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Le Nom de la rose

Le 19 février, cela fera sept ans qu’Umberto Eco nous a quitté. Le grand intellectuel italien a laissé à la postérité et à la littérature mondiale quelques grands romans, à commencer par son Nom de la Rose, magnifique enquête policière dans un monastère bénédictin de l’Italie médiévale avec en toile de fond, le mystère du second tome de la Poétique d’Aristote consacré à la comédie.


Publié en 1980, le premier roman de l’écrivain, véritable best-seller mondial traduit en quarante-trois langues, Prix Médicis étranger en 1982 et adapté en film par Jean-Jacques Annaud puis en série plus récemment reparaît aujourd’hui dans une nouvelle édition.

Pour les plus jeunes qui n’auraient jamais entendu parler du livre, de son auteur et du film, il s’agit à la fois d’un thrilller historique génial, d’un roman d’initiation et d’un cours d’histoire des religions et de géopolitique raconté de la plus belle des manières. Le tout sur fond de meurtres sanglants, de sorcières et d’Inquisition. C’est Sherlock Holmes au Moyen Age qui rencontre Indiana Jones. D’ailleurs, le héros, un moine franciscain, Guillaume de Baskerville tire son nom à la fois du persoonage de Conan Doyle et de Guillaume d’Ockham, ce philosophe et théologien qui fut accusé d’hérésie. Accompagné de son jeune discipline, Adso de Melk, il est envoyé dans ce lieu étrange pour enquêter sur une série de meurtres de moines ayant eu accès à une bibliothèque secrète et ses livres interdits.

Cette nouvelle édition est enrichie des notes préparatoires de l’auteur, des dessins de ses personnages sur des feuilles arrachées à des carnets de notes, de ses plans de la bibliothèque et de l’abbaye permettant ainsi d’entrer dans les secrets de fabrication du livre. Car comme le rappelle l’auteur dans Apostille (1983) cité en fin d’ouvrage : « Pour raconter, il faut avant tout se construire un monde, le meubler le plus possible jusqu’aux derniers détails ». Et à la lecture de ces notes, le lecteur prend conscience des diverses influences de l’auteur. Ainsi pour façonner son décor, Umberto Eco s’inspira des abbayes de Castel Urbino en Sicile et de Cluny, ouvrage majeur de l’ordre monastique clunisien, qui suit la règle de saint Benoit et dont le clivage avec l’ordre cistercien du vénérable Jorge de Burgos, le gardien aveugle de la bibliothèque, structure en partie le roman.

Voici donc une magnifique occasion de se replonger dans ce livre culte qui allait lancer la grande mode des polars médiévaux qu’il est conseillé de lire avec des gants, non pas pour se protéger du poison qui imprègne les pages mais bel et bien pour le lire et le relire à souhait !

L’histoire a parfois l’art de réserver quelques coïncidences savoureuses. Puisque c’est un 19 février de l’an de grâce 1473, soit près d’un siècle et demi après qu’Adso de Melk fut « le témoin transparent des péripéties qui eurent lieu à l’abbaye dont il est bon et charitable de taire le nom désormais » que naquit un certain Nicolas Copernic à Torun, cette ville de Pologne située sur la Vistule et classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Un savant qui contesta le système Ptolémée qui postulait que la terre était immobile au centre de la Terre, et fut le promoteur d’un héliocentrisme. Son livre,publié l’année de sa mort en 1543, comme celui du livre II de la Poétique d’Aristote dans le roman d’Umberto Eco fut condamné par une Eglise catholique qui y vit la contestation de la puissance de Dieu. Son bras armé, l’Inquisition, tenta de réduire au silence aussi bien Guillaume de Baskerville que les disciples de Copernic et en premier lieu Giordano Bruno, condamné au bûcher le 17 février 1600.

Et comme un trait d’union entre Copernic et Guillaume de Baskerville, Umberto Eco, en bon sémiologue qu’il fut, estimait, dans le courrier de l’Unesco en 1993 que « le système de Ptolémée et celui de Copernic sont effectivement incompatibles, mais on peut les confronter, montrer leur indépendance totale, mais aussi comprendre comment on a pu passer de l’un à l’autre ». Une affirmation qui, quelques quatre cents ans plus tôt, aurait valu le bûcher au savant de Bologne. L’écrivain et son personnage ayant ainsi fini par se confondre avec l’histoire réelle…Et de donner ce roman indémodable autour duquel continuent de tourner de nombreux astres.

Par Laurent Pfaadt

Umberto Eco, Le Nom de la rose, nouvelle édition
Aux éditions Grasset, 640 p.

A découvrir Toruń, la ville natale de Nicolas Copernic : https://www.pologne.travel/fr/autres-villes/torun-ville-de-copernic

Toutankhamon, l’odyssée d’Howard Carter

Il y a un siècle eut lieu la plus importante découverte archéologique du 20e siècle. Le 25 novembre 1922, l’archéologue britannique Howard Carter, ouvre la porte du tombeau d’un jeune pharaon au nom jusqu’alors inconnu : Toutankhamon. Après avoir arraché à son protecteur, Lord Carnavon, une dernière campagne de fouilles, l’égyptologue réussit enfin à atteindre son rêve, celui de localiser la tombe de ce pharaon de la XVIIIe dynastie qu’il allait immortaliser.


Nombreux ont été les expositions, jusqu’à celle, récente, de Bruxelles et les livres qui ont raconté cette aventure entourée de mystères et de malédictions, notamment celle qui frappa certains membres de l’expédition ainsi que Lord Carnavon mort subitement le 5 avril 1923. Même l’auteur de ces lignes a consacré, dans l’un de ses ouvrages, un chapitre à cette énigme historique.

Parmi les innombrables mausolées et tombes de papier qui ont fleuri depuis un siècle, les amateurs d’aventures et de mystères retrouveront cette ambiance unique dans le très beau roman graphique de Paul Marcel et Patrick Mallet. En suivant les pas de Carter, il se dégage de ces pages une impression très cinématographique de pénétrer dans quelque chose qui ressemble aux films de la Hammer. L’odyssée d’Howard Carter y est parfaitement retranscrite avec les doutes, la ténacité que manifesta cet archéologue qui a fini par s’identifier avec le jeune pharaon. Le dessin et les couleurs de Paul Marcel donnent une impression de vivre l’aventure dans les années 20, impression renforcée par des personnages entre expressionnisme et art déco. D’ailleurs, cette touche art déco se trouve renforcée dans le traitement des antiquités et des décors égyptiens, particulièrement réussis.

