Archives de catégorie : Exposition

Venise s’invite sur les bords de la Garonne

La nouvelle exposition des Bassins de lumière magnifie la
Sérénissime

© Culturespaces/Eric Spiller

Si vous ne ressortez pas de cette exposition sans avoir une folle
envie d’aller à Venise, alors on ne peut rien pour vous. Car
l’expérience que propose les Bassins de lumières est proprement
stupéfiante. Après Gustav Klimt, le nouveau voyage proposé par le
centre d’art numérique de Bordeaux conduit son visiteur dans la
magie de Venise. Imaginé par l’artiste numérique Gianfranco
Iannuzzi, déjà auteur du Klimt, le visiteur entre dans un véritable
rêve éveillé, à la fois visuel et musical. « Capturer l’esprit du lieu et le
faire vivre, le sublimer par l’image et non l’inverse », tel est son credo.

Celui qu’il met au service de la Sérénissime est à la fois sacré et
profane. Sous nos yeux se succèdent l’histoire de celle qui fut, au
temps de sa splendeur, l’une des grandes puissances maritimes de l’Europe et du monde. Dans cette ancienne base sous-marine où les
couloirs des U-Boot prennent l’aspect de canaux dans lesquels se
reflète l’histoire de Venise, débute ainsi un voyage dans le temps à
travers plusieurs siècles de gloire. Et d’abord à Lépante dans le
magnifique tableau d’Andrea Vicentino où les armées du doge et du
pape remportèrent une victoire décisive face à l’empire Ottoman.
Sur les murs de la magnifique basilique Saint Marc, au style byzantin
éclatant, se révèlent saints de mosaïque et Pala d’oro, ce grand
retable d’émaux aux reflets dorés. Comme un soleil entrant dans un
cloître au crépuscule et au son du Spiritus Sanctus Vivificans
d’Hildegard de Bingen, se dévoilent alors, dans un effet de
mouvement prodigieux, les merveilles d’une ville à la beauté
demeurée intemporelle et devenue ici, surnaturelle, comme
enveloppée dans la main de Dieu.

Les grands peintres vénitiens – Véronèse et ses inoubliables Noces
de Cana, Le Tintoret, Canaletto qui magnifia le Grand Canal,
Carpaccio et Titien avec ses femmes diaphanes – drapent le béton
armé et rivalisent avec les grandes stars de la Mostra tandis que les
passerelles se parent des marbres des palais. Chaque visiteur a ainsi
le sentiment d’être le doge lui-même longeant la colonnade en
dentelles de brique de son palais pour se rendre dans sa loge de la
Fenice. De ce décor émane alors les premières notes d’une musique,
celle des accords baroques et romantiques des Vivaldi, Verdi,
Albinoni et Paganini, qui fait ondoyer l’eau sous nos pieds et anime
des personnages en costumes. La Traviata composée pour la Fenice
en 1853 retentit. On entrevoit des larmes sur les visages des Piéta.
Dans un formidable fondu de noir et de blanc, le carnaval prend vie
et happe le visiteur dans un tourbillon d’émotions. Pendant près de
quarante-cinq minutes, un ancien bunker a ainsi revêtu un
gigantesque et magnifique masque de lumière, à la fois vivant et
mystérieux, sous l’œil impassible du lion de la Sérénissime. L’illusion
est parfaite. En sortant, il nous a semblé voir des gondoles sur la Garonne.

Par Laurent Pfaadt

Venise, la Sérénissime, création de Gianfranco Iannuzzi, Production Culturespaces Digital, Bassins des Lumières, Base sous-marine,
Bordeaux, jusqu’au 2 janvier 2023

Schlager Club

Une exposition et un livre

Membres du Schlager Club, Yrak, Fernand et Sven sont les trois
artistes peintres exposés au Malagacha à Strasbourg jusqu’au 12
mars. Laurence Mouillet les a rencontrés et a mis son talent
d’écrivain et de photographe à contribution pour un très beau livre
qui leur est consacré, permettant à un plus large public de mieux
les connaître quand les collectionneurs les ont repérés dès leurs
débuts.

