Varsovie n’a rien oublié

La dimension juive de la capitale polonaise reste indissociable de son identité

Même s’il ne subsiste que très peu de vestiges de l’ancien ghetto d’une Varsovie détruite à 90% par les Allemands, l’identité juive de la capitale polonaise transparaît à chaque coin de rue et s’écrit quotidiennement dans une histoire plus que millénaire. En arpentant les avenues d’immeubles vitrés qui ressemblent à celles de toutes les grandes capitales du monde ou en contemplant ces réalisations soviétiques, vous sentez vite qu’ici, sous l’asphalte et derrière les murs étincelants, suinte une histoire tragique, celle de ces centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants entassés dans cette partie de la ville.

Pour pénétrer la Varsovie juive, il vous faut d’abord entrer dans le cimetière juif de la rue Okopowa. Les anonymes y côtoient les illustres. Le gardien vous demande si vous cherchez un nom. Vous réfléchissez un instant. Comment choisir entre trois millions de personnes ? Vous secouez la tête, un peu désemparé et avancez parmi cette mémoire vivante qui mêle dans une seule et même tombe, héros et martyrs. En sortant, vous êtes alors prêts à entrer mentalement dans le ghetto, à prendre cette fameuse passerelle. Les anciennes rues se révèlent à vous. Ici l’orphelinat de Janusz Korczak, là l’Umschlagplatz d’où partaient les convois de la mort vers Treblinka. Vous croisez les ombres de Jan Karski, d’Adam Cziernakow et de Marek Edelman en arrivant devant ces jonquilles qui tapissent les parterres du musée Polin consacré à l’histoire des juifs de Pologne.

Chef d’œuvre de scénographie avec un côté immersif assumé, le musée se veut un voyage exhaustif dans l’histoire millénaire des juifs polonais. Arpentant dans les diverses époques, le musée évoque aussi bien la Renaissance considérée comme « le Paradis juif » que les pogroms de l’après-guerre notamment celui de Kielce mais également la constitution du capitalisme juif polonais au 19e siècle et bien évidemment la Shoah. Il revient aussi sur les grands courants du judaïsme et les figures de l’histoire juive polonaise telles que Gaon de Vilnius, Moses Mendelsohn, Isaac Leib Peretz qui fit du yiddish cette langue mondialement connue et couronnée par le prix Nobel de littérature d’Isaac Bashevis Singer, ou Emmanuel Ringelblum et son armée d’archivistes qui rassemblèrent au sein de l’organisation Oneg Shabbat de précieuses informations sur la vie dans le ghetto pendant l’occupation nazie.

La figure de ce héros qui sauvegarda avec Hirsch Wasser, Rachel Feuerbach, Abraham Lewin et d’autres la mémoire du ghetto se trouve à l’Institut historique juif. Ici point de rue reconstituée, de musique angoissante ou de jeux pour enfants. Dans ce décor épuré et centré sur la quête d’Oneg Sabbat, leurs documents collectés et leur conservation, le visiteur avance, seul, en élaborant sa propre quête de la mémoire. Ce n’est pas un musée mais bel et bien un mausolée qu’il découvre, celui du courage de quelques hommes et femmes qui, en sacrifiant leurs vies, ont souhaité dire aux générations futures ce qu’il advint ici même. Combattants de la mémoire, ils ont placé ici, dans cette caisse et cette jarre de lait, alors que les langues de feu de la synagogue dynamitée et des lance-flammes allemands menaçaient, leurs existences et les souffrances de tout un peuple et d’une ville martyre. Ici le poids de l’histoire est lourd, écrasant. Il est nulle part et partout à la fois. Lieu assez peu visité y compris des Polonais, c’est pourtant un passage obligé et complémentaire du musée Polin pour qui veut comprendre la tragédie qui s’est déroulée ici.

Après la liquidation du ghetto en mai 1943, Jurgen Stroop, commandant SS qui orchestra cette dernière adressa à Himmler un rapport intitulé : « Le quartier juif de Varsovie n’existe plus ! ». Ces tombes, ces archives, et ce musée prouvent qu’il ne suffit pas de détruire des pierres pour tuer la mémoire. Et que s’il ne subsiste qu’une seule personne susceptible de l’entretenir, qu’elle soit écrivaine de renom comme Agata Tuszsynska (voir l’interview) ou guide passionnée comme Agnieszka Biesiadecka, médiateur du musée Polin ou restaurateur de l’Institut historique juif, tous unis dans la volonté d’une ville de se souvenir encore et encore, alors les efforts de destruction des totalitarismes et des négationnistes resteront vains.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Samuel D. Kassow, Qui écria notre histoire ? Les archives secrètes du ghetto de Varsovie, Grasset, 594 p. 2011 qui relate l’incroyable épopée d’Emmanuel Ringelblum et de l’organisation Oneg Shabbat.

Agata Tuszsynska, Wiera Gran, l’accusée, Grasset, 416 p. qui raconte l’histoire d’une chanteuse du ghetto, accompagnée par le pianiste du film de Polanski dans un formidable livre qui suscita une vive polémique en Pologne.

Isaac Bashevis Singer, Shosha, coll. La Cosmopolitaine, Stock, 376 p. qui suit l’un des plus beaux personnages de la littérature mondiale, Shosha, dans les rues d’une Varsovie prête à s’enfoncer dans les ténèbres de la seconde guerre mondiale.

Pour découvrir la Varsovie juive, rien de mieux que d’organiser son voyage à partir des informations contenues sur le site de l’office de tourisme de Varsovie : http://www.warsawtour.pl