Le scénario de Patrick Mallet est très bien emmené. Il suit Carter, cet homme devenu, lui aussi, un dieu vivant. De la localisation de la tombe près de celle de Ramses VI jusqu’à la gloire en passant par la magnifique découverte de la tombe avec de très belles planches, les auteurs ne font pas l’impasse sur la malédiction bien évidemment même s’ils ne s’attardent pas sur cette dernière malgré la présence énigmatique de ce chacal personnifiant le dieu de la mort et de l’embaumement chez les Egyptiens. Nos deux auteurs focalisent leurs attentions sur Carter lui-même, sur sa vie après son exploit, sur celle d’un homme, à l’inverse de Toutankhamon, entré de son vivant dans l’immortalité.

A lire donc, une lampe torche à la main pour s’éblouir de la beauté des trésors enfermés dans ces tombes égyptiennes et sur ces pages.

Par Laurent Pfaadt

Paul Marcel, Patrick Mallet, Toutankhamon, l’odyssée d’Howard Carter,
Les Arènes BD, 112 p.

Espaces d’exil

En cette fin du mois de janvier et débordant sur février Le Maillon a proposé au public d’aller à la rencontre de spectacles dont le thème « l’exil » porte à la réflexion et à la solidarité. , le TJPCDN, Pôle-Sud.


S’il n’est pas nouveau il a été particulièrement remis dans la lumière lors de l’entrée des Talibans à Kaboul en août 2021 et leur prise en otage de toute l’Afghanistan. Depuis, la répression et l’horreur pèsent sur la population de ce pays.

Que des institutions culturelles se soient démenées pour faire sortir quelques artistes de ce pays martyr est tout à leur honneur. C’est le cas à Strasbourg pour 8 d’entre elles, Le Maillon Théâtre de Strasbourg scène européenne, le TJP CDN, Pôle-Sud CDN, le TNS, Musica, l’Opéra national du Rhin, Jazz d’or et l’Oosphère, d’où la proposition du Maillon d’organiser un Focus sur le thème de l’Exil et  de nous faire rencontrer ces artistes exilés en nos murs.

Première proposition de ce Focus, la pièce «  En transit » de l’iranien Amir Reza Koohestani créée en juillet dernier au Festival d’Avignon. La pièce est écrite à partir de l’expérience vécue par le metteur en scène et croise l’ouvrage de l’allemande Anne Seghers justement intitulé « Transit »  écrit en 1942 lors de son séjour à Mexico où elle avait dû s’exiler en raison de la guerre et de la répression menée contre   les communistes, les Juifs, et les intellectuels dont elle faisait notoirement parti. Au cours du périple qui la conduira jusqu’à Mexico elle a pu observer les difficultés rencontrées par ceux qui, comme elle, transitaient par le port de Marseille. C’est l’objet de son récit, que, par hasard le metteur en scène est en train de lire lorsque, à l’aéroport de Munich, alors qu’il s’apprête à partir pour Santiago du Chili pour présenter une de ses pièces, il est arrêté par la police des frontières pour avoir dépassé de 5 jours son autorisation à résider dans l’espace Schengen, retenu avec d’autres personnes et renvoyé à Téhéran. La coïncidence lui parait suffisamment pertinente pour qu’il décide de mêler ces deux moments dans une création qu’il intitulera « Transit ».

La pièce met donc en perspective des personnages de différentes époques confrontés les uns et les autres au mutisme de l’administration, aux fins de non-recevoir, à l’incompréhension de ce qui est subi, aux tracasseries de la bureaucratie aveugle autant qu’impitoyable et sourde à toute justification. Un parcours kafkaïen  retracé  de manière suggestive  par quatre comédiennes (Danae Dario, Agathe Lecomte, Khazar Masoumi,  Mahin Sadri)  qui interprètent tous les rôles dans un décor aussi froid et gris que ceux qu’on trouve dans les aéroports ( scénographie Eric Soyer), une valise y semble abandonnée en attente de son propriétaire convoqué dans cette immense salle de transit ,réitérant ses demandes d’explication à une policière qui ne fait que lui répéter qu’il n’est pas en règle et qu’elle doit appliquer la loi. Les visages excessivement agrandis sont projetés sur un écran en fond de scène, mettant ainsi en valeur l’expression consternée de ces gens confrontés à l’absurdité et à l’angoisse de ne pas savoir le sort qui leur est réservé face à tant d’arbitraire. (vidéo Philipp Hemwarter ).Parfois ils  s’installent face à un employé chargé de les interroger sur une petite structure  dressée au fond  du plateau ou bien on les voit enfermés dans une sorte de cabine en verre dans laquelle ils s’agitent impuissants à se faire entendre.

Une démonstration concluante de l’absurdité d’une administration qui n’a de cesse de créer des complications et de placer des obstacles sur le chemin de ceux pour qui l’exil est une nécessité et pour tous ceux qui prétendent à juste titre à la liberté de voyager.

  • Représentation du jeudi 26 janvier

Le samedi suivant intitulé « Journée Afghane nous offrait la possibilité de voir à l’œuvre  des artistes afghans séjournant ici depuis  leur extradions en août 21 leur donnant la possibilité de s’exprimer en tant qu’artistes.

Outre une exposition photo dans le hall, de petites formes théâtrales étaient jouées dans la petite salle.

 « La Lune » par Razia Wafaei Zada et Sayeh Sirvani  qui nous racontent qu’on dit qu’il faut 9 lunes pour que naisse un enfant et posent la question « combien de lunes faudra-t-il pour que renaisse l’Afghanistan ?

Dans « Les Femmes Turquoises » Bas Gul Garimi et Nina Faramarzi chantent et dansent. L’une est voilée, l’autre pas Elles évoquent, le fouet, les châtiments corporels ce qu’elles qualifient du mal dissimulé sous la religion, cruauté exercée par ces hommes stupides et ignorants.

Dans « Levez le voile » Ahmad Ali Ebrahhimi, Ghodratollah Benyamin et Nina Faramarzi posent la question « partir ou ne pas partir « évoquent le voyage en bateau, le naufrage, la peur et disent  qu’il faut lever le voile sur ce qui se passe dans leur pays et qui est un crime contre l’humanité.