Sven © Laurence Mouillet

De la rue, notre regard est interpelé par des toiles qui empruntent
leurs couleurs vives au street art. Dès l’entrée, nous sommes attirés
au fond de la galerie par six garçons presque grandeur nature sur
une photo noir et blanc comme une invitation à les rejoindre. Le
Schlager Club dont le nom s’est imposé à eux quand il a fallu qu’ils
s’identifient sur la scène artistique renvoie à ces musiques
populaires jouées dans les bals, bluettes sentimentales ou chansons
amusantes mais aussi à l’idée de ce qui « frappe ». Ces Mulhousiens
ont trouvé un lieu où créer et l’espace nécessaire dans un bâtiment
de la friche industrielle de la Mer Rouge dont deux cheminées
dominent encore le site, éteintes depuis que Mulhouse n’est plus la
ville de la fabrication du rouge garance et du tissage des indiennes
qui faisaient rêver à un ailleurs exotique. Désormais, le rêve choisit
d’autres territoires moins éloignés, il nait sur les murs et s’épanouit
sur la toile.

C’est peu dire que Laurence Mouillet a été inspirée par ces trois
artistes et par ce lieu improbable du Schlager Club. Elle raconte
l’atelier, la menuiserie où se fabriquent les cadres des toiles, le bar
où l’on refait le monde autour d’une bière et le billard au milieu. Elle
raconte les trois garçons et leur parcours en une plume
délicatement ciselée et riche de fulgurances poétiques, séduite
qu’elle a été par la découverte d’un univers pictural qu’elle
connaissait mal. Et au-delà des mots, c’est un regard qu’elle porte
avec une acuité singulière sur les ambiances et le geste des artistes.
Elle joue avec ses propres influences et une photo du bar rappellera
une nature morte de Stoskopff, les portraits des peintres
évoqueront les Flamands par la lumière sur le visage, une photo
renverra au Mystère Picasso de Clouzot qui interrogeait la capacité à
filmer le peintre en train de peindre grâce à la transparence. Il se
joue dans la galerie Malagacha un dialogue étonnant entre les photos et les peintures avec une scénographie qui présente une
œuvre et le peintre à l’œuvre. Notre préférée, une calligraphie de
Sven qui joue sur les noirs, brillant, mat, granuleux encadrée de part
et d’autre par deux photos identiques de deux appliques en verre
fixées sur des briques noires. L’effet de ce contraste entre l’œuvre
très actuelle du graffiti et ces photos de cet objet rétro est des plus
intéressants et illustre à merveille la question de la représentation
de la lumière et de l’obscure clarté, oxymore baudelairien que
Soulages a interrogé toute sa vie. L’art se nourrit de l’art et avance
toujours plus riche.

Les trois artistes exposés ont chacun leur univers même s’ils ont
tous commencé dans la rue. Précisément, Damien Seliciato qui a
inauguré la galerie Malagacha il y a trois ans, avait le désir d’exposer
l’Art Urbain, un art qu’il veut « commercialisable » mais pas
« commercial », balayant la polémique sur l’idée que les graffs
doivent rester dans la rue. Les tableaux de Sven, Yrac et Fernand ne
souffrent pas d’être circonscrits à l’échelle d’une toile. Fernand fait
de chacun de ses tableaux un rébus ou un roman pour qui se plaît à
lire tous les objets qu’il représente et qui appartiennent à son
histoire, à son quotidien. Yrac décline en autant de figures possibles
imaginables les lettres de son nom d’artiste avec une belle pureté
des lignes et des aplats de couleur. Mais qui ne voit pas son nom peut
distinguer un visage de profil, une larme et si le trait déborde le
cadre, sans doute est-ce un clin d’œil pour nous dire que le cadre
n’empêche pas d’être libre. Sven est un passionné de calligraphie. Ses
lettres et signes cabalistiques dont on suit le tracé aux couleurs
éclatantes ou de ces noirs que l’on aime dessinent un monde en soi,
celui d’un artiste reconnaissable entre tous.

