Printemps musical italien

Pavia
© Sanaa Rachiq

En tournée en Italie, le
Chamber Orchestra of Europe a une nouvelle fois fait
rayonner son talent

A bientôt 35 ans – ce qui est
relativement jeune pour un
orchestre – le Chamber
Orchestra of Europe a conservé tout son allant et toute sa fougue. De passage dans son Italie chérie, à Pavie où il donna l’un de ses premiers concerts en 1981 puis à Ferrara qui est un peu sa deuxième maison, l’orchestre s’était choisi pour l’occasion un chef italien, Antonio Pappano, qui officie au Royal Opera House de Londres et un programme
(Mozart, Strauss, Fauré et Bizet) qui sentait le printemps.

Tout commença avec un orage, c’est-à-dire avec la 25e symphonie en sol mineur de Mozart immédiatement reconnaissable en raison de l’utilisation qu’en a fait Milos Forman dans Amadeus. Grâce à la conduite inspirée et fougueuse de Pappano, l’orchestre a fait
résonner son incroyable palette de couleurs musicales. Laissant
parfaitement dialoguer les cordes dans l’andante puis les bois dans le menuet, le chef a ainsi installé une tension tragique dans laquelle chaque musicien s’est parfaitement inséré.

L’orchestre était ainsi prêt à accueillir dans son chaudron, François Leleux, hautboïste international, pour un concerto de Strauss de toute beauté. Accompagnant parfaitement l’écriture musicale si
typique de Richard Strauss, Leleux a magnifiquement composé une interprétation avec cet orchestre qu’il connaît si bien pour en avoir été le hautbois solo. Sa complicité avec les bois n’en a été que plus magique et a créé une émotion et une intensité qui se répandit dans tout l’orchestre. Mais les spectateurs n’étaient pas au bout de leurs surprises puisque le Chamber Orchestra of Europe s’est alors
métamorphosé en orchestre baroque le temps d’un bis, celui d’une cantate de Pâques de Jean-Sébastien Bach, sorte d’hommage amoureux de Leleux et de l’orchestre à Nikolaus Harnoncourt, l’un des chefs préférés du COE, disparu quelques semaines auparavant.

L’entracte ne changea rien car avec la Pavane de Gabriel Fauré, le rêve se prolongea grâce à des clarinettes, des flûtes, des cors et des bassons très en verve ce soir-là. Tout était prêt pour le clou du
spectacle, la symphonie en ut de Georges Bizet. Dans cette œuvre de jeunesse qui rappelle le romantisme d’un Mendelssohn, Antonio Pappano mena son attelage avec brio sans se laisser aller à la facilité. Un rythme soutenu porté par les trompettes et les hautbois a rendu d’emblée l’interprétation vivante avant que ce dialogue printanier ouvert dans Mozart ne reprenne de plus belle entre le cor et tantôt les cordes, tantôt les flûtes puis, dans le second mouvement, entre les violons et les violoncelles rappelant ainsi que le printemps est aussi la saison des amours. Ne restait plus à Pappano qu’à conduire ce quadrige de mars sur le champ du succès.

Laurent Pfaadt

Le restaurateur d’un idéal

L’empereur Justinien est le sujet d’une biographie réussie

476 après J-C : Rome n’est plus dans Rome. Le chef barbare Odoacre a destitué le dJustinienernier empereur et a mis fin à l’Empire romain d’Occident. Désormais, les héritiers d’Auguste se trouvent à Constantinople, capitale de l’Empire romain d’Orient, qui deviendra bientôt byzantin et vivra encore près d’un millénaire. A sa tête, un homme, un empereur-Dieu, Justinien, allait conforter et assumer l’héritage des Césars.

Celui qui personnifia mieux que quiconque cet empire romain entré dans une nouvelle époque et en fut le plus illustre représentant est aujourd’hui l’objet d’une biographie fort bien réussie, signée par Pierre Maraval qui est certainement le plus grand spécialiste français du Bas-Empire romain. Sa biographie vient indiscutablement faire concurrence à celle de Georges Tate qui a longtemps fait
autorité.

Justinien n’est qu’un enfant au moment de l’effondrement de
l’Empire romain d’Occident et c’est dans le sillage de son oncle
Justin, devenu empereur en 518, qu’il parvint à se hisser au sommet du pouvoir. Pendant les 38 années de ce règne (527-565) qui allait durablement marquer l’Antiquité tardive, Justinien démontra une intelligence politique remarquable. En politique extérieure, il sécurisa sa frontière orientale avec les Perses et regagna les territoires abandonnés aux Barbares (Afrique et Italie). Sur le front intérieur, il mena une intense activité législative, de la codification du droit qui allait devenir le Code Justinien en 529 à la promulgation de nouvelles lois sur la justice ou le droit familial. Pour mener à bien cette tâche herculéenne, Justinien s’entoura également des meilleurs hommes de son temps : Bélisaire et Narsès sur les champs
de bataille, le juriste Tribonien ou Pierre le Patrice qui excella dans les négociations diplomatiques.

