Berlioz et Elgar étaient à l’honneur d’un magnifique concert de l’orchestre philharmonique de Radio France sous la conduite du chef John Eliot Gardiner
Il est de ces concerts qu’il fallait voir, un spectacle alliant un grand chef, un incroyable soliste et un orchestre virevoltant. Certes, avec une affiche réunissant John Eliot Gardiner, Antoine Tamestit et Berlioz, le critique ne prenait pas de risques démesurés. Mais de là à s’attendre à un tel spectacle !
Dès les premières notes, le ton fut donné par le chef. Ce Harold en Italie était voué à traverser un sabbat dans cette symphonie pour alto transformée en épopée fantastique. Cherchant son chemin dans ces vallées italiennes comme dans cet orchestre qu’il arpenta, l’Harold de Byron trouva en Antoine Tamestit, un interprète à la mesure du lyrisme et de la poésie émanant des notes commandées à un Hector Berlioz par un Paganini au seuil de sa mort. En lointain successeur du génie italien, l’altiste français donna ainsi la pleine mesure de son jeu si émouvant. Garçon timide avec la harpe, il devint le soupirant d’un soir avec ces bois transcendés dans cette sérénade du troisième mouvement qui ne porta jamais aussi bien son nom grâce aux merveilleux piccolo et hautbois.
Au sommet de cette avalanche de couleurs descendant des Abruzzes avec des cuivres brillants comme des ruisseaux translucides qu’il déclencha, se tenait un roi, à la fois pâtre et Pan. Une fois de plus, John Eliot Gardiner nous montra que depuis Charles Munch, jamais on n’avait dirigé le grand Berlioz de si belle manière. Sa conduite alerte, bondissante, fit littéralement trembler d’émotions, un public ensorcelé par l’alto de Tamestit lorsque dans le dernier mouvement, isolant le quatuor et levant les musiciens, Gardiner nous offrit un final éblouissant.
Parvenu dans la plaine, l’orchestre et son chef reprirent leurs souffles divins et, se débarrassant peut-être à contre-cœur de leurs oripeaux berlioziens, ils plongèrent dans la pompe d’un Elgar envoûté lui-aussi par la Riviera italienne. Avec Alassio (In the South) et surtout Sospiri, sorte de parenthèse enchantée canalisant un lyrisme parfois exagéré, l’orchestre philharmonique de Radio France, son chef et un soliste d’exception ont été, ce soir-là, sur le toit du monde qui ressemblait, à n’en point douter, à un Olympe musical.
C’est un livre époustouflant, qui vous laisse KO sitôt sa lecture achevée. En un peu plus de 860 pages, Shoshanna Zuboff, professeur émérite à la Harvard Business School, décortique notre système économique, politique et culturel né de la révolution technologique.
Après les attentats du 11 septembre 2001, nos titres de transport ont été numérisés. Il a fallu badger à chaque montée dans le bus puis, à chaque station sous peine de risquer une amende. Sur internet, en réservant un voyage chez une compagnie aérienne lowcost, vous receviez des promotions pour des produits directement ou indirectement liés à votre voyage. Personne à l’époque ne savait ce que voulait dire ce mot assez barbare d’algorithme. Voilà comment tout a commencé. Et ceux qui prétendaient abattre l’Amérique ne l’ont, en fait, que renforcer via ses GAFAM, ces nouvelles héroïnes auto-proclamées de cette soi-disante liberté numérique.
C’est là que nous emmène Shoshanna Zuboff, dans l’envers du décor de ces géants du net qui, sous couvert de liberté, ont en fait asservi l’esprit humain en le privant de vie privée et en transformant nos goûts culinaires et sexuels et nos rapports sociaux en données. 1984 n’est plus un mythe ou un récit de science-fiction visant à effrayer les plus jeunes mais bel et bien une réalité arrivée avec quarante ans de retard sur la prévision de George Orwell. Car, nous rappelle l’autrice, nous sommes en présence d’un véritable système organisé visant à dépouiller l’homme de son libre-arbitre. Etonnant cynisme que de voir les théoriciens du complot qui se vantent de leur clairvoyance demeurer aveugles devant la manipulation des GAFAM.
Déjà Joyce Appleby, dans son ouvrage fondamental (Capitalisme, histoire d’une révolution permanente, Piranha, 2016) avait montré que l’esclavage né du commerce du sucre avait grandement contribué au développement du capitalisme. Shoshanna Zuboff poursuit cette réflexion avec l’Age du capitalisme de surveillance en exposant la mutation de ce phénomène où esclavage et capitalisme se sont adaptés au monde d’après comme un virus bien connu. Seulement, et c’est peut-être là le plus effrayant, cette servitude a été volontaire. Tout cela porte un nom : totalitarisme. Alors rangez Marx dans votre bibliothèque et actualisez-le avec Zuboff. Mais évitez Google, on ne sait jamais, il risquerait de vous renvoyer vers le site d’une bibliothèque aux ouvrages datés ou une marque de vodka.