Commencer une toile c’est comme sortir dans la nuit noire sans lanterne

et découvrir à l’aube où l’on voulait aller

(Laurence Mouillet – extrait)

L’exposition est visible jusqu’au 12 mars à la Galerie Malagacha, 9 rue du Parchemin à Strasbourg.

Le livre de Laurence Mouillet, Schlager Club, éd. Médiapop, a été tiré
à 100 exemplaires numérotés auxquels sont jointes 3×30
sérigraphies originales des reproductions des grands formats de
chacun des artistes. 10 exemplaires sont accompagnées de la
reproduction de la photo de Laurence Mouillet des cheminées,
intitulée Les Sentinelles (de la Mer Rouge). Les sérigraphies font
15/20 cm. Le livre est vendu 40 euros.

Signature avec les artistes et Laurence Mouillet à la librairie 47°Nord à Mulhouse le samedi 5 mars de 11h à 18h. Le 12 mars avec l’auteure toute la journée à la Galerie Malagacha.

Par Elsa Nagel

Intime violence

Louise Bourgeois x Jenny Holzer
au Kunstmuseum Basel

Le Kunstmuseum Basel a donné carte blanche à Jenny Holzer pour
une exposition hommage à Louise Bourgeois (1911-2010). Sa
proposition, à la fois intelligente et admirative, est très
respectueuse du travail de son aînée. Elle lui laisse l’essentiel des
cimaises du Neubau puisque ses propres œuvres, élaborées avec
des sentences de Louise Bourgeois, sont réservées aux projections
dans l’espace public (sa marque de fabrique). L’originalité de son
engagement se retrouve dans la mise en scène exigeante des
œuvres avec en fil rouge les mots. Et Louise Bourgeois écrivait.
Beaucoup !

The Destruction of the Father (1974-2017)
Photo Luc Maechel

Lavis rouge, hachures rouges, écriture au stylo rouge – rouge sang !

La violence de l’écriture saignant la page… comme l’indique le sous-
titre de l’exposition. L’écriture ensanglante le papier, le biffe, le
gondole, ajoute l’incendie de sa violence à l’obstination répétitive du
trait, du geste. La commissaire ajoute la dimension sérielle dans sa
mise en espace qui décline la détermination compulsive de la
plasticienne à chercher le signe juste, la représentation pertinente
d’un feuillet à l’autre et tente de comprendre cette brutalité, cette
barbarie dont le sens échappe, reste hors champ.

Les gros plans pleine page du livre d’artiste édité pour l’occasion –
conçu également par Jenny Holzer – prolongent ce parti pris radical
avec en regard les tourments et les horreurs de quelques anciens
appartenant au musée : les pendus de Callot, Baldung Grien (Le
suicide de Lucrèce, c. 1520), Holbein, Schongauer, Munch…

Les motifs répétitifs, superposés, alignés suggèrent la même
vertigineuse aspiration que le tunnel de la Montée des bienheureux
vers l’empyrée de Bosch, mais comme immobilisée, avec la
profondeur qui résiste, s’aplatit devant l’évidence de la finitude, celle
des organes, de la déchirure de l’enfantement, de l’affrontement des
sexes qui ouvrent vers un piège au lieu du paradis promis, suscitant
par moments un sentiment d’étouffement.

En 1990, Louise Bourgeois suggérait : « être artiste implique une forme
de souffrance. Voilà pourquoi les artistes se répètent – parce qu’ils n’ont
pas accès à un remède » (Freud’s Toy). Si elle avait assisté aux côtés de
Rembrandt à La Leçon d’anatomie du docteur Tulp (1632), sans doute
qu’elle n’aurait retenu que le sanglant contenu des haricots et
l’écarlate éviscération de la dépouille ! Mais au XVIIe siècle, la
civilisation cherchait encore à (se) comprendre, aujourd’hui il n’y a
plus rien à comprendre : le monde est une stupeur comme l’écrivait le
philosophe Jean-Luc Nancy.