Dans cette biographie très académique et très sérieuse – Pierre
Maraval recense parfaitement l’intégralité des sources mises à
disposition de l’historien pour montrer l’action de l’empereur notamment lorsqu’il convoque la numismatique ou l’arsenal législatif pour expliquer le développement de l’idéologie politique impériale – l’empereur Justinien apparaît très vite imprégné d’une mission divine, celle d’assurer le royaume de Dieu sur terre.  « La conception qu’il se faisait de son rôle d’empereur chrétien impliquait que la promotion et la défense du christianisme orthodoxe soient au premier plan de ses préoccupations, tout aussi urgentes, sinon davantage, que la défense des frontières » écrit Pierre Maraval.

Toutes ses actions devaient en effet être corrélées à cette volonté d’établir un empire chrétien universel. Il s’attacha donc à réduire les velléités de ceux qui pouvaient contrecarrer cette utopie dirons-nous aujourd’hui totalisante. Il s’efforça de réduire les dernières poches de paganisme en les condamnant à une mort civile et utilisa la répression et la contrainte pour faire rentrer dans le rang tous les croyants qui n’avaient pas adhéré aux conclusions du concile de Chalcédoine en 451. Ce fut le cas des chrétiens d’Egypte ou d’Orient qui furent persécutés malgré la protection de l’impératrice
Théodora.

L’historien est assez sévère quant à la politique religieuse menée par Justinien, qualifiant de « chimère » son désir d’unité de la foi et estimant que les dissensions actuelles dans l’église catholique d’Orient portent encore la marque de la politique religieuse désastreuse de Justinien, un empereur qui se laissa aveugler par son fanatisme
religieux. Un de plus…

Pierre Maraval,
Justinien, le rêve d’un empire chrétien universel,
Tallandier, 2016.

Laurent Pfaadt

Une réinvention permanente

Wall Street © Sanaa Rachiq
Wall Street © Sanaa Rachiq

Comment le capitalisme a
révolutionné notre monde.
Pour le meilleur et le pire.

Parmi les nombreux ouvrages qui se répandent sur les étalages des
librairies ces dernières années, celui de Joyce Appleby devrait tirer son épingle du jeu. La grande historienne américaine, ancienne présidente des historiens américains, n’est pas seulement à plus de 80 ans et après avoir consacré sa vie à l’étude du capitalisme dans le monde anglo-saxon, la spectatrice privilégiée des mutations de ce phénomène. Elle offre également, à travers cet ouvrage, de comprendre ce processus qui régit nos
sociétés.

Tracer une perspective historique et intellectuelle et comprendre tous les mécanismes induits par ce phénomène majeur qui s’étale sur plus de cinq siècles, voilà le pari qu’a réussi à tenir Joyce Appleby. De la volonté de faire des profits, ce fameux « Enrichissez-vous ! » de François Guizot aux derniers soubresauts de la crise économique de 2008, l’historienne nous emmène dans un voyage à travers les époques et sur tous les continents. Elle ne minimise jamais les « faces hideuses » (le colonialisme et l’esclavage) du capitalisme comme elle les surnomme mais, dans le même temps, Appleby souligne les grandes réussites notamment techniques induites par le capitalisme et portés par des hommes tels que Richard Arkwright ou James Watt. Avec cette objectivité, l’ouvrage gagne indéniablement en qualité.

Plusieurs chapitres fascinants sont consacrés aux XVIIIe et XIXe siècles lorsque le capitalisme opéra l’une de ses mutations, celle qui consista à passer des champs aux usines. Ainsi, l’auteur nous explique comment le sucre fut le pétrole du XVIIIe siècle avec ses gisements localisés en Amérique du Sud et dans les Caraïbes, le Golfe Persique d’alors, et qu’il justifia tous les traitements inhumains. Cette mise en perspective permet de comprendre l’adaptation du capitalisme à des circonstances souvent hétéroclites et parfois en contradiction avec son milieu d’origine. On a parfois l’impression d’être en face d’un être vivant qui aurait subsisté à tel changement climatique, à tel âge glaciaire.

Ce qui transparaît également de l’ouvrage, c’est que loin de s’adapter à de nouveaux environnements, le capitalisme a façonné son propre écosystème. Ainsi, aux Etats-Unis, « le capitalisme a créé ses propres clients » écrit Appleby en organisant un marché de consommation de masse avec ses grands magasins, ses automobiles, ses téléviseurs, ses transports collectifs permettant l’urbanisation de zones périurbaines, son marketing et ses cibles privilégiées notamment les femmes que le capitalisme aura asservi puis libéré en leur permettant notamment d’accéder à l’université.