La quatrième proposition intitulée « Où me blottir » est une performance marionnette et poésie réalisée par Mohammad Ali Mirzayee, Sepldeh Esmaeilzadeh, Nouri Talebzadeh auxquels d’est joint Renaud Herbin du TJP-CDN.

Enfin et très attendue « Les Forteresses »  de la  Cie « La ligne d’ombre » mise en scène de Gurshad Shaheman, assisté de Saeed Mirzaei, pièce créée à Marseille le 26 août 2021 puis représentée à la MC 93 de Bobigny en juin 2022. Suivie d’une tournée qui l’amène jusqu’à nous en ces jours.

Le metteur en scène franco- iranien Gurshad Shaheman, né en1978 a quitté l’Iran a l’âge de 10 ans.

Il propose dans cette pièce un retour vers son pays natal à travers les récits de vie de trois femmes de sa famille, toutes, nées dans la province iranienne de l’Azerbaïdjan dans les années 60, sa mère qui s’est exilée en France, ses tantes, les sœurs de sa mère, l’une ayant choisi de s’installer en Allemagne, la dernière  décidant  de rester en Iran. Elles se retrouvent pour ce spectacle après des années de séparation à l’instigation de leur fils et neveu qui, à partir de leurs témoignages a écrit le livre « Les Forteresses » édité par « Les Solitaires Intempestifs » et qui est le texte de cette pièce si particulière.

D’abord par le cadre qui nous est proposé, un vaste salon à l’orientale où le public est invité, par le metteur en scène en personne, à prendre place sur des divans recouverts de tapis persans. (scénographie Matthieu Lorry-Dupuy, lumières Jérémié Papin)

Ensuite par la séparation des protagonistes qui sont, d’une part sur le plateau central les femmes de la famille Hominaz, Jeyran et Shady dont l’auteur a recueilli les paroles  et auprès desquelles il se tient car c’est à lui qu’elles s’adressent, mimant les gestes du quotidien, préparer et servir le thé, les repas, composer un bouquet de fleurs et d’autre part les actrices, installées sur des chaises placées parmi les spectateurs, chargées, elles, pendant toute la représentation de dire ces récits de vie qui reflètent, pour la plupart, les violences subies. Ce sont donc à travers les voix de Guilda Chahverdi, Mina Kavani, Shady Nafar que l’on découvre leurs parcours semés d’embûches qu’elles ont dû surmonter, qu’il s’agisse de la révolution en 1979, de la guerre Iran-Irak, de l’arrivée des Islamistes au pouvoir, de l’exil.

Des récits précis, intimes qui donnent parfois les larmes aux yeux quand on apprend leur désir d’études contrarié et souvent empêché, voire interdit, leur militantisme bafoué, suivi d’enfermement dans d’horribles geôles où l’on pratique les pires tortures, leur mariage forcé, à peine sorties de l’adolescence, leur vie conjugale sans liberté.

Une bonne part de ces confidences portent sur le comportement des hommes pères, frères, maris tous plus ou moins odieux, faisant montre d’un autoritarisme démesuré, n’hésitant pas à pratiquer des châtiments corporels sur leurs épouses, exerçant une véritable tyrannie sur elles et les enfants. Plusieurs anecdotes nous ont fait froid dans le dos et même si elles n’ont pas été victimes du pire comme de la lapidation d’une femme dénoncée comme prostituée par son mari à qui elle refusait de continuer la prostitution qu’il l’obligeait à pratiquer, toutes ont été soumises aux pratiques de ce patriarcat d’autant plus indéboulonnable qu’il est soutenu par la république des mollahs, celle qu’elles n’auraient jamais cru possible après avoir contribué à vaincre le shah.

Leur seule porte de sortie a donc été pour trois d’entre elles, le divorce et l’exil.

De sombres récits réalistes et émouvants, heureusement entrecoupés par des intermèdes dansés et chantés dans la langue interdite en Iran et qui est la leur, l’Azéri. (son et musique électro acoustique signée Lucien Gaudion)

Des témoignages bouleversants, un véritable éloge de la résistance, et du courage de ces femmes pour qui l’émancipation est une lutte, comme aujourd’hui encore les femmes en font la démonstration en Iran.

Marie-Françoise Grislin

  • Représentation du 3 février

Seuls dans Berlin

Le journaliste et écrivain allemand raconte l’arrivée des nazis à travers les destins d’intellectuels allemands. Passionnant.

Avant 1933, ils constituèrent la fierté de l’Allemagne, portant, en dignes héritiers du grand Goethe, la culture allemande à des sommets. Après 1933, leurs livres furent brûlés sur d’immenses autodafés qui allaient se propager à l’ensemble de l’Europe. Ils s’appelaient Berthold Brecht, Thomas Mann, Erich Maria Remarque, Hans Fallada et bien d’autres.


C’est cette histoire, une histoire d’écrivains qui a fini par se confondre avec celle de tout un peuple que nous raconte Uwe Wittstock dans ce livre passionnant. En suivant les chemins de ces écrivains, journalistes et intellectuels, l’écrivaine nous raconte cette Allemagne qui s’est donnée au Führer, de cette Allemagne qui a poussé ses plus brillants esprits à l’exil et à la mort.

C’est cette histoire, une histoire d’écrivains qui a fini par se confondre avec celle de tout un peuple que nous raconte Uwe Wittstock dans ce livre passionnant. En suivant les chemins de ces écrivains, journalistes et intellectuels, l’écrivain nous raconte cette Allemagne qui s’est donnée au Führer, de cette Allemagne qui a poussé ses plus brillants esprits à l’exil et à la mort.

Du 28 janvier au 15 mars 1933, Uwe Wittstock nous entraîne ainsi dans ce cyclone infernal qui ravagea l’Allemagne. Quelques jours avant le fameux 30 janvier, ce « règne de l’enfer », les journaux antinazis comme la Weltbühne de Carl von Ossietzky ou le Berliner Tagesblatt de Theodore Wolff, plus libéral, pressentent le pire. Déjà, les premiers écrivains, sans attendre, quittent Berlin. C’est le cas d’Erich Maria Remarque, écrivain pacifiste honni par Hitler après son roman culte A l’ouest rien de nouveau publié en 1929, qui traverse la frontière suisse, le 29 janvier. D’autres, malgré les menaces et le danger, persistent à vouloir rester et témoigner. Gabriele Tergit, grande chroniqueuse judiciaire et Carl von Ossietzky, sont de ceux-là car ils souhaitent voir « l’histoire en marche ».

