Ils nous ont oubliés  » La Plâtrière « 

C’est un de ses premiers écrits mais sa plume acerbe est déjà à l’œuvre dans ce texte de Thomas Bernhard publié en 1970 que Séverine Chavrier adapte après avoir travaillé sur d’autres textes de cet auteur, entre autres « Déjeuner chez Wittgenstein » adapté en 2016 sous le titre « Nous sommes repus mais pas repentis ».

Dans ce roman, « La Plâtrière » Thomas Bernhard raconte l’histoire sordide d’un couple qui se solde par ce que l’on nomme aujourd’hui « un féminicide » suivi du suicide du mari.

Quand la représentation commence on assiste à la découverte des cadavres par des vagabonds étranges personnages masqués qui boivent le vin trouvé dans la cave tout en se plaignant de l’odeur pestilentielle, bientôt décidés à prévenir la police et à quitter les lieux pour ne pas être accusés.

Suite à cette scène assez grotesque, on va revenir sur l’histoire désolante des dernières années de ce couple.

Lui, Konrad, est en mal de son grand œuvre un traité sur l’ouïe qui rassemblerait ses observations, ses hypothèses, ses recherches, un véritable travail scientifique qui se veut unique mais dont il n’a pas encore écrit la première ligne.

Et pour cause, ne doit-il s’occuper de son épouse invalide, d’une extrême exigence qui le traite comme un valet à son service.

Pourtant, le couple a fait l’acquisition d’une ancienne fabrique, une plâtrière, isolée dans la forêt, l’endroit calme propice au travail intellectuel auquel veut s’adonner Konrad. Mais il arrive que des curieux viennent à passer ou des ouvriers pour quelques travaux indispensables, sans oublier les chasseurs qui se déploient parfois très près de la maison et font retentir leurs coups de fusil. Autant dire que tout cela est perturbant et empêche Konrad de se mettre à l’ouvrage. Alors, déçu, il soupire s’énerve et remet à plus tard, dans l’attente du moment favorable qui, bien sûr ne se présente qu’avec une perturbation à la clé. Tout cela ne peut aboutir qu’à une catastrophe. Elle arrive le soir de Noël quand Konrad tue sa femme et se donne la mort.

C’est le traitement de cette histoire qui se révèle original et intrigant dans cette mise en scène de Séverine Chavrier. Elle y convoque une scénographie pertinente qui rend compte de l’isolement de la maison en dressant, côté cour, quelques sapins squelettiques à proximité desquels s’élève une sorte de mirador pour guetter les possibles intrus.

Quant à l’intérieur, il nous sera révélé par des prises de vue, filmées par vidéo et projetées sur les trois écrans prévus à cet effet. Nous découvrons ainsi les lieux de chacun, la chambre de madame Konrad encombrée d’objets divers dont plusieurs statuettes de la vierge Marie, son énorme fauteuil roulant qu’elle ne quitte que rarement et ses innombrables paquets de cigarettes dans lesquels elle ne cesse de puiser. Autre lieu, tout autant en désordre le « bureau » de Konrad, au sous- sol où s’accumulent les papiers censés représentés les notes prises pour sa thèse et qui ne font que souligner son incapacité à clarifier ses idées.

C’est là, dans ce lieu insalubre que visitent inopinément les pigeons ou les corneilles (dressage des oiseaux, Tristan Plot) que vont et viennent les personnages, elle, le houspillant sans cesse, pour avoir son repas, lui, accourant, mécontent de ne pouvoir « travailler » mais la persécutant par d’absurdes exercices de langage. Leur comportement obsessionnel, répétitif finit par les rendre comiques.

Les comédiens s’impliquent avec conviction dans ces rôles de composition. Laurent Papot joue à merveille le looser toujours agité qui s’attendrit sur lui-même au point de le rendre touchant et Marijke Pinoy sait se montrer intransigeante, dominatrice et nostalgique d’un passé aisé et heureux. Le personnage de l’aide-soignante inventé par Séverine Chavrier et interprété par Camille Voglaire , fait ressortir par le bon sens dont elle est habitée, par son inquiétude aussi la « folie »  de ses employeurs, le grotesque des situations dans lesquelles ils se complaisent.

De plus la mise en scène joue sur un paradoxe celui du son, ici traité en live et avec maestria par le percussionniste Florian Satche qui n’hésite pas à pousser son jeu jusqu’à la saturation alors que l’on a appris combien il importune Konrad qui ne peut créer que dans le silence alors que toutes ses prétentions de recherche concernent l’ouïe.

Pièce visuelle et musicale, surprenante par la richesse des images et un intrépide langage sonore qui rend compte à sa manière de la complexité de l’œuvre de Thomas Bernhard qui sait habilement glisser l’humour dans le sordide.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 3 juin au TNS

Jusqu’au 11 juin