Mourir pour Kobané

Patrice Franceschi,
Perrin, collection Tempus

Entre octobre 2014 et janvier 2015,
la ville de Kobané située dans le nord
de la Syrie à la frontière turque, est le
théâtre d’une importante bataille
entre les forces kurdes et l’Etat
islamique. Parmi ces combattants qui
luttent face au totalitarisme religieux
figurent Patrice Franceschi, prix
Goncourt de la nouvelle en 2015.

Prolongeant cette longue amitié qui
lient les peuples français et kurdes, il en est revenu avec un récit
plein de feu et de larmes. Il y décrit les horreurs de la guerre mais
également ces gestes héroïques quotidiens. Mais surtout, son
journal raconte la lutte que mène sans répit la démocratie, l’égalité
hommes/femmes et la laïcité aux marges d’un monde qui croit à tort
que ces grandes valeurs ne peuvent disparaitre.

Mais surtout, Patrice Franceschi plonge l’encre de son récit dans le
sang de ces hommes et surtout de ces combattantes kurdes, ces
amazones des temps modernes à la beauté si puissante, prêts à
mourir pour que triomphe leur liberté, notre liberté. Avec ce livre, la
guerre en Syrie fait son entrée dans la littérature de l’humanité.

Laurent Pfaadt

New York

Ensemble
Intercontemporain,

dir. Matthias
Pinscher,

Alpha Classics

C’est à un périple
musical dans la
création new
yorkaise
contemporaine que
nous convie ce double CD. On parcourt les univers musicaux disparates de
compositeurs et d’œuvres répartis sur près de 90 ans. On se
promène ainsi dans les rythmes angoissants du quatuor WTC
(World Trade Center) de Steve Reich qui y a incorporé des voix
provenant des services de secours, dans le concerto pour clarinette
plein de poésie d’Eliott Carter créé en 1996 par ce même Ensemble
Intercontemporain ou dans l’univers si particulier d’un Varèse.

Ce double CD est également l’occasion de constater qu’à l’ombre de
ces géants de la création, une nouvelle génération de compositeurs
a pris le relais tel David Fulmer et son incroyable cor qui dialogue en
permanence avec l’orchestre ou Sam Shepherd qui propose une
variation musicale sur la perception.

Il rappelle aussi, s’il en était nécessaire, la contribution
fondamentale à la découverte et à la propagation de la création
contemporaine d’un orchestre, l’Ensemble Intercontemporain,
fondé par Pierre Boulez il y tout juste quarante ans, qui dresse
aujourd’hui avec cet album le portait musical d’une ville qui ne dort
jamais.

Laurent Pfaadt

Si loin et pourtant si proche

Staatsoper Berlin
TANNHÄUSER © Bernd Uhlig

Quand Wagner
rencontre Bausch.
Déroutant et
épatant

Le Staastoper de
Berlin reprenait son
Tannhäuser présenté
en avril 2014 sous la
direction de Daniel
Barenboïm. Dès
l’ouverture jouée avec mesure, l’étrange et l’originalité captent l’attention du public
dans ce Venusberg en forme de grand cône. Puis, des formes
apparaissent, entre créatures mythologiques et insectes. Une
chorégraphie se met alors en branle, accompagnée par une harpe et
des cordes. L’opéra  de Wagner peut débuter.

Il conte le concours de chant d’un homme lancé dans une quête de
l’amour et qui finalement trouvera cette dernière dans Dieu. La mise
en scène signée par la paire Sascha Waltz – Pia Maier Schriver est
parfois déroutante car elle n’obéit qu’à son propre univers assez
fascinant au demeurant. On navigue entre des références
composites associant ces nobles, ces aristocrates ancrés dans un
19e siècle bourgeois, des décors minimalistes qui font penser à un
monde futuriste et cette lumière qui rappelle l’univers d’Edward
Hopper.

Ainsi mis en scène, l’opéra se transpose du Moyen-Age à notre
époque voire à celle qui nous attend. Derrière une palissade de
bambous ou sur un parquet éclairé par une lumière orangée se
jouent les destins de ces personnages entrecoupés de
chorégraphies influencées par Pina Bausch. Avec cette mise en
scène épurée qui fonctionne très bien, la noblesse médiévale laisse
place à une modernité saisissante. Elisabeth n’est plus la nièce du
landgrave mais une simple femme abandonnée qui se meurt d’avoir
trop aimée. Tannhäuser n’est plus un pèlerin catholique mais un
homme blessé et perdu qui a cherché son salut dans une idéologie.