Uwe Wittstock, lui, est partout. Dans les rues, les salles de rédaction, les appartements. Avec ses airs de thriller haletant passant des officiels du nouveau régime aux intellectuels traqués, le livre avance dans une nuit noire, oppressante, éclairée par les flambeaux des SA qui viennent arrêter les ennemis du régime pour les jeter dans des prisons berlinoises vite saturées, ou par les lumières de cette gare d’Anhalt, dernière lueur d’espoir dans ce brouillard tombé sur le pays, cette gare devenue le lieu de départ de tous ceux comme Alfred Döblin qui se précipitent dans les trains pour fuir le nazisme. « Après le départ, il se place devant la fenêtre du couloir et observe les lumières de la ville qui glissent devant lui. Il les aime beaucoup. Combien de fois est-il arrivé ici, à la gare d’Anhalt, combien de fois a-t-il vu les mêmes lumières et a-t-il poussé un soupir de soulagement en constatant qu’il était enfin revenu chez lui. Berlin est la ville de sa vie. Voilà qu’il la quitte sans savoir s’il y reviendra jamais » écrit Uwe Wittstock. Dans les rues qui mène à la gare, peut-être Döblin croisa-t-il Ulrich Alexander Boschwitz, jeune écrivain dont le roman Le voyageur évoquera quelques années plus tard, ces autres Allemands, juifs comme Otto Silbermann, son héros, qui tentèrent par tous les moyens, de fuir ce pays qui n’est plus le leur. Qui errent dans cette nuit noire dans laquelle s’enfonce une démocratie allemande qui ne se réveillera que douze ans plus tard.

Nous connaissons tous cette histoire et pourtant, grâce au talent d’Uwe Wittstock, elle reprend vie aux côtés de ces hommes qui courent, traqués par les séides du régime bruns ou qui marchent, parfois sans le savoir comme la famille Mann, au bord de l’abîme. Le 28 février 1933 est promulgué le décret pour la protection du peuple et de l’Etat légalisant ainsi le régime répressif nazi. Quelques heures plus tôt, Carl von Ossietzky a été arrêté chez lui. Il a eu juste le temps de dire à sa femme Maud : « je reviens vite ». Déjà les premières pierres de Dachau, ce camp qui a capturé la nuit et le brouillard sont posées tandis que les autodafés s’allument pour détruire les œuvres de Brecht ou de Remarque. Gabriele Tergit qui souhaitait voir l’histoire en marche finit par partir le 5 mars pour éviter d’être broyée par cette dernière. Quant à Carl von Ossietzky, devenu prix Nobel de la paix, de prisons en hôpitaux, il succombera à une tuberculose en 1938. Quelques mois plus tard, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, de nouveaux incendies ravageront synagogues et commerces juifs. La panique de Silbermann, le héros de Boschwitz, a gagné toute la ville. « Là où on brûle des livres, on finit par brûler des hommes » avait dit un siècle plus tôt Heinrich Heine, l’un des plus illustres écrivains allemands. Sans se douter que ce feu consumerait les plus grands génies à venir.

Du 28 janvier au 15 mars 1933, Uwe Wittstock nous entraîne ainsi dans ce cyclone infernal qui ravagea l’Allemagne. Quelques jours avant le fameux 30 janvier, ce « règne de l’enfer », les journaux antinazis comme la Weltbühne de Carl von Ossietzky ou le Berliner Tagesblatt de Theodore Wolff, plus libéral, pressentent le pire. Déjà, les premiers écrivains, sans attendre, quittent Berlin. C’est le cas d’Erich Maria Remarque, écrivain pacifiste honni par Hitler après son roman culte A l’ouest rien de nouveau publié en 1929, qui traverse la frontière suisse, le 29 janvier. D’autres, malgré les menaces et le danger, persistent à vouloir rester et témoigner. Gabriele Tergit, grande chroniqueuse judiciaire et Carl von Ossietzky, sont de ceux-là car ils souhaitent voir « l’histoire en marche ».

Uwe Wittstock, elle, est partout. Dans les rues, les salles de rédaction, les appartements. Avec ses airs de thriller haletant passant des officiels du nouveau régime aux intellectuels traqués, le livre avance dans une nuit noire, oppressante, éclairée par les flambeaux des SA qui viennent arrêter les ennemis du régime pour les jeter dans des prisons berlinoises vite saturées, ou par les lumières de cette gare d’Anhalt, dernière lueur d’espoir dans ce brouillard tombé sur le pays, cette gare devenue le lieu de départ de tous ceux comme Alfred Döblin qui se précipitent dans les trains pour fuir le nazisme. « Après le départ, il se place devant la fenêtre du couloir et observe les lumières de la ville qui glissent devant lui. Il les aime beaucoup. Combien de fois est-il arrivé ici, à la gare d’Anhalt, combien de fois a-t-il vu les mêmes lumières et a-t-il poussé un soupir de soulagement en constatant qu’il était enfin revenu chez lui. Berlin est la ville de sa vie. Voilà qu’il la quitte sans savoir s’il y reviendra jamais » écrit Uwe Wittstock. Dans les rues qui mène à la gare, peut-être Döblin croisa-t-il Ulrich Alexander Boschwitz, jeune écrivain dont le roman Le voyageur évoquera quelques années plus tard, ces autres Allemands, juifs comme Otto Silbermann, son héros, qui tentèrent par tous les moyens, de fuir ce pays qui n’est plus le leur. Qui errent dans cette nuit noire dans laquelle s’enfonce une démocratie allemande qui ne se réveillera que douze ans plus tard.

