Archives par mot-clé : Gallimard

Le livre à emmener à la plage

Omar Robert Hamilton, la ville gagne toujours

Le réalisateur anglo-égyptien
Omar Robert Hamilton se
trouvait en 2011 sur la place
Tahrir lorsque se déchaîna la
révolution qui aller chasser
Hosni Moubarak. Il en ramena ce
livre nominé pour le prix de
littérature arabe 2018. La ville
gagne toujours
est l’histoire de
trois amis projetés dans le
tourbillon de l’histoire, celle de cette place Tahrir qui a occupé les
écrans du monde entier, de ce dictateur chassé, remplacé par un
autre et de ces rêves devenus désillusions.

Parce qu’au fur et à mesure que l’on suit durant ces deux années
qui menèrent l’Egypte d’un dictateur à un autre, Khalil, Mariam,
Hafez réunis au sein du collectif Chaos qui diffuse sur les réseaux
sociaux informations sur la révolution, exactions des militaires et
des intégristes qui se disputent le pouvoir, on est parcouru de
sentiments ambivalents où la déception d’une révolution matée
côtoie l’espoir que tout cela n’a pas été vain. Nos trois héros
représentent à merveille cette ambivalence avec leurs utopies et
leurs espoirs déçus. Le livre est écrit comme on tient une caméra à
l’épaule : toujours au cœur de l’action et bien décidé à ne rien
cacher. Véritable coup de poing, le roman de cette révolution
avortée recèle un formidable message d’espoir : celui que tout
n’est jamais perdu.

Par Laurent Pfaadt

Chez Gallimard, 352 p.

L’Histoire pour décor

Après le chapiteau vert, Ludmila Oulitskaïa signe un nouveau chef d’œuvre

Il est des écrivains dont on attend avec impatience leur nouveau
livre. Parce qu’ils n’écrivent jamais le même livre. Parce que chaque
livre est une pierre supplémentaire posée sur le chemin d’une
grande œuvre. Depuis Sonietchka (prix Médicis étranger 1996), on
suit et on lit Ludmila Oulitskaïa. On l’accompagne dans les méandres
de cette histoire tragique russe, dans ce siècle passé où les russes
que l’on appelait alors soviétiques furent les acteurs mais surtout les
victimes de cette grande roue de l’histoire qui les broya. Dans le
Chapiteau vert
, elle célébrait ces écrivains qui firent passer des livres
interdits, ces intellectuels qui ne renoncèrent jamais à exercer leur
liberté de pensée.

L’échelle de Jacob, son nouveau roman, est un pas supplémentaire ou
plutôt, pour coller à l’univers artistique du livre, de côté dans cette
œuvre. Nous sommes en 1975 en plein brejnévisme triomphant.
Andrei Sakharov s’apprête à recevoir un Prix Nobel de la paix qu’il
ne pourra chercher. Nora, jeune trentenaire et maman d’un petit
garçon découvre à la mort de sa grand-mère une malle qui contient
la correspondance qu’entretint cette dernière avec son grand-père
Jacob, ce grand-père que Nora entraperçut en 1955 à Moscou.

En se plongeant dans cette correspondance, Nora découvre alors
l’héritage intellectuel et politique de ses grands-parents mais
également des réponses à sa vie. A travers cette correspondance,
l’auteur tisse des fils invisibles entre les époques et relie tous ses
personnages qui traversent ce terrible vingtième siècle. La quête de
Nora rejoignit celle que mena Jacob, juif, antifasciste, déporté en
Sibérie et renié par les siens. Elle retrouva dans ses propres combats
ceux menés par Jacob et Maroussia. Ce nouveau roman de Ludmila
Oulitskaïa, en partie autobiographique, est ainsi une nouvelle
célébration de ces artistes au temps de la censure soviétique mais
également un vibrant manifeste féministe car aussi bien Nora que sa
grand-mère Maroussia n’ont eu de cesse de conquérir leurs libertés
personnelles.

