Tu seras une femme, ma fille

Les Mémoires de jeunesse de Vera Brittain, icône du pacifisme et du féminisme, enfin traduites

Il aura fallu attendre plus d’un demi-siècle pour enfin pouvoir lire les fameuses Mémoires de jeunesse de Vera Brittain (1893-1970) devenue outre-Manche le symbole du pacifisme et du féminisme. Parues en 1933, elles témoignent non seulement d’une femme engagée dans un siècle d’hommes mais surtout d’une clairvoyance assez incroyable sur les ravages d’un siècle qui n’en était alors qu’à ses débuts.


Fille d’un industriel du papier, née en 1893, Vera Brittain a très vite fait l’apprentissage du combat. Celui de l’aliénation de sa condition pour entrer à Oxford d’abord. Celle de la guerre, la vraie, ensuite. Elle a vingt-et-un ans lorsque la première guerre mondiale débute. Dans ses pages, cette dernière est d’abord lointaine, presque romantique. A l’instar d’un Hemingway, ambulancier, elle va traverser le conflit aux premières loges en tant qu’infirmière. Elle aurait pu être la Catherine Barkley de L’Adieu aux armes mais c’était mal connaître notre héroïne car là s’arrête la comparaison. Tandis que le futur prix Nobel de littérature fit de la guerre la matrice héroïque de ses futurs récits, Vera Brittain, confrontée aux morts, aux mutilations, à la peur de ces blessés qui reviennent d’Ypres, de Passchendaele ou de la Somme, délivre des jugements implacables sur cette guerre qui « produit plus de criminels que de héros ; que, loin d’exalter la noblesse de ceux qui y prennent part, elle n’en extrait que le pire. »

Il faut dire que le premier conflit mondial lui coûta l’amour de sa vie, Roland, ainsi qu’Edward, son frère bien-aimé, tué sur le front italien en juin 1918 et auprès de qui elle voulut reposer après sa mort en 1970. Ces pertes la plongèrent dans une tristesse infinie et façonnèrent chez elle un pacifisme dont elle ne se départit jamais et qu’elle alla défendre jusqu’à la tribune de la toute nouvelle Société des Nations puis dans le magazine Peace News où elle prit, après la seconde guerre mondiale, des positions contre le colonialisme et le nucléaire. « Chaque fois que je songe à la guerre aujourd’hui, je ne la vois pas comme un été mais toujours comme un hiver : je la vois toujours aussi froide, sombre et douloureuse, avec parfois au milieu un moment d’enthousiasme fugace et irrationnel qui nous exalte et nous réchauffe » écrit-elle. Derrière elle se dresse une autre figure littéraire de marbre : celle du grand Rudyard Kipling qui perdit son fils et avec qui elle mêle ses larmes pour pleurer ces proches qu’ils n’ont pas pu sauver. 

Mais les Mémoires de jeunesse ne sont pas que les simples confessions d’une jeune fille de la bonne société britannique confrontée à la fureur du premier conflit mondial. Il y a dans ces pages de réelles qualités littéraires façonnées par une grande culture qui permet au lecteur de voyager dans la littérature britannique du 19e siècle. Elle-même semble devenir l’héroïne de sa propre histoire, le roman d’apprentissage d’une jeune femme brillante parfois naïf qui avance dans ce monde qu’elle connaît peu tout en lui faisant face avec courage et lucidité. Une héroïne à la Henry James.

Publié il y a 90 ans, le succès des Mémoires de jeunesse ne s’est jamais démenti. En 2014, le livre a même été adapté par la BBC. Oscar Wilde a dit un jour dit qu’un classique est un livre que l’on s’abstient de lire car on pense avoir tout saisi par ouï-dire. Aujourd’hui, avec cette traduction signée de la grande Josée Kamoun accompagnée de Guy Jamin, le bouche à oreille ne fait que commencer.  Il est donc plus que temps que ce livre, d’ores et déjà un classique, prenne place dans nos bibliothèques. 

Entre Hemingway et Kipling.

Par Laurent Pfaadt

Vera Brittain, Mémoires de jeunesse, traduit de l’anglais par
Josée Kamoun et Guy Jamin
Viviane Hamy Editions, 736 p.