Cette adaptation permanente – devançant souvent grâce au génie humain aidé ou non par les Etats comme dans le cas des nouvelles technologies massivement soutenues par les crédits publics, les évolutions sociétales qu’elles orientent et même font naître – a préservé le capitalisme d’une mort souvent annoncée à tort. Il n’y a qu’à tourner son regard vers la Chine pour s’en convaincre. « Le trait le plus frappant du capitalisme est sans doute les liens inextricables qui l’associent au changement, au bouleversement incessant des formes matérielles et culturelles jadis stables » écrit à juste titre Joyce Appleby.

Le capitalisme a ainsi permis au génie humain de se réaliser en
améliorant nos conditions de vie, en allongeant l’espérance de vie, en éradiquant de nombreuses maladies mortelles et en développant le progrès technique jusqu’à défier les lois de la nature. Mais en
contrepartie, il s’accommoda de l’esclavage, du colonialisme, de la destruction de l’environnement et de l’exploitation des travailleurs. Le jeu en valait-il la chandelle ? Appleby, en historienne aguerrie, se garde bien de répondre mais son livre a le grand mérite de poser la question.

Joyce Appleby,
Capitalisme, histoire d’une révolution permanente,
Piranha, 2016.

Laurent Pfaadt

Au sommet de leur art

© Monika Rittershaus
© Monika Rittershaus

Les Berliner Philharmoniker dans Beethoven.
Magistral

Après Schumann, Schubert et Sibelius, les Berliner Philharmoniker se lancent avec cette intégrale à l’assaut de Beethoven. Projet phare de la saison 2015-2016 de l’orchestre, ces symphonies ont été enregistrées en octobre 2015 par le label de l’orchestre avant d’être
interprétées à nouveau à Paris, Vienne, New York et Tokyo.

Sir Simon Rattle ne souhaitait pas quitter Berlin sans marquer de son empreinte l’histoire de l’orchestre. Pour cela, il lui  fallait « son » Beethoven. Et « lorsque vous avez un orchestre comme le Berliner
Philharmoniker, vous avez, bien entendu un avantage conséquent parce que cet orchestre possède une personnalité d’une énergie incroyable, presque surhumaine. Et c’est la première chose dont vous avez besoin pour Beethoven. Parce que sinon, il vous demande plus que vous ne pouvez donner »
.

On ne pensait pas que le chef allait appliquer ces mots à la lettre. En fait, il n’a fallu attendre que les deux premiers mouvements de la première symphonie pour mesurer ses paroles. Ce que l’on aurait pu prendre pour de la timidité n’était en fait qu’un volcan sur le point de se réveiller après plusieurs siècles de sommeil. Car, dès le troisième mouvement de cette même symphonie, les cordes, qui avaient dès le début annoncé la puissance à venir avec leur caractère incisif, ont accompagné la force incroyable d’un orchestre qui s’est très vite transformé en organisme vivant. Il faut dire qu’avec Beethoven, les Berliner jouent un peu à domicile, c’est un peu « leur » compositeur depuis Fürtwangler et Karajan. La patte de Rattle y est cependant reconnaissable. Tout en s’inscrivant dans cette magnifique
tradition germanique, il a suscité le feu intérieur de l’orchestre et l’a transformé en une énergie créatrice plutôt que de vouloir le
répandre tel un incendie.

Les autres symphonies ne sont qu’une succession ininterrompue d’émotions. La légèreté de la seconde laisse vite place à une
troisième aérienne et profonde portée par des cors très inspirés. Et lorsque le tocsin résonne avec lyrisme dans la cinquième et la
septième, c’est pour mieux être contrebalancée par la douceur bucolique des bois. On y ressent une puissance digne d’un cyclone même si l’éclaircie n’est jamais bien loin. L’énergie est parfaitement canalisée et transformée, la légèreté des bois répondant parfaitement au caractère implacable des percussions. On a parfois l’impression que l’orchestre tient le monde à bout de bras pour l’embrasser de sa musique tel un Leviathan. Cela donne une alchimie très réussie comme dans cette incroyable quatrième symphonie pleine de vie et de folie maîtrisée qu’on a l’impression de redécouvrir. Mais surtout, Rattle a pleinement réussi à faire éclater cette joie immense contenue dans la musique de Beethoven et si souvent bridée ou brisée par trop de timidité ou de violence.

L’apothéose arrive bien évidemment avec la neuvième portée par des trompettes inouïes. Les voix de Christian Elsner, de Dimitri
Ivashchenko, d’Annette Dasch et d’Eva Vogel résonnent alors comme un hymne à l’éternité, celui d’un orchestre intemporel inscrit à jamais dans l’histoire d’une humanité transmettant cette force créatrice et cette énergie musicale tirée du génie de Beethoven et qui résonnera grâce à ce coffret encore longtemps dans nos oreilles.

Beethoven symphonies 1-9, Sir Simon Rattle,
Berliner Philharmoniker,
Berliner Philharmoniker Recordings, 2016

Laurent Pfaadt