Le livre pose ainsi la question de notre place dans ce monde, de
notre insertion volontaire ou non, dans une histoire personnelle plus
grande que nous, qui nous dépasse et qui a été forgée par ceux qui
nous ont précédé et que nous transmettons consciemment ou non à
ceux qui nous suivent. Même lorsque toutes les précautions ont été
prises pour cacher ce qui n’aurait jamais dû être révélé. L’échelle de
Jacob
semble vouloir dire que lorsqu’on essaie de détourner le fleuve
de son cours, ce dernier creuse toujours un autre lit pour continuer à
couler vers la mer. Et lorsque celui-ci prend pour décor, comme dans
l’un des spectacles de Nora, l’histoire tumultueuse d’un pays, il
agrège à lui toutes ces vies éparses pour devenir épopée. Le roman
de quelques-uns devient alors le chef d’œuvre de tous.

Par Laurent Pfaadt

Lioudmila Oulitskaia (Lyudmila Ulitskaya ou Ljudmila Ulickaja) 2012 – Photographie ©Effigie/Leemage

Ludmila Oulitskaia,
l’échelle de Jacob,
Gallimard, 624 p.

Après le rouge, le noir

L’historien
américain, Timothy
Snyder, revient avec
un nouveau livre
choc

Timothy Snyder est
en quelque sorte un
lanceur d’alerte. Pas
au sens où nous
l’entendons, à la manière d’un Edward Snowden ou d’un Julian
Assange. Non, ce type de lanceur d’alerte est plutôt celui qui
ausculte l’histoire passée pour en tirer des leçons pour l’avenir. Et
comme cela ne va pas toujours de soi, Snyder le formalise dans un
livre.

Après l’incroyable Terre de Sang, l’Europe entre Hitler et Staline, le
nouveau livre de Timothy Snyder traite une nouvelle fois de
l’extermination des populations européennes pendant la seconde
mondiale en se focalisant sur l’Holocauste.

Il décortique parfaitement la mécanique intellectuelle qui anima
l’esprit d’Hitler et se diffusa dans l’ensemble des institutions du
Troisième Reich et de ses agents. Battant en brèche l’idéologie
purement raciale, Snyder insiste au contraire sur la rencontre entre
la science et la politique qui se matérialisa dans ce que l’on a appelé
depuis le « Lebensraum », cet espace vital nécessaire selon le Führer,
à l’Allemagne pour assurer sa survie et que l’auteur dénomme plus
justement « niche écologique ».

Cette définition éclaire alors tout son raisonnement. L’Allemagne se
transforme en un monstre qui se doit de consommer des territoires
via une expansion territoriale toujours renouvelée. Dans cette
logique, il faut tuer pour éviter d’être tué et s’emparer par la
conquête des terres nécessaires. Slaves et juifs firent notamment
les frais de cette logique. Toutes les institutions du Troisième Reich
s’employèrent à réaliser cet objectif notamment la SS, bras armé de
cette idéologie vouée à la destruction d’Etats identifiés comme
autant d’obstacles à la réalisation de cette stratégie.

C’est dans cette même logique qu’il faut, selon Snyder, analyser
l’Holocauste. L’historien montre ainsi que les juifs allemands avaient
plus de chances de survivre que les juifs citoyens d’Etats détruits. La
destruction des juifs d’Europe n’obéissait à une logique que parce
que l’antisémitisme représentait avant tout une composante de
cette lutte à mort pour le contrôle de cette terre noire. A ce titre,
l’auteur estime qu’Auschwitz est un symbole certes terrible de
l’Holocauste mais il est réducteur dans le sens où il empêche de
percevoir le phénomène dans sa globalité.

L’historien tire de cette démonstration des conclusions en forme
d’extrapolations sur les conflits récents ou à venir pour le contrôle
des ressources naturelles. L’idée de Lebensraum pourrait selon lui
retrouver une nouvelle actualité avec le changement climatique.
Pour l’instant, les conflits découlant de cette logique sont restés
localisés, comme par exemple le génocide rwandais expliqué par
l’épuisement des terres arables à la fin des années 80 et le déclin du
rendement des cultures au début des années 90, ou plus récemment
la destruction de l’état ukrainien par la Russie de Poutine. Mais
cette localisation ne saurait durer éternellement car selon Snyder «
l’holocauste n’est pas seulement histoire, il est aussi avertissement ».