Et que faire contre cette cruauté clandestine ? Il y a la révolte et
pour la partager, les images de ces organes crus, des corps qui n’en
sont plus. Et les mots ! Jenny Holzer s’empare de ceux de son aînée
et les met en scène, en dialogue. La rencontre a lieu dans cet espace
des mots : leur récurrence obsessionnelle, leur questionnement, leur
figuration, leur capacité à détourner – plaques funéraires, bannières,
cahiers… Plutôt qu’un remède, ils trouvent le dérisoire : le poids du
quotidien (The Hour of the Day, 2006), le passé (ces paysages de la
Bièvre où elle a passé son enfance, La Rivière gentille, 2007) ou la
provocation de The Destruction of the Father (1974-2017), de ces
mannequins pendus enchevêtrés… Quitte à en conjurer la brutalité
par une page entière couverte de Je t’aime (1977). Et puis, la couture
(ses parents avaient un atelier de restauration de tapisseries) qui
raccommode un cœur entouré d’aiguilles et de bobines de fils (Heart,
2004) : pour le réparer ou l’écorcher ? Ambiguïté d’une mécanique
qui couture les sentiments pour mieux se les approprier dans le
moule du patriarcat.

Le sens, l’âme ? La réponse de Louise Bourgeois, c’est le sang ! Cette
figure du désespoir scellant notre impuissance…

Par Luc Maechel

Commissariat : Jenny Holzer avec Anita Haldemann
Kunstmuseum Basel | Neubau / 19.02 – 15.05.2022
du mardi au dimanche de 10h à 18h (jusqu’à 20h le mercredi) https://kunstmuseumbasel.ch/fr/

The Violence of Handwriting Across a Page / livre d’artiste, CHF 75

Sobriété bienheureuse

Françoise Ferreux – De la présence de la nature

Au rez-de-chaussée de l’Espace Malraux à Colmar, une Collection
(l’artiste revendique le mot) de sculptures en brins de lin cousus
avec du fil de coton. Aux murs de la mezzanine, des dessins au
feutre noir sur papier. Et deux choix exigeants : la sobriété et la
monochromie – grège en bas, noir en haut.

Avec ces quinze tables carrées spécialement conçues pour offrir aux
pièces une présentation horizontale, le White Cube prend des allures
de musée zoologique avec l’éventaire raisonné d’une naturaliste qui
aurait collecté des tests d’oursins, des coquilles de nautiles ou de
crustacés voire des bois flottés rejetés par le ressac et qu’elle aurait
patiemment répertoriés avant de les exposer. Le matériau est pour
beaucoup dans cette première impression : calcaire et sable avec la
brûlure du temps qu’évoque la teinte écrue du lin. Mais d’autres
similitudes surgissent et la fantaisie s’enflamme vers des spécimens
inédits minutieusement (re)constituées. Des sculptures molles que
le visiteur a envie de toucher (malheureusement c’est interdit, les
pièces étant fragiles).

Françoise Ferreux fabrique et invente (plutôt dans cet ordre) des
créatures, des organismes, des objets tout en fils de lin cousus
ensemble (celui en coton est invisible sauf certains nœuds). Pas de
tressage, ni de tissage. Et une évidente affinité avec ce textile
(depuis 2008) et son ancrage : les bandelettes des momies
égyptiennes étaient en lin et son usage était majoritaire jusqu’à sa
marginalisation au XIXe siècle par le coton plus propice à la
mécanisation.

D’en haut, le regard appréhende l’ensemble de la Collection. Sur un
des murs – les autres sont nus –, une citation de Marcel Conche
extraite du livre (2001) qui donne son titre à l’exposition.

L’artiste invoque volontiers ce philosophe (centenaire en mars) :
L’évidence de la Nature et l’évidence de la mort ne sont qu’une seule et
même évidence. Droit de vie, droit de mort… et Françoise Ferreux
assume ce provisoire. Ses sculptures peuvent se découdre, se
défaire. Néanmoins elle donne figure à l’infigurable et mesure à l’incommensurable. Un geste d’incarnation.

Ses dessins au feutre s’inscrivent dans la même démarche. Celui du
geste : une forme minuscule – boucle, hachure, maille, lignes
parallèles… – dont la répétition engendre les représentations –
microcosme ou macrocosme – avec plis et replis, textures végétales
ou minérales, cartographie ou drapés… Le faire précède le concept
et une énergique vie du trait sous-tend la maîtrise technique alors
que ses œuvres dégagent beaucoup de douceur.

Linné considérait que la connaissance scientifique nécessite de
nommer les choses. Aujourd’hui celles-ci disparaissent, alors
Françoise Ferreux dessine, coud, fantasme de nouveaux spécimens
pour compenser cet appauvrissement taxinomique. Avec une
exigeante modestie.

Par Luc Maechel

du 15 janvier au 13 mars 2022
Espace d’Art Contemporain André Malraux
4 rue Rapp – 68000 COLMAR
Tél. : 03 89 24 28 73
du mardi au dimanche de 14 h à 18 h, de 12 h à 17 h le jeudi
Entrée gratuite

Un éclat de soleil sur Paris

La Maison du Danemark invite à découvrir l’art des îles Féroé

Hansina Iversen. Sans titre, 2021. 140 x 190 cm

C’est un tout petit archipel – à peine plus de 50 000 habitants – et
pourtant d’une vitalité artistique exceptionnelle comme en
témoigne cette exposition présentée au Bicolore, la plateforme d’art
contemporain de la Maison du Danemark. Empruntant le titre de
l’exposition au poète danois Thomas Kingo (1634-1703), elle met en
lumière quatre artistes sélectionnés par la commissaire de
l’exposition, Kinna Poulsen : Ingalvu av Reyn, sorte de père
fondateur de l’art féroïen et héraut d’un naturalisme artistique,
Hansina Iversen, présente à l’occasion d’un Artist Talk, Zacharias
Heinesen, artiste majeur des Féroé qui résida par deux fois à la cité
des arts de Paris et Rannva Kunoy. Immédiatement, les influences
sautent aux yeux : Cézanne dans Reyn, abstraction américaine chez
Iversen dont les couleurs et en particulier ce rose qui enveloppe
cette nouvelle série de toiles rappelle un Willem de Kooning qu’elle
vit à New York et Nicolas de Staël chez Heinesen. Pour beaucoup
d’artistes féroïens, la France et Paris tout particulièrement
constituèrent des sources d’inspiration majeures. Autant dire que
cette exposition constitue une sorte de retour aux sources.

L’art féroïen n’ayant qu’une petite centaine d’années, Kinna Poulsen
a décidé de mettre l’accent sur sa florissante création
contemporaine. Si la nature constitue toujours un vecteur créatif
important, les toiles présentées se signalent par leur lumière
jaillissante, avec des couleurs saturées chez Iversen ou un jeu
tridimensionnel absolument fascinant, particulièrement marqué
chez Kunnoy notamment dans cette incroyable Study qui dispense
un jaune magnétique. Hansina Iversen qui s’est formée en Islande et
en Finlande est ainsi revenue sur sa conception de l’art, sur son
travail consistant à « construire un monde dans le monde, un espace
dans l’espace » dans lequel, elle travaille une peinture à l’huile qui
permet plus de transparence tout en libérant ses mouvements qui
dessinent de merveilleux aplats. Mais elle confesse également que
l’environnement impacte également son art, d’où son retour dans
ses Féroé natales afin de permettre « l’accomplissement de mon
langage artistique, de mon identité pour être moi-même ».

Une commissaire d’exposition, une artiste peintre perdue dans un
monde d’hommes, une traductrice et une journaliste danoise. Un
directeur du Bicolore qui salue le public d’un « Bonjour Madame,
Monsieur et Troisième genre ». Une fois de plus, le Danemark a été
plus qu’un éclat de soleil mais bel et bien un phare. Et dehors, une
lumière comme venue du Nord baignait la plus belle avenue du
monde. Comme pour illuminer cette belle découverte picturale