Nous connaissons tous cette histoire et pourtant, grâce au talent d’Uwe Wittstock, elle reprend vie aux côtés de ces hommes qui courent, traqués par les séides du régime bruns ou qui marchent, parfois sans le savoir comme la famille Mann, au bord de l’abîme. Le 28 février 1933 est promulgué le décret pour la protection du peuple et de l’Etat légalisant ainsi le régime répressif nazi. Quelques heures plus tôt, Carl von Ossietzky a été arrêté chez lui. Il a eu juste le temps de dire à sa femme Maud : « je reviens vite ». Déjà les premières pierres de Dachau, ce camp qui a capturé la nuit et le brouillard sont posées tandis que les autodafés s’allument pour détruire les œuvres de Brecht ou de Remarque. Gabriele Tergit qui souhaitait voir l’histoire en marche finit par partir le 5 mars pour éviter d’être broyée par cette dernière. Quant à Carl von Ossietzky, devenu prix Nobel de la paix, de prisons en hôpitaux, il succombera à une tuberculose en 1938. Quelques mois plus tard, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, de nouveaux incendies ravageront synagogues et commerces juifs. La panique de Silbermann, le héros de Boschwitz, a gagné toute la ville. « Là où on brûle des livres, on finit par brûler des hommes » avait dit un siècle plus tôt Heinrich Heine, l’un des plus illustres écrivains allemands. Sans se douter que ce feu consumerait les plus grands génies à venir.

Par Laurent Pfaadt

Uwe Wittstock, Février 1933, l’hiver de la littérature, trad. Olivier Mannoni
Chez Grasset, 448 p.

A lire également : Ulrich Alexander Boschwitz, Le voyageur,
trad. Daniel Mirsky
Le Livre de Poche, 336 p.

Le bal des pyromanes

Il y a 90 ans les nazis arrivaient au pouvoir. Un anniversaire en forme d’avertissement

Un enfant se réveillant d’un cauchemar en pleine nuit. Au-dessus de son lit, à travers la fenêtre, dansent les flammes ravageant le Reichstag. Nous sommes dans la nuit du 27 au 28 février 1933, quelques semaines après l’arrivée démocratique des nazis au pouvoir et cet enfant n’est autre que le fils de l’ambassadeur de France à Berlin, André-François Poncet. Pour comprendre cet évènement, il convient de revenir près d’un an en arrière, le 1er juin 1932 exactement. Ce jour-là, le chancelier Heinrich Brüning vient de démissionner après avoir interdit les SA et les SS, ces groupes paramilitaires du parti nazi d’Adolf Hitler.


Hitler et Hindenbourg
© Getty Images

On ne le rappelle jamais assez mais Hitler est arrivé au pouvoir démocratiquement, nommé par le vieux président Hindenburg. Dans une Allemagne écrasée par le traité de Versailles et terrassée par la crise économique de 1929 qui a vu passer en dix-huit mois le nombre de chômeurs de 3,5 à 6 millions, le parti hitlérien a gagné les cœurs. En 1928, il totalisait 2,6% des voix. Aux élections du 31 juillet 1932, le parti qui compte alors 1,5 millions d’adhérents a atteint 37,3% des voix. Entre-temps, Hitler a été défait par le maréchal Hindenburg à l’élection présidentielle mais n’a pas renoncé à s’emparer du pouvoir.

Dans l’ombre du vieux maréchal, deux hommes complotent alors : Kurt von Schleicher et Franz von Papen. Tous deux vont servir de marchepieds à Hitler en le sous-estimant, en pensant pouvoir utiliser les idées nationalistes du tribun nazi à leur profit. Von Papen est nommé chancelier le 1er juin 1932 tandis que von Schleicher, deus ex machina du vieux président, occupe le poste de ministre de la Défense et tente de convaincre Hitler d’accepter le poste de vice-chancelier. Mais ce dernier, flairant le piège, refuse. « Hitler avait refusé une participation au gouvernement, mais accepté de tolérer un cabinet présidentiel réorienté à droite, et négocié en contrepartie la promesse qu’on organiserait de nouvelles élections au Reichstag et qu’on lèverait l’interdiction de la SA et de la SS. Hitler pouvait être heureux de cet arrangement : sans s’engager fermement, il avait gardé tous les atouts en main » écrit ainsi Volker Ullrich dans sa monumentale biographie d’Adolf Hitler et qui publiera en mars 8 jours en mai, la dernière semaine du Reich, récit enlevé des derniers jours du régime nazi (Passés composés).

Nazis et communistes œuvrent alors pour détruire le régime tandis que dans la rue, les violences redoublent. Les élections se succèdent sans parvenir à résoudre les crises politiques et économiques. Les électeurs sont fatigués tandis que dans les arcanes du pouvoir, les manœuvres se poursuivent précipitant l’Allemagne dans l’abîme.

Cette stratégie du pire constitua le baiser de la mort à la République de Weimar. Von Schleicher n’y survivra pas, exécuté lors de la nuit des longs couteaux en 1934 tandis que Von Papen récoltera une infamie historique en étant jugé et acquitté lors du procès de Nuremberg en compagnie des principaux dirigeants nazis puis condamné à plusieurs années de travaux forcés par un tribunal de dénazification de l’Allemagne de l’Ouest.

Le 6 novembre 1932 se tiennent de nouvelles élections législatives. Le parti nazi, avec 250 députés et 34,1% est certes en recul, mais il demeure le premier parti d’Allemagne. « Hitler a perdu son pari, mais les nazis demeurent le premier parti de la Chambre. « Qui a gagné ? » se demande le Vossische Zeitung le mardi matin, pour en conclure que personne n’est sorti vainqueur de l’élection (…) La crise continue » écrit Paul Jankowski, historien américain qui revient sur cet hiver 1932-1933 qui changea la face du monde.

La machine infernale est pourtant bien lancée et rien de l’arrêtera. Après la crise économique, les manœuvres politiciennes achevant une République de Weimar à l’agonie et ce que Christian Baechler appela dans son livre éponyme, La trahison des élites (Passés composés, 2021) qui vient d’obtenir le prix Guizot de l’Académie française récompensant un ouvrage d’histoire générale, le fruit est mûr pour l’ancien caporal. Le 30 janvier 1933, Hindenburg se résout à appeler Hitler à la chancellerie. « Le vieillard est là, debout, appuyé sur sa canne, saisi par la puissance du phénomène qu’il a, lui-même, déclenché. A la fenêtre voisine, se tient Hitler, salué par un jaillissement d’acclamations, par une tempête de cris » relate alors André-François Poncet qui assista à la scène.