Laurent Pfaadt

Timothy Snyder,
Terre noire: L’Holocauste, et pourquoi il peut se répéter,
coll. Bibliothèque des histoires,
Chez Gallimard, 2016

Histoire d’un fiasco

attentat © afp.com/Lionel Bonaventure
attentat © afp.com/Lionel Bonaventure

Gilles Kepel décrit la lente et implacable mécanique socio-politique qui a conduit aux attentats de 2015

 

L’ouvrage a quelque chose qui s’apparente à la prophétie. Ecrit et programmé bien avant les attentats du 13 novembre 2015, il trouve une résonnance plus que pertinente au regard des funestes évènements qui frappèrent Paris.

On ne présente plus Gilles Kepel tant il est devenu l’un des spécialistes de l’islam et du monde arabe les plus médiatiques depuis plusieurs années. Mais plus qu’un bon client de tous les médias français et étrangers, Gilles Kepel est avant tout un chercheur, un universitaire scrupuleux qui, depuis Science Po ou l’institut universitaire de France, scrute et analyse les lignes de fracture d’une société traversée par des identités multiples et les effets parfois désastreux de
décisions géopolitiques et domestiques.

Regarder le temps long, la lente progression d’évènements concomitants aboutissant à la catastrophe que l’on connait, voilà tout l’intérêt de Terreur dans l’hexagone écrit en compagnie d’Antoine Jardin.

L’ouvrage qui revient sur les évènements qui ont structuré les attentats depuis dix ans est avant tout un constat d’échec. Kepel montre bien comment 2005 constitua l’année charnière de la catastrophe, sorte d’alignement des sombres planètes qui ont permis ce qui allait suivre : le changement de génération à la tête de l’Islam de France, les mutations de la mouvance djihadiste, l’affaire des caricatures
danoises et les transformations opérées dans les banlieues. A cela s’ajoutent les profonds bouleversements affectant le monde digital avec l’émergence et le développement des réseaux sociaux et la
dimension criminogène de la prison.

Dans le même temps, les pouvoirs publics fermèrent les yeux sur l’importance de ce problème où aucune réponse ne fut donnée à la crise des banlieues de 2005 tandis que la crise économique, à partir de 2008, vint encore dégrader les conditions de vie des habitants des banlieues et aggraver jusqu’à l’insupportable des discriminations déjà fortes. Kepel dresse ainsi avec succès le décor d’une situation qui a mis des années à arriver à maturation en croisant tous les
phénomènes sociaux, économiques, culturels et politiques.

On voit ainsi, et c’est la grande force du livre, que ce processus – implacable malheureusement même si de nombreux jeunes des
banlieues ont trouvé une forme de résilience pour s’en sortir – va fabriquer les Merah, Kouachi et Abaaoud. On ne naît pas terroriste, on le devient. Et ce que Kepel considère comme une désintégration sociale conduisit des jeunes en rupture à partir de 2012 avec
Mohammed Merah à rejoindre la mouvance terroriste et à commettre des attentats sur le sol français. « Cette tuerie perpétrée par un enfant des cités questionne la pertinence de l’idéologie française de
l’intégration comme roman national laïque et républicain et réécrit dans le sang un grand récit sombre de la France contemporaine qui la révèle brusquement comme société retrocoloniale »
écrivent ainsi Gilles Kepel et Antoine Jardin.

Le repli sur soi, la mort du vivre-ensemble, la fragmentation identitaire de notre société et l’émergence de l’Etat islamique ont ainsi permis à l’expérience Merah de faire des émules. Devant les constats accablants de ce fiasco politique et social relatés par ce livre fondamental, il est donc urgent de trouver les réponses adéquates. Pour notre pays, nos enfants, notre démocratie, il n’est pas trop tard.

Gilles Kepel, Terreur dans l’Hexagone, Genèse du djihad français,
Gallimard, 2015

Laurent Pfaadt