The Landscapes of the Soul

Dans ses Préludes, œuvres pianistiques incontournables,
Rachmaninov a voulu représenter l’âme russe. L’interprète se doit
donc de faire littéralement corps avec l’œuvre, « être » cette
dernière, comme une extension de son âme pour en restituer la plus
parfaite essence. Dans cette interprétation qui a débuté bien avant
l’exécution des Préludes notamment auprès du pianiste italo-russe
Boris Petrushansky, Fanny Azzuro délivre une sorte de supplément
d’âme. Loin des sempiternels démonstrations de force notamment
dans le si connu cinquième prélude, la vision de la pianiste entrevoit
un voyage, un songe musical dans lequel, à l’image d’un Radu Lupu,
elle attrape son auditeur pour l’enchanter.

Point de puissance mais plutôt une émotion portée par un toucher
remarquable, une douceur et une profondeur irradiant d’une
technicité sous-jacente qui tantôt ressemble aux vents des steppes,
tantôt prend l’aspect de cette glace qui recouvre à la fois les fleuves sauvages russes et craque sous la lumière des notes.

Par Laurent Pfaadt

Fanny Azzuro, The Landscapes of the Soul,
Rachmaninov, 24 préludes, Rubicon

Concerti All’Arrabbiata

Voilà un disque qui a le goût du piment ! Ce nouvel enregistrement
signé du Freiburger Barockorchester, et de son chef, Gottfried von
der Goltz, nous conduit dans les cuisines du baroque virtuose avec
au menu quelques grands noms, à commencer par Georg Philipp
Telemann et Antonio Vivaldi. Ils sont rejoints par Giovanni
Benedetto Platti et son magnifique et enjoué concerto pour
hautbois mené de main de maître par Ann-Katherin Bruggemann et
ce Francesco Geminiani dont la phalange allemande nous sert
aujourd’hui, après un disque remarqué, un nouveau mets de choix
avec ce concerto grosso « La Follia » d’après la sonate de Corelli.

Dans ce menu explosif et palpitant où les plats fades et l’eau tiède
ont été définitivement bannis, l’orchestre est rejoint par quelques
commis de cuisine d’exception : Dan Roberts et James Munro dont
les contrebasses nous serviront des grillons sautés, le basson de
Javier Zafra qui nous donnera quelques bouffées de chaleur et les
cors de Gijs Laceulle et Ricardo Rodriguez qui nous prépareront un
Telemann plus que relevé.

Toute cette joyeuse brigade sera bien évidemment placée sous le
chef Gottfried von der Goltz a eu à cœur que cette musique soit al
dente. Préparez-vous donc à un menu trois étoiles !

Par Laurent Pfaadt

Concerti All’Arrabbiata, Freiburger Barockorchester,
dir. Gottfried von der Goltz,
Aparté

Elles vivent « Feu de tout bois »

Antoine Defoort au Maillon

C’est un spectacle qui déclenche le rire et la bonne humeur tant il est
vrai que rire aux dépens des excès, des dérives de notre société fait
du bien au moral.

Tout est parfaitement conçu pour y conduire, ne serait-ce que la
charmante présentatrice (Sofia Teillet) chargée de prendre soin de
notre réception du spectacle, se donnant la peine de nous montrer
par des projections  bien choisies quelques références à noter
comme « les Pokémons » !  De plus, elle tient à nous signaler qu’elle-
même participera au jeu en tant qu’actrice et qu’on pourra la
reconnaître. Ces préliminaires bienveillants nous amusent déjà et
nous font comprendre qu’il  faudra suivre sans se formaliser outre
mesure certaines allusions, certains scoops nécessitant une
interprétation à plusieurs niveaux à l’instar de ce qu’il en est pour les
protagonistes eux-mêmes (Alexandre Le Nours, Antoine Defoort,
Arnaud Boulogne) qui jouent à se représenter dans des situations
surprenantes et à décrypter les tenants et aboutissants des
entreprises plutôt curieuses auxquelles ils s’adonnent.

En effet qu’en est-il de ces deux amis Michel et Taylor qui se
retrouvent dans une forêt après plusieurs années ?  Voilà que sur un
ton naturel et familier ils donnent à connaître ce que furent leurs
principales activités durant ce temps-là. Comme deux potaches ils
ne manquent pas de s’étonner l’un l’autre car l’un a soi -disant passer
trois ans dans un caisson (où ne va-ton pas se fourrer pour faire des
expériences extrêmes ?) pendant que l’autre révèle qu’il a fondé une
sorte de parti politique (c’est d’actualité) Pour confirmer ses dires ce
dernier projette sur l’écran grâce à un appareil très sophistiqué les
images de la réunion fondatrice où chacun est représenté par un
personnage stylisé avec oreilles de chat !

Tout cela ne manque pas de paraître farfelu mais nous nous prêtons
au jeu. On est à la fois dans le comique de geste et de situation. Le
parti créé par Taylor intitulé « La Plateforme Contexte et Modalité »
dont le programme est basé sur la » Magie paradoxale », ne manque
pas d’intriguer fortement Michel. Alors il pose des questions
concernant sa mise en place et son efficacité éventuelle. Ce qui
oblige Taylor à s’engager dans des démonstrations toutes plus
originales et cocasses les unes que les autres comme cette fameuse
« prière du bâton » qui consiste à se munir d’un bâton pris dans la
forêt et lui faire prendre des positions correspondant aux
préoccupations de l’individu qui le tient. Par exemple pour « la
bienveillance  » le bâton est tenu à l’horizontale et l’on penche
amoureusement la tête sur lui, pour l’humilité, on incline la tête sur
le bâton à la verticale…

Cette série d’actions nous sera  d’ailleurs communiquée, texte et
images à l’appui dans le « Kit d’initiation » que chacun recevra en
sortant de la salle sous forme d’une petite enveloppe bleue
contenant en plus de ce mode d’emploi deux pilules placebo
déclarées comme tel  dans les  fameuses « instructions » qui
avertissent, concernant  la « prière » : « Rappelez-vous qu’en tant que
rituel de magie paradoxal, tout ça  est une vaste blague » et pour les
pilules : « On sait que c’est de la connerie et pourtant on sait que ça
marche ». Un charlatanisme de bon aloi qui de moque de lui-même et
le revendique.

Une critique ludique, jouissive même d’un monde où les pires
suggestions peuvent être proposées et être gentiment gobées par
ceux qui n’ont pas l’idée de les remettre en question.

Mais la démonstration est concluante et justifie le nouveau titre
donné au spectacle, » les idées vivent » quels qu’en soient leur
contenu, leur audace, leur fantaisie, leurs aberrations, leur portée.
Alors mise en garde, méfiance et réflexion.

Marie-Françoise Grislin

Au Maillon le 17 novembre 2021