Un étendard littéraire

La collection Sindbad fête ses cinquante ans. L’occasion de revenir sur un demi-siècle de littérature arabe

« Amitié d’un jour, souvenir d’une minute » dit le proverbe arabe. Avec les éditions Sindbad, ces souvenirs se comptent en heures. Aujourd’hui intégrées aux éditions Actes Sud comme une évidence, Sindbad fête ses cinquante ans, seulement, tant les souvenirs de lecture se bousculent dans l’esprit des lecteurs que nous sommes.

Lorsqu’en 1972, Pierre Bernard fonde les éditions Sindbad avec comme ambition de faire découvrir les lettres du Proche et Moyen-Orient, auxquelles viendront s’ajouter la bibliothèque turque, il ne se doute pas qu’il ouvre, pour le plus grand plaisir des amoureux de littérature, une joyeuse boîte de Pandore. Sortiront de cette dernière quelques génies : les grands anciens de Rûmi à Ibn Arâbi en passant par Omar Khayyâm et Ibn Khaldun; et les modernes bien sûr : Mahmoud Darwich, Elias Sanbar, Adonis qui composa un poème pour Pierre Bernard et bien évidemment le grand Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1988 qui dit de Pierre Bernard qu’il « avait l’âme d’un pionnier ». Car Bernard fut le premier à croire en l’écrivain égyptien quand la totalité du monde éditorial français se détournait de ce dernier.

Sindbad a également donné un écho à de nouvelles voix littéraires arabes qui prêchaient parfois dans le désert ou étaient plus entendues de l’autre côté de l’Atlantique. Sindbad s’est ainsi aventuré sur des terrains inconnus, instables avec des auteurs, des voix contestatrices promptes à briser quelques dogmes et à dévoiler les tabous de ces sociétés conservatrices. Ces auteurs ont ainsi trouvé dans cette collection des échos à leur immense courage. Hâpy (2022) de Taleb Alrefai qui évoque l’histoire de Rayyane, un transgenre koweïtien est un bon exemple de cette audace éditoriale. En 1995, Mohammed Dib referma le tombeau de Pierre Bernard, pharaon des lettres enseveli avec ses 160 livres. Mais ce dernier avait souhaité que sa pyramide resta ouverte et Sindbad, passé sous la bannière d’Actes Sud et de Farouk Mardam-Bey, enrichit le catalogue de la maison arlésienne de quelques 400 nouveaux titres jusqu’à aujourd’hui tout en demeurant fidèle à l’esprit originel de son fondateur.

De pyramide, Sindbad se mua en bibliothèque, comme celle qui jadis à Alexandrie, tenta de contenir entre ses murs une civilisation. Une bibliothèque qui a permis aux lecteurs français de découvrir les richesses et les subtilités de cette civilisation arabe plus que millénaire et de ses nuances quand tout le monde la pensait monolithe. Et si les auteurs de Sindbad demeurent les piliers de cette bibliothèque, elle a permis aux traducteurs, ces gardiens, ces passeurs de mots et d’idées de faire rayonner la langue française au-delà de nos frontières. Cet anniversaire est également le leur. Car ne nous méprenons pas, l’action de Sindbad constitua et constitue toujours l’étendard littéraire d’une France qui a construit, avec ses réussites et ses errements, une relation spéciale avec le monde arabe. Elle le doit d’abord à sa langue que des intellectuels courageux tels que Pierre Bernard ont su porter au firmament et à travers elle, les valeurs d’une France qui reste admirée dans le monde entier.

A travers Sindbad, cette langue est ainsi mise au service d’une entreprise de tolérance et de combat contre les préjugés et les stéréotypes. Elle a éclairé et éclaire toujours nos sociétés occidentales sur les évolutions à l’œuvre dans les sociétés arabes, plus encore après le 11 septembre 2001. Comme le rappelle à juste titre Farouk Mardam-Bey : « les événements qui se sont succédés ces trois dernières décennies, plaçant presque toujours le monde arabe et l’islam à l’avant-scène de la politique internationale, de même que les débats de société en France à propos de l’immigration ou du statut de l’islam dans la République, rendent l’existence de Sindbad plus nécessaire que jamais et lui assignent des tâches inédites. »

On ne peut que souscrire aux propos du directeur d’une collection qui en plus de nous léguer de magnifiques souvenirs, a tissé avec ses lecteurs une amitié indéfectible.

