Biographie remarquable de Mustafa Kemal, le père de la Turquie moderne
Il est parfois difficile de faire la différence entre le bon grain et l’ivraie. En histoire, plus qu’ailleurs. Les mythes fondateurs, véritables ciments des nations ont parfois la vie dure. Mais le temps faisant son œuvre, la vérité, qu’elle soit bonne ou mauvaise à lire à défaut d’être éclairante, perce toujours grâce aux travaux de quelques historiens obstinés. C’est le sentiment que l’on éprouve à la lecture de la remarquable biographie que consacre Şükrü Hanioğlu à Mustafa Kemal (1881-1938).
Professeur à Princeton, Şükrü Hanioğlu détaille avec brio la construction intellectuelle de celui qui a mis fin à l’empire ottoman et a engagé la Turquie dans une voie qui reste aujourd’hui plus encore que par le passé, singulière, au regard de son histoire et de son positionnement géopolitique.
Cet ouvrage éclaire parfaitement le lecteur sur le personnage et sur cette période qui allait façonner tout le 20e siècle. L’auteur montre que celui qui allait devenir Atatürk, le « père de tous les Turcs », fut avant tout un produit de son époque riche en bouleversements intellectuels. Né dans une Salonique gagnée par la modernité et le cosmopolitisme qui produisit les futurs dirigeants turcs, Mustafa Kemal absorba et condensa dans une pensée unique les héritages des différents courants de pensée qui ont agité le 19e siècle. L’auteur explique ainsi combien le scientisme, le darwinisme, la philosophie
occidentale, les idées de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules et un nationalisme exacerbé structurèrent le corpus idéologique du grand homme de la nation turque. De longues pages passionnantes traitent successivement des thèmes de l’Etat, de la
religion ou de l’engagement des militaires en politique analysés à travers ce prisme intellectuel. Par exemple, on découvre qu’Atatürk demeura très réservé quant à l’ingérence des militaires dans le jeu politique, message qui ne manqua pas d’être dévoyé au 20e siècle.
L’ouvrage revient bien évidemment sur l’ascension et la prise du pouvoir de Mustafa Kemal. Embrassant la carrière militaire puis devenu le héros de la bataille des Dardanelles en 1915, il mit fin en 1922 au sultanat et à un empire vieux de près de sept siècles. L’idéologie construite pendant plus de vingt ans dans le creuset de Salonique, à l’Ecole militaire et chez les Jeunes-Turcs allait déboucher sur des réformes radicales comme l’instauration de la laïcité – une première en terre d’Islam – du droit de vote des femmes et d’un alphabet latin proprement turc.
Au final, on comprend mieux que le titre de père de tous les Turcs n’est pas galvaudé car l’homme a façonné l’identité moderne turque qui a irrigué toute la société pour bâtir, sur les décombres d’un empire moribond, un nouvel Etat et une nouvelle société. Aujourd’hui, malgré de nombreuses secousses, la Turquie reste, pour paraphraser l’ancien président américain Jimmy Carter à propos de l’Iran, « un îlot de stabilité dans l’une des régions les plus troublées du monde ». On
mesure alors parfaitement à la lecture de cet ouvrage qui parvient à rendre compréhensible des phénomènes géopolitiques, économiques et sociaux complexes, l’immensité de la tâche que Mustafa Kemal réussit à accomplir. Mais Şükrü Hanioğlu nous rappelle que c’est parce qu’il fut un homme de son temps qu’il fit l’histoire.
Şükrü Hanioğlu, Atatürk,
Fayard, 2016
Laurent Pfaadt