A cet instant, tout le monde pense que l’arrivée du Führer sera une expérience sans lendemain, un feu de paille qui malheureusement emportera le Reichstag, l’Allemagne et l’Europe entière. Les cendres du Parlement allemand sont encore chaudes lorsque les nazis se mettent à brûler les livres d’écrivains honnis tels que Brecht, Remarque ou Döblin tel que l’a magnifiquement raconté Uwe Wittstock dans son livre Février 1933 (Grasset, voir article Seuls dans Berlin). Aux livres succéderont les hommes. On connait la suite…

Par Laurent Pfaadt

Notre sélection :

André François-Poncet, Souvenirs d’une ambassade à Berlin, 1931-1938, Tempus, 480 p. 2018

Volker Ullrich, Adolf Hitler, une biographie. L’ascension, 1889-1939, Gallimard, 1232 p. 2017

Paul Jankovski, Tous contre tous, L’hiver 1933 et les origines de la Seconde Guerre mondiale, Passés composés, 384 p. 2022

Christian Baechler, La trahison des élites allemandes, Essai sur le rôle de la bourgeoisie culturelle (1770-1945), Passés composés, 648 p. 2021

Jean-Paul Bled, Hindenburg, l’homme qui a conduit Hitler au pouvoir, Tallandier, 336 p. 2020

Benjamin Carter Hett, Comment meurt une démocratie, la fin de la République de Weimar et l’ascension d’Hitler, L’Artilleur, 512 p. 2022 

Voir mon article : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/comment-meurt-une-democratie/

Harlem Shuffle

Poursuivant son écriture de l’histoire afro-américaine qu’il décline selon des formes narratives différentes, le double prix Pulitzer, Colson Whitehead plonge avec son nouveau roman dans l’encrier noir d’un Chester Himes pour nous livrer cette nouvelle histoire passionnante.


Terminés les champs de coton de la Géorgie ou les maisons de correction de Floride. Colson Whitehead est de retour chez lui, à New York et plus précisément à Harlem où il vécut jusqu’à l’âge de 6 ans avant de descendre vers East village, ce quartier mal famé devenu bohème. Ray Carney, le héros de Harlem Shuffle rêve lui-aussi de quitter son quartier pour matérialiser ce changement social auquel il aspire.

Acheter pour lui et sa femme Elisabeth, issue de la bourgeoisie de Harlem, un bel appartement, symbolise cette frontière qu’il souhaite franchir. Mais nous sommes au début des années 60 et à cette époque, à Harlem, difficile d’échapper à son destin, surtout quand la couleur de votre peau vous le rappelle tous les jours. Alors Ray s’occupe de ses affaires, dans son magasin de meubles d’occasion où il revend des meubles volés. Il s’arrange avec la loi quand Elisabeth se bat pour la faire respecter et obtenir des droits pour les siens. Et puis, il y a Freddie, ce cousin voyou, le mauvais génie de Ray qui le ramène toujours du mauvais côté de la frontière, et surtout dans cet hôtel Theresa, objet de toutes les convoitises.

En compagnie de Colson Whitehead, le lecteur s’installe avec ce nouveau roman dans une loge de cette opérette tragi-comique haute en couleurs et en rebondissements où se côtoient harlequins et banquiers corrompus et où résonnent airs échappés de l’Apollo Theater et magouilles en tout genre

Que le lecteur s’installe confortablement car le spectacle ne fait que commencer…

Par Laurent Pfaadt

Colson Whitehead, Harlem Shuffle,
Chez Albin Michel, 419 p
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Odile et l’eau

Texte et interprétation Anne Brochet au TNS

Tenir un journal de piscine, voilà le défi que l’actrice et autrice Anne Brochet s’est lancé à elle-même et qu’elle a relevé en prenant consciencieusement  des notes durant  ces nombreux passages dans une banale piscine municipale.


Avec la complicité de la chorégraphe Joëlle Bouvier elle en monte un spectacle qui a tout pour plaire, une leçon aquatique d’existentialisme.

Du décor au jeu, rien que du raffiné, du pertinent, du ludique, autant dire une parenthèse enchantée, lumineuse pour rompre avec la grisaille du temps hivernal et le sombre quotidien de l’actualité.

Magnifique présence du corps, glissant, nageant, rêvant, observant, avec malice ceux qui fréquentent ce milieu particulier, la piscine avec ses obligations, ses rituels, ses plaisirs, ce qu’elle apporte de contentement et d’évasion.

Tout cela est dit, montré, mimé en parfaite connivence avec le public qui assiste, amusé, à ces ébats et ne peut que ressentir une empathie non dissimulée à l’égard de ce personnage songeur, plein de vigueur et de finesse.

Avec la collaboration de Joëlle Bouvier, Anne Brochet a choisi de donner beaucoup d’expressivité à son jeu et offre une étude fouillée, précise de la gestuelle d’une nageuse. La grâce, l’élégance qu’elle confère à ses mouvements les apparentent à ceux d’une danseuse, quelque peu excentrique malgré tout, avec parfois ses palmes au pied, son bonnet, ses lunettes de plongée mais toujours revêtue de ses très beaux maillots de bain dessinés par Anne Autran, et puis, épisodiquement, avec sa queue de petite sirène quand son imagination l’entraîne à se prendre pour elle.

La prestation est d’autant plus fascinante qu’elle se déroule dans un lieu où les objets typiques de l’univers des piscines, échelle métallique, plots de plongée, bouée semblent disposés de façon aléatoire à côté d’un grand rectangle bleu sur lequel la lumière changeante dessine comme les méandres de l’eau. Autant d’éléments qui soulignent ce que la scénographie présente de magique, avec son écran en forme de vague pour surfeur sur lequel de magnifiques images de mer, d’animaux marins seront projetées en adéquation avec les déplacements de la nageuse qui semble participer à cette vie multiple et foisonnante dont les myriades de protozoaires en constituent le plus bel exemple.

Tout au long du spectacle, à l’instar de la nageuse on découvre combien l’eau est révélatrice de souvenirs, de désirs jusque-là à peine conscientisés. Et l’on rencontre cette femme esseulée depuis que ses enfants devenus adultes sont partis, que sa mère est décédée, que son amoureux, Nicolas l’a quittée. Quelque peu désœuvrée, certes, mais avec des projets comme celui d’aller voir les piscines de Californie ou de s’amouracher là-bas d’un bel Indien. Drôle et réconfortant.