Parmi les innombrables trésors de cette bibliothèque citons :

Naguib Mahfouz, Passage des miracles, 1970

Naguib Mahfouz

Emblématique de la prose de Naguib Mahfouz, Passage des miracles est une ancienne impasse, l’Impasse du Mortier qui a fini par être percée après avoir traversé le temps. Dans ce livre qui fourmille de ces histoires que l’on se raconte, de ces personnages merveilleux et d’une ambiance à nulle autre pareille, Naguib Mahfouz évoque une Egypte partagée entre modernité et tradition. Entré dans la bibliothèque arabe de Pierre Bernard, le livre rejoint très vite les éditions Sindbad. Passage des miracles est aujourd’hui devenu un classique de la littérature arabe. Suivront la trilogie du Caire ou Les fils de la Médina, monuments d’une œuvre unique récompensée par le Prix Nobel en 1988.

Sonallah Ibrahim, Etoile d’août, 1974, nouvelle version 2022

A l’occasion de la construction du barrage d’Assouan en Egypte, un journaliste se rend sur le chantier pour couvrir l’évènement qui doit être l’occasion pour l’Egypte de renouer avec sa grandeur passée. Mais derrière ce décor à la démesure de son nouveau pharaon, Sonallah Ibrahim, emprisonné pour avoir appartenu au parti communiste et devenu l’une des phares de la nouvelle avant-garde littéraire égyptienne dépeint une société en pleine mutation qui sacrifie ses enfants. Dans ce livre magnifique, le lecteur parcourt une immense fresque composite entre peinture monumentale et croquis intimiste, à la manière d’un Michel-Ange dont il cite les carnets. La fresque de cette Egypte nassérienne sous influence soviétique où Ramsès côtoie Ubu roi.

Khaled Khalifa, Eloge de la haine, 2011

Si l’Egypte occupe une place importante dans la collection Sindbad, le Liban et la Syrie sont également présents avec quelques livres forts. Parmi ces derniers, Eloge de la haine de Khaled Khalifa, écrit à la veille de la guerre en Syrie. Le livre dresse le portrait d’une jeune femme anonyme d’Alep et de sa famille bourgeoise et conservatrice, balancée dans une Syrie prise dans l’étau de l’islamisme et de la dictature militaire. Avec sa narration nostalgique qui rappelle parfois le grand Mahfouz et donne toute la beauté à ce récit d’une jeunesse désenchantée prise entre deux maux et qui s’apprêtent à plonger dans l’enfer, Eloge de la haine, nominé pour le Prix international du roman arabe en 2008, est un livre à redécouvrir, assurément.

Najwa M. Barakat, Monsieur N, 2021

Parmi les meilleurs représentants du Liban, il faut évoquer la journaliste Najwa Barakat et son très beau Monsieur N. Le personnage principal, Monsieur N. est un écrivain ayant perdu l’inspiration et qui vit reclus dans un hôtel. Lorsqu’il sort, il se rend dans les quartiers mal famés de Beyrouth. Sa rencontre avec Loqmane, un seigneur de guerre, va changer son destin. Avec ce magnifique thriller psychologique à l’atmosphère hybride qui « rappelle à la fois le film Shutter Island et les livres de l’Argentin Jorge Luis Borges » selon le courrier de l’Atlas, Monsieur N. a marqué la rentrée littéraire 2021 jusqu’à être sélectionné pour le Prix Femina. Plongée en apnée dans les entrailles du Liban entre corruption et violence.

Iman Mersal, Sur les traces d’Ennayat Zayat, 2021

Dans ce livre magnifique qui a obtenu le Prix Sheikh Zayed Book Award, l’un des principaux prix littéraires du monde arabe, l’écrivaine égyptienne Iman Mersal suit la destinée d’Ennayat Zayat, jeune écrivaine prometteuse dans l’Egypte des années 60 et dont le suicide reste toujours un mystère. A travers son personnage, l’écrivaine et poétesse construit un livre en forme de miroir sur la place de la femme et plus généralement de l’individu dans les sociétés arabes contemporaines. Mon interview d’Iman Mersal : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/rencontre/

Par Laurent Pfaadt