conrad réussit à
dévoiler dans ses moindres détails toute la complexité de l’âme
humaine, expliquant ainsi la pérennité, de génération en génération,
de ses héros. Tout le monde se reconnaît à la fois dans la grandeur et
la lâcheté d’un Lord Jim. C’est donc en puisant dans les récits et les
êtres humains qu’il écrivit ses chefs d’œuvre mais – et à ce titre
l’ouvrage de Maya Jasanoff est aussi un formidable livre sur la
création littéraire – il ne les rendit immortels qu’en leur instillant le
cynisme qui l’animait et qu’il chercha au fond de ses propres
ténèbres qui n’étaient finalement qu’un condensé de cette
civilisation dans laquelle il évoluait.

Laurent Pfaadt

Maya Jasanoff, Le monde selon Joseph Conrad
Chez Albin Michel, 430 p.