Une réinvention permanente

Wall Street © Sanaa Rachiq
Wall Street © Sanaa Rachiq

Comment le capitalisme a
révolutionné notre monde.
Pour le meilleur et le pire.

Parmi les nombreux ouvrages qui se répandent sur les étalages des
librairies ces dernières années, celui de Joyce Appleby devrait tirer son épingle du jeu. La grande historienne américaine, ancienne présidente des historiens américains, n’est pas seulement à plus de 80 ans et après avoir consacré sa vie à l’étude du capitalisme dans le monde anglo-saxon, la spectatrice privilégiée des mutations de ce phénomène. Elle offre également, à travers cet ouvrage, de comprendre ce processus qui régit nos
sociétés.

Tracer une perspective historique et intellectuelle et comprendre tous les mécanismes induits par ce phénomène majeur qui s’étale sur plus de cinq siècles, voilà le pari qu’a réussi à tenir Joyce Appleby. De la volonté de faire des profits, ce fameux « Enrichissez-vous ! » de François Guizot aux derniers soubresauts de la crise économique de 2008, l’historienne nous emmène dans un voyage à travers les époques et sur tous les continents. Elle ne minimise jamais les « faces hideuses » (le colonialisme et l’esclavage) du capitalisme comme elle les surnomme mais, dans le même temps, Appleby souligne les grandes réussites notamment techniques induites par le capitalisme et portés par des hommes tels que Richard Arkwright ou James Watt. Avec cette objectivité, l’ouvrage gagne indéniablement en qualité.

Plusieurs chapitres fascinants sont consacrés aux XVIIIe et XIXe siècles lorsque le capitalisme opéra l’une de ses mutations, celle qui consista à passer des champs aux usines. Ainsi, l’auteur nous explique comment le sucre fut le pétrole du XVIIIe siècle avec ses gisements localisés en Amérique du Sud et dans les Caraïbes, le Golfe Persique d’alors, et qu’il justifia tous les traitements inhumains. Cette mise en perspective permet de comprendre l’adaptation du capitalisme à des circonstances souvent hétéroclites et parfois en contradiction avec son milieu d’origine. On a parfois l’impression d’être en face d’un être vivant qui aurait subsisté à tel changement climatique, à tel âge glaciaire.

Ce qui transparaît également de l’ouvrage, c’est que loin de s’adapter à de nouveaux environnements, le capitalisme a façonné son propre écosystème. Ainsi, aux Etats-Unis, « le capitalisme a créé ses propres clients » écrit Appleby en organisant un marché de consommation de masse avec ses grands magasins, ses automobiles, ses téléviseurs, ses transports collectifs permettant l’urbanisation de zones périurbaines, son marketing et ses cibles privilégiées notamment les femmes que le capitalisme aura asservi puis libéré en leur permettant notamment d’accéder à l’université.

Cette adaptation permanente – devançant souvent grâce au génie humain aidé ou non par les Etats comme dans le cas des nouvelles technologies massivement soutenues par les crédits publics, les évolutions sociétales qu’elles orientent et même font naître – a préservé le capitalisme d’une mort souvent annoncée à tort. Il n’y a qu’à tourner son regard vers la Chine pour s’en convaincre. « Le trait le plus frappant du capitalisme est sans doute les liens inextricables qui l’associent au changement, au bouleversement incessant des formes matérielles et culturelles jadis stables » écrit à juste titre Joyce Appleby.

Le capitalisme a ainsi permis au génie humain de se réaliser en
améliorant nos conditions de vie, en allongeant l’espérance de vie, en éradiquant de nombreuses maladies mortelles et en développant le progrès technique jusqu’à défier les lois de la nature. Mais en
contrepartie, il s’accommoda de l’esclavage, du colonialisme, de la destruction de l’environnement et de l’exploitation des travailleurs. Le jeu en valait-il la chandelle ? Appleby, en historienne aguerrie, se garde bien de répondre mais son livre a le grand mérite de poser la question.

Joyce Appleby,
Capitalisme, histoire d’une révolution permanente,
Piranha, 2016.

Laurent Pfaadt