Evidemment, tout cela ne marche qu’avec des voix capables
d’incarner ces personnages immortels à commencer par le couple
Elisabeth/Tannhäuser qui nous offre une belle prestation
notamment dans la fameuse romance à l’étoile. Anna Schwanewilms
est fidèle à elle-même c’est à dire superbe. Elle irradie l’opéra de sa
présence. Assurance dans la voix, charisme sur scène, elle campe
une Elisabeth tellement humaine avec quelques moments de brio
comme sa prière dans le troisième acte. Oublier les seconds rôles
serait allé un peu vite en besogne. Marina Prudenskaya personnifie
à merveille Venus, sorte de Freyja échappée du Ring et son air au
premier acte est teinté d’une incroyable brillance. Et puis René Pape
bien entendu, toujours au sommet, ici dans un landgrave très réussi
qui complète, avec le baryton Wolfgang Koch, une distribution très
convaincante.

Restait à l’orchestre à s’insérer dans ce maelstrom parfaitement
organisé en adoptant une attitude mesurée. Sous la conduite de
Simone Young, il ne cherche pas à produire un Wagner monumental
mais plutôt à accompagner cette histoire démythifiée. L’ouverture
ou le chœur des pèlerins sont là, bien en place. Le hautbois et le cor
sonnent là où il le faut mais jamais, ils n’en font plus qu’il ne le faut.
Au final, l’orchestre ne délivre pas une démonstration et grâce à son
ton juste, il révèle l’incroyable modernité d’un opéra qui, depuis sa
composition, n’a eu de cesse de se réinventer pour séduire encore et
toujours de nouveaux publics.

Laurent Pfaadt

La liberté guidant l’orchestre

© Jun Keller

Christian Merlin
relate deux siècles
d’histoire des
Wiener
Philharmoniker

C’est l’un des
orchestres les plus
célèbres au monde,
regardé par près de
cinquante millions
de personnes lors du
concert du nouvel an. Et pourtant, à y regarder de plus près, le
Wiener Philharmoniker est aussi l’un des orchestres les plus
méconnus, à l’inverse de son alter ego berlinois.

Pendant près de quatre ans, Christian Merlin, journaliste musical au
Figaro s’est immergé à Vienne dans cet orchestre en consultant
minutieusement les archives et en remontant les fils de son histoire
pour signer un livre qui tient déjà lieu de référence. Fondé en 1842
par Otto Nicolaï, le Wiener Philharmoniker regroupa des musiciens
de l’opéra de Vienne souhaitant jouer des concerts en dehors de
leur activité dans la fosse. Dès le départ, il y eut une forte
imbrication entre l’opéra et l’orchestre. L’ouvrage montre ainsi la
lente émancipation de l’orchestre aux dépens de l’opéra à grands
coups de revendications sociales, salariales, musicales. Ce n’est
qu’en 1908 qu’il se constitua en association.

A travers la succession de biographies de musiciens et la
constitution de véritables dynasties de Philharmoniker, le livre de
Christian Merlin est également un formidable voyage à travers la
musique non seulement viennoise mais également européenne. Les
Wiener Philharmoniker tracent une ligne continue dans la création
d’œuvres qui sont aujourd’hui des classiques du répertoire, de la
troisième symphonie de Brahms ou la huitième de Bruckner à la Nuit
transfigurée
d’Arnold Schönberg en passant par la Femme sans ombre
de Richard Strauss qui dirigea l’opéra entre 1919 et 1924. Quelques
grands noms de la musique classique au 20e siècle comptèrent
parmi les membres de l’orchestre comme le violoncelliste David
Popper, compositeur aujourd’hui oublié, les chefs d’orchestres Hans
Richter et Arthur Nikisch, ce dernier intégrant l’orchestre comme
corniste ou Richard Baumgärtel, inventeur du fameux hautbois
viennois.

Le mandat de Richard Strauss à la tête de l’opéra amène à revenir
sur le passage d’un autre grand compositeur du 20e siècle, Gustav
Mahler, entre 1898 et 1908, que Christian Merlin traite avec toute
l’objectivité requise. Mahler mena une profonde réforme des
Wiener Philharmoniker : il internationalisa le recrutement qui fut
conséquent, réorganisa les pupitres, rajeunit l’orchestre et sortit ce
dernier de ses frontières impériales. Mais surtout, avec l’aide son
bras droit, le célèbre konzertmaster Arnold Rosé qui allait devenir
son beau-frère, il eut en permanence le souci obsessionnel de
l’excellence, ce qui ne lui valut pas que des amis.