Ce « seul en scène » est un spectacle sensible, harmonieux, une perle d’eau douce à conserver parmi nos souvenirs des moments heureux de théâtre.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 2 février

En salle jusqu’au 10 février

Pour la France

un film de Rachid Hami

« Je suis fabriqué par le cinéma » dit-il. Touche à tout avant de passer à la réalisation, Rachid Hami s’est emparé de l’histoire tragique de son frère Jallal  et l’a transformée pour en faire un vrai projet de cinéma, une œuvre romanesque qui se déploie entre présent, passé, d’Algérie en France en passant par Taïwan.


C’était il y a dix ans, en 2012, le 29 octobre vers minuit, les médias en ont parlé mais une actualité chasse l’autre et l’on a oublié la tragédie de ce bizutage qui a mal tourné. Il s’agissait d’une mise en scène du débarquement de Provence du 15 août 1944 organisée par les élèves de l’école militaire de Saint-Cyr chargés de la « transmission de tradition » et visant à accueillir les nouvelles recrues. Sous le feu de projecteurs, au son des Walkyries de Wagner comme dans Apocalypse Now, vêtus de leur uniforme et lourdement équipés, voilà qu’ils doivent traverser un étang à 9 degrés où ils finissent par ne plus avoir pied. Si d’autres soldats ont échappé à la noyade, c’est le drame pour le jeune Aïssa, 24 ans. Face à ses manquements et coupable d’homicide involontaire, l’armée doit organiser les funérailles à hauteur de la disparition de Aïssa et fait des promesses qu’elle ne tiendra pas. Quant aux sept militaires liés à la mort du jeune homme et qui comparaitront au tribunal, ils auront des peines de prison avec sursis. 

Copyright 2022 Gophoto/Mizar Films

Pour la France n’est pas un film à charge et ne parle pas que de la mort de Aïssa. Il ouvre d’autres voies sous le regard d’Ismaël, son frère en quête de vérité sur cette affaire mais aussi sur leur cheminement personnel, depuis que lui, son frère et sa mère ont quitté l’Algérie en proie à la guerre civile, échappant aux assassinats perpétrés par le FIS. Rachid Hami raconte en deux-trois séquences les deux petits frères, leur mère courage (immense Lubna Azabal), le père qui préfère Aïssa, préférence qui marquera durablement la construction des deux garçons, Ismaël à qui il manque la confiance de l’amour paternel, Aïssa qui va vouloir s’engager dans l’armée française pour défendre son pays d’adoption comme il pensait que son père voulait défendre l’Algérie en refusant de quitter son pays. Aïssa est un étudiant brillant – Science-Po, un Master à Taipei puis l’ambition d’intégrer Saint-Cyr au risque de devoir combattre en Syrie : « Si je peux sauver une vie, ça en vaut la peine. Je serai le 1er chef d’État-major arabe de l’armée française. » Et Ismaël de demander : « Tu te sens capable de tuer quelqu’un ? » – « Pour la France, Oui ! ». 

Shaïn Boumedine repéré chez Kechiche (Mektoub my love) et Karim Leklou (décidément grand acteur) campent ces frères aux ambitions opposées et difficile de reconnaître la part autobiographique. Brouiller les pistes, mettre à distance son histoire familiale pour éviter tout sentimentalisme sont les fers de lance de ce film qui n’est jamais binaire et qui propose un regard neuf salutaire : « À l’heure où nous voyons le nationalisme gagner la France, il est nécessaire de raconter des histoires comme celle de Jallal. Elle ferme la porte à nombre de clichés qui gangrènent le débat public. Il est aussi important de briser le cycle des films racontant l’immigration et la banlieue comme des histoires violentes, misérabilistes et exotiques. Je voulais raconter cette histoire vraie de l’intérieur, avec mon outil : le cinéma. » Précisément, les séquences taïwanaises remarquables, et notamment la fin du film, sont des moments très inspirés qui répondent au désir de Rachid Hami de rendre sensible la réalité émotionnelle. Le bonheur des deux frères et leur soif de vivre sont contagieux. Avec ce film, Rachid Hami est entré dans la cour des grands.

Elsa Nagel

Sélection poches

L’Afrique, le Pacifique et le sud des Etats-Unis, la sélection poches d’Hebdoscope vous invite à de multiples voyages dans le temps et l’espace.


Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, Le Livre de Poche, 576 p.

Le prix Goncourt 2021 arrive en poche offrant ainsi une session de rattrapage à tous ceux qui auraient raté la première sortie de ce grand livre. La plus secrète mémoire des hommes raconte ainsi l’histoire d’un livre mystérieux, Le Labyrinthe de l’inhumain écrit en 1938 par un certain T.C. Elimane écrivain tombé dans l’oubli et inspiré de l’écrivain malien Yambo Ouologuem (1940-2017), premier prix Renaudot africain (1968) accusé de plagiat. Le héros du livre, Diégane Latyr Faye, écrivain sénégalais, se lance alors à la recherche d’Elimane et sa quête va le conduire sur plusieurs continents et à la rencontre de personnages énigmatiques et sulfureux.

Magnifique livre où son érudition ne fait que renforcer sa force addictive, La plus secrète mémoire des hommes est un témoignage incandescent sur le pouvoir de la littérature mais également sur la force de la langue française à travers le monde et sa capacité à se réinventer en dehors de ses frontières nationales, notamment en Afrique.

Eugène B. Sledge, Frères d’armes, Tempus, 576 p.

Entre septembre 1944 et juin 19 45, Eugène B. Sledge, membre du corps des Marines des Etats-Unis fut engagé dans deux batailles parmi les plus sanglantes de la guerre du Pacifique : Peleliu et Okinawa. Au milieu de la jungle humide et face à des Japonais plus résolus et cruels que jamais, il lutta et revint en vie dans une Amérique victorieuse. Rassemblant ses souvenirs, il composa alors ce magnifique chant littéraire à la mémoire des hommes qui restèrent sans sépulture sur le sol brûlant de ces îles.

Son livre, paru une première fois en 1981 et que le célèbre historien britannique John Keegan considérait comme « l’un des plus importants témoignages de guerre qu’il ait jamais lu », est prodigieux. On s’enfonce avec lui dans l’épaisseur de la jungle, on transpire avec lui. La barbarie de la guerre, les combats menés dans des conditions dantesques sont révélés dans leur plus sanglante cruauté. Celle-ci tranche avec ces moments de fraternité inouïs entre les soldats où Sledge « Sledgehammer » nous dépeint des personnages tous droits sortis de romans comme le capitaine Andrew Haldane abattu par un sniper japonais.