Par Laurent Pfaadt
Shoshanna Zuboff, l’Age du capitalisme de surveillance, Zulma Essais, 864 p. 2022
L’historien Vincent Bernard signe un ouvrage de référence sur la guerre de Sécession
Il la qualifie à raison de Grande Guerre américaine à l’image de celle qui ravagea l’Europe et une partie du monde entre 1914 et 1918. Car à bien des égards, la guerre de Sécession constitua la mère de la Grande Guerre et des autres conflits au 20e siècle. Grâce à son ouvrage passionnant, Vincent Bernard nous conduit ainsi dans ce laboratoire des conflits à venir, sur le front bien évidemment mais également dans les coulisses de cette guerre qui fut totale, englobant la société américaine dans son intégralité, du cabinet de Lincoln au camp de concentration sudiste d’Andersonville en Géorgie que représentent à merveille Laurent-Frédéric Bollée et Christian Rossi dans leur BD Deadline, et des salles d’Etat-major que l’auteur connaît particulièrement bien pour avoir consacré aux deux grands chefs militaires du conflit, Robert Lee et Ulysse Grant, les biographies françaises de référence, aux milices des hors-la-loi de William Quantrill. A la manière d’un Ken Burns, Vincent Bernard est allé puiser dans les sources primaires (témoignages, mémoires, journaux d’opération ou presse) pour construire un merveilleux récit qui alterne les points de vue (généraux, simples soldats mais également fonctionnaires, journalistes, propriétaires d’esclaves et abolitionnistes). Il en résulte un récit détaillé et fascinant qui ne s’épuise jamais permettant d’entrer dans « cette guerre singulière à la fois étrangère et civile, aux frontières poreuses, aux intérêts étroitement entremêlés, aux familles divisées ».
S’il reste sur la crête d’une histoire politico-militaire, ne se voulant pas exhaustif faute d’un travail titanesque qui, fatalement, diluerait son propos, son angle d’attaque permet cependant une astucieuse compréhension du conflit. Au-delà de la question de l’esclavage qui constitua l’un des motifs de la sécession de onze Etats après l’élection d’Abraham Lincoln en 1860, Vincent Bernard montre bien l’opposition de deux modèles de société : un sud aristocratique défendant l’intérêt des Etats et un modèle économique agricole symbolisé par la Virginie et un Nord plus ouvrier et fédéraliste dont la mutation industrielle allait lui conférer un avantage déterminant dans la victoire. L’auteur s’attache ainsi dans une première partie passionnante à décrypter cette complexité trop souvent réduite à la question de l’esclavage et à expliquer la lente désagrégation du système politique américain. Loin des caricatures et grâce à ses sources, l’ouvrage humanise les acteurs, placés devant des choix cornéliens à l’image d’un Robert Lee approché pour commander l’état-major du Nord et qui, finalement, choisit sa terre, la Virginie tout en prévenant : « Chaque camp oublie que nous sommes tous Américains. Je prévois que le pays devra traverser une terrible ordalie, une expiation nécessaire pour tous nos péchés. »
Reprenant l’adage clausewitzien selon lequel la guerre est la poursuite de l’activité politique par d’autres moyens, Vincent Bernard met ainsi en parallèle les grandes décisions politiques et leurs répercussions sur les champs de bataille et vis-versa. Les grandes batailles sont bien là, d’Antietam et de ce 17 septembre 1862 qui constitua le jour le plus meurtrier du conflit au tournant de la guerre de Gettysburg en juillet 1863 en passant par Fredericksburg ou Shiloh, que le lecteur suit grâce à des cartes pédagogiques qui donnent l’impression d’être aux côtés des généraux des deux camps. Et l’auteur également d’expliquer la première proclamation d’émancipation des esclaves, le 22 septembre 1862, cinq jours après le choc dans l’opinion de la bataille d’Antietam. Au final, près de 800 000 américains périrent sous le coup d’une révolution technologique que l’auteur n’omet pas où les mitrailleuses Gatling et les balles Minié permettant d’allonger le tir rangèrent la cavalerie dans les manuels d’histoire.
Un livre brillant donc qui entre avec intelligence dans toutes les dimensions politico-militaires de cette guerre pour nous offrir une vision cohérente et compréhensible d’un conflit qui allait, malheureusement, faire des émules. Un ouvrage qui devrait assurément trouver sa place entre ceux du grand James Matheson et de John Keegan.
Par Laurent Pfaadt
Vincent Bernard, la guerre de Sécession (1861-1865), La Grande Guerre américaine, Passés composés, 448 p. 2022.
Pour aller plus loin :
Le documentaire de
référence : Ken Burns, The Civil War, La guerre de Sécession, Arte
éditions, Coffret 4 DVD, 2009
Un classique de la littérature
américaine publié voilà 70 ans : Shelby Foote, Shiloh, Rivages, 200 p. 2019
La magnifique BD consacrée au camp
d’Andersonville : Laurent-Frédéric Bollée, Christian Rossi, Deadline,
Glénat, 88 p. 2013