A cela s’ajouta bien évidemment l’antisémitisme dans une ville qui
comptait tant d’intellectuels juifs qui allaient façonner la pensée
européenne et dont l’égalité des droits était garantie par la loi
fondamentale des droits du citoyen du 21 décembre 1867. L’épisode
est bien connu : Mahler, victime de l’antisémitisme de ce début du
20e siècle quitte ses fonctions en 1908 et part pour New York. Si
cette raison a indubitablement conduit au départ du grand
compositeur, Christian Merlin montre également que
l’autoritarisme de Mahler constitua un autre motif. «  La grande
erreur de Mahler est sans doute, dans sa volonté de tout contrôler, de ne
pas avoir respecté la volonté d’indépendance des musiciens »
écrit ainsi
l’auteur.

La dimension juive étant presque consubstantielle de l’orchestre, les
nazis se donnèrent pour mission de l’extirper, sans succès d‘ailleurs.
Mais cela conduisit à la fuite, à la déportation et à la mort de
plusieurs de ses membres comme le konzermaster Julius Stwerka,
recruté par Mahler et mort à Theresienstadt. L’expérience nazie
laissa de profondes traces après-guerre et se manifesta notamment
par le refus d’Arnold Rosé de redevenir konzertmaster de
l’orchestre en 1946 sous prétexte que subsistaient encore des
musiciens ayant sympathisé avec le Troisième Reich (au moment de
l’Anschluss en 1938, près de la moitié des membres de l’orchestre
étaient des partisans d’Hitler). Non seulement la période nazie
n’altéra pas cette formidable liberté et cette incroyable volonté
d’indépendance qui se manifeste encore aujourd’hui mais elle la
renforça puisque depuis 1933, l’orchestre n’a plus de chef
permanent. Mais toujours autant de prestige.

Laurent Pfaadt

Christian Merlin,
Le Philharmonique de Vienne, Biographie d’un orchestre,
Buchet-Chastel, 2017

L’orchestre des miracles

Der Schweizer Dirigent Armin Jordan

Retour sur près d’un
siècle de musique
suisse

C’est plus qu’une
institution, une
référence.
L’Orchestre de la
Suisse Romande
fêtera bientôt son
centenaire (en 2018)
et depuis près d’un siècle, dans sa magnifique salle du Victoria Hall
de Genève, il donne des concerts où se bousculent solistes et chefs
d’orchestre d’exception.

Cette phalange genevoise est avant tout l’enfant d’un homme :
Ernest Ansermet. Ce chef d’orchestre et musicologue suisse qui
étudia également les mathématiques n’a que 35 ans quand, au
lendemain de la première guerre mondiale, il décide de créer un
nouvel orchestre avec des musiciens professionnels, l’Orchestre de
la Suisse Romande ou l’OSR. D’emblée, il impose sa conception de la
musique et ses inclinaisons vers la musique du 20e siècle :
Stravinsky bien évidemment dont il créa le Capriccio pour piano et
orchestre en 1929 avec le compositeur au piano mais également les
représentants de la seconde école de Vienne, Berg et Schönberg en
tête, ou certains compositeurs comme Frank Martin dont il créa
également plusieurs œuvres. A l’instar d’un Karajan ou d’un
Mravinsky mais sans imiter leurs dérives autoritaires, Ansermet
resta aux commandes de l’orchestre pendant près d’un demi-siècle.
Il y façonna ce son si particulier aux couleurs éclatantes et aux
rythmes tonitruants qui subsistent toujours. Il n’y a qu’à écouter les
derniers enregistrements de l’orchestre consacrés à la musique
française (Ibert, Poulenc ou Roussel) pour mesurer cette influence
inimitable qui donne l’impression que ces œuvres ont été plongées
dans quelque brasier pour en ressortir polies, dorées, éclatantes.

Après l’intermède Paul Kletzki, c’est le chef allemand Wolfgang
Sawallisch qui prend les rênes de l’orchestre. Pendant une décennie,
ce chef aux interprétations uniques, introduisit le répertoire post-
romantique allemand dans le cœur de l’orchestre avec des Mahler,
des Bruckner et des Strauss de toute beauté. Même si Ansermet
avait été proche de Furtwängler, Sawallisch ne commit pas l’erreur
d’en faire un orchestre germanique supplémentaire en préservant
l’identité de l’orchestre et en accentuant par exemple le mysticisme
de Bruckner pour en délivrer des interprétations solaires, un peu à
la manière d’un Celibidache à Munich. Plus tard, Marek Janowski
s’inscrivit dans cette lignée comme en témoigne ses gravures des
symphonies du maitre d’Ansfelden (Pentatone) qui donnent une
impression de granit musical, de roches imposantes et
indestructibles.

Vint alors l’époque d’Armin Jordan entre 1985 et 1997. Ce fut un
peu un retour aux sources. Fils spirituel d’Ansermet, Jordan imposa
sa personnalité attachante et renoua avec cette musique française
que l’OSR interprète comme personne. Il laissa des Franck, des
Debussy ou des Dukas qui sont toujours encore considérés comme
des classiques et emmena également l’orchestre dans des
territoires musicaux moins connus comme chez Korngold.

Après les mandats de Fabio Luisi et Neeme Jarvi s’ouvre aujourd’hui
l’ère Jonathan Nott. Il y a tout lieu de se réjouir. Le chef a fait des
miracles à Bamberg. Il en fera sans nul doute à Genève. Il amène
avec lui sa philosophie et son engagement total qui façonne ses
interprétations en particulier mahlériennes que l’orchestre a
entraperçu avec Sawallisch. Autant dire que l’avenir s’annonce plus
que prometteur.

Laurent Pfaadt

Retrouvez la programmation de l’OSR sur
www.osr.ch/

Au nom du père

Le sitar d’Anoushka
Shankar ensorcèle
Berlin

Placé sous le signe
de l’Inde, les
spectateurs de la
magnifique salle de
la Philharmonie ont
été convié à un
voyage musical qu’ils ne sont pas prêts d’oublier. Deux œuvres
étaient inscrites au programme : le deuxième concerto pour sitar et
orchestre de Ravi Shankar et le concerto pour orchestre de Béla
Bartók.

Menant depuis plusieurs années une carrière internationale,
Anoushka Shankar, fille de la légende du sitar rendait, dans la
capitale allemande, un hommage plein d’amour et de joie à son père.
Et pour ses débuts avec les Berliner Philharmoniker, elle était
accompagnée d’un proche de longue date, le chef d’orchestre indien
Zubin Mehta qui laissa la gravure de référence de ce concerto
(Warner Classics, 2005).

Assise sur un tapis, Anoushka Shankar s’est lancée dans ce superbe
concerto plein de couleurs. Pour le public berlinois, le ravissement
fut total. Des sonorités inhabituelles résonnèrent de part et d’autre
de la salle d’Hans Scharoun, aidées pour l’occasion par des haut-
parleurs.

La beauté aussi bien visuelle que sonore du sitar s’est
immédiatement répandue, l’instrument naviguant dans ce concerto
telle une barque. L’orchestre est là, prêt à seconder la soliste, en
entretenant cette atmosphère onirique qui lui sert de fleuve à coup
de harpes et de cloches tubulaires. Anoushka Shankar délivre des
sons qui sont autant de vapeurs échappées de ce continent indien si
fascinant, comme l’est également ce pied dépassant de son sari et
battant la mesure sur le tapis.

Au gré des différents mouvements, chaque famille d’instrument est
mise à contribution. Le dialogue avec la flute d’Emmanuel Pahud,
toujours impériale, est majestueux dans le troisième mouvement.
Plus loin, le basson fourmille d’inspirations. On a parfois
l’impression de retrouver quelques traces de musique ravélienne
puis on comprend qu’entre Ravi Shankar et l’orchestre de Karajan, il
y a une rencontre, celle de deux mondes, de deux cultures ayant
chacun fait un pas vers l’autre. Le concerto est ce moment où deux
traditions musicales se croisent et se mêlent. Au milieu, Anoushka
Shankar, fille du grand Ravi, descendante des héros du
Maharbarata, vivante à Londres et imprégnée de culture
européenne, nous offre un solo d’anthologie dans le quatrième
mouvement avant que les percussions puis les cordes se joignent à
elle. Le résultat est fabuleux : c’est une explosion de couleurs, de
rythmes libérés par un Mehta qui lui aussi, a su synthétiser ces
musiques des deux mondes.

Les accords de sitar étaient encore dans toutes les têtes lorsque le
chef engagea les Berliner dans le concerto pour orchestre d’un
Bartók parvenu au soir de sa vie. Ayant admirablement compris le
message du compositeur hongrois, rongé par la mort de sa mère et
son exil volontaire d’une Europe qui avait sombré dans la barbarie,
Mehta a donné à son interprétation des tons mahlériens assez
judicieux qui ont été portés par une trompette et surtout un
hautbois de haute volée. Une fois de plus, le spectateur et auditeur
monta dans cette barque musicale. Mais Charon avait remplacé
Surya et ce dernier descendait désormais un Styx oscillant entre
lamentos et furies. Seul le piccolo parvenait à redonner un peu
d’espoir et de joie avant que la coda ne se transforme en espoir. Les
spectateurs ouvrirent alors les yeux. Ils étaient toujours dans ce
temple de la musique classique. La barque de Charon avait fait
demi-tour.

Laurent Pfaadt