Frères d’armes est l’un des plus beaux livres sur les hommes dans la guerre. Des images tirées des Nus et des morts que republient ces derniers jours les éditions Robert Laffont (voir article le siècle Mailer), ainsi que celles de La Ligne rouge de Terence Malick vous viennent immédiatement à l’esprit. Un livre que vous n’oublierez pas de sitôt.

Robert Penn Warren, Le cavalier de la nuit, 10/18, 552 p.

L’espace des grandes plantations du Sud des Etats-Unis, voilà le cadre du premier roman de Robert Penn Warren (1905-1989), auteur entre autres des Fous du roi et de L’esclave libre. Ce premier opus d’une œuvre qui allait marquer durablement les lettres américaines et valoir à son auteur trois prix Pulitzer (un de fiction et deux de poésie) – il est le seul à ce jour – se déploie dans les grandes plantations de tabac de ce Kentucky où le cheval et le bourbon forgent les hommes. Dans ce roman publié en 1939 aux Etats-Unis puis en France en 1951, le lecteur suit la destinée de Percy Munn, un avocat devenu « cavalier de la nuit », sorte de Pale Rider des planteurs propulsé malgré lui à tête de cette fronde sanglante contre ces traîtres à la solde de l’industrie naissante du tabac.

Robert Penn Warren dépeint à merveille ces planteurs du Sud spoliés par les grandes industries du Nord dans ce 20e siècle naissant qui allait voir l’explosion d’un capitalisme dévorant et dans ce prolongement économique d’une guerre de Sécession qui a pris fin quelques quarante ans plus tôt. Dans ces pages, Robert Penn Warren installe les premières pierres de son style granitique si puissant sur lesquelles il grava plus tard ses autres chefs d’œuvre. Timidement, les œuvres de ce grand écrivain arrivent enfin jusqu’à nous. L’occasion de ne pas rater ce grand roman où John Steinbeck rencontre John Ford.

Par Laurent Pfaadt

Le Pacte antisémite, le début de la Shoah en Galicie orientale

Dans l’immensité de ce que Marie Moutier-Bitan appelait les champs de la Shoah, titre de son ouvrage précédent (Passés composés, 2021) qui fut en tous points remarquable et correspondait à ces territoires d’Union soviétique envahis par la Wehrmacht et la SS le 22 juin 1941, entre marécages et cités soviétiques, le lecteur semblait, géographiquement, un peu perdu. Et pour placer sur la carte la Galicie orientale, cette région à cheval entre la Pologne et l’ouest de Ukraine, il a fallu à la fois l’ouvrage de référence de Timothy Snyder mais surtout les deux enquêtes de Philip Sands.


Le Pacte antisémite, le nouvel ouvrage de l’historienne se veut la vision micro du précédent. En prenant comme point de départ la fameuse photo du pogrom de Lvov, début juillet 1941 qui suivit l’entrée des troupes allemandes en Union soviétique, Marie Moutier-Bitan a souhaité « étudier à hauteur d’homme, au ras du sol, ces bouleversements brutaux et meurtriers au sein de la population locale ». Et le cadre qu’elle dessine de ce tableau où sévit cette Shoah par balles qui se répandit dans tous les territoires soviétiques est saisissant.

Passants regardant un jeune garçon attaquer un Juif avec un balai dans une rue de Lviv,
juin-juillet 1941
crédit : United States Holocaust Memorial Museum, courtesy of Leonard Lauder

Plantant le décor de la vie de ces juifs de l’Est, entre shtetl et campagnes environnantes, entre commerçants juifs et paysans ukrainiens souvent illettrés, Marie Moutier-Bitan restitue à merveille ce climat antisémite hérité de cette Russie du Protocole des sages de Sion qui véhicula les pires stéréotypes sur les juifs, sur leur prétendue richesse, sur leur perfidie.

Les intérêts des différents acteurs du génocide vont converger dans ce tableau et forger ce pacte antisémite qui, en Galicie orientale, s’abattit sur les quelques 570 000 juifs de la région. Idéologue pour les envahisseurs, social et économique pour les habitants locaux, politique pour les partisans d’une Ukraine indépendante, chacun y trouva son compte. Mais « comme tout pacte avec le diable, l’indépendance ukrainienne avait un prix : il fallait se salir les mains et entrer dans la danse macabre que Hitler avait composée » écrit-elle à propos des motivations indépendantistes.

On connait la suite. Dès l’invasion de l’URSS, le 22 juin 1941, les premiers massacres furent perpétrés par les hommes de l’Einsatzgruppen C sous les commandements d’Otto Rasch et de Paul Blobel, responsable plus tard de l’opération 1005 visant à faire disparaître les corps, et aidé de collaborateurs ukrainiens et de voisins. De Sokal à la frontière polonaise à Lvov, le 1er juillet 1941, en passant par Dobromyl, Marie Moutien-Bitan suit les traces de sang que laissèrent les signataires de ce pacte ignoble dans les champs fertiles de l’ouest de l’Ukraine. Grâce aux nombreux témoignages qu’elle a collecté au sein de l’association Yahad-In Unum présidée par Patrick Desbois et sa mise en situation littéraire très réussie, elle donne à voir et à sentir l’enfer qui s’abattit sur les populations juives locales.

Le Pacte antisémite est bel et bien un livre de chair et malheureusement de cendres. Sur ces dernières, Marie Moutier-Bitan a élevé un magnifique mémorial de papier qui transporte entre passé et présent son lecteur dans l’œil de ce cyclone que personne n’imaginait et qui, pourtant, advint.

« Toutes les fêtes s’étaient transformées en torture, les jours de joie en jours de deuil. Il n’y avait plus pour elle de printemps ni d’été ; à chaque saison, c’était l’hiver pour elle. Le soleil se levait, mais ne la réchauffait pas. Seul l’espoir persistait, indéracinable ». Les mots de l’écrivain Joseph Roth, lui-même originaire de cette Galicie orientale et mort avant le début de la seconde guerre mondiale, résonnèrent très certainement dans ces champs d’horreur. Ils ont aujourd’hui rencontré ceux, importants, de Marie Moutier-Bitan. 

Par Laurent Pfaadt

Marie Moutier-Bitan, Le Pacte antisémite, le début de la Shoah
en Galicie orientale
Chez Passés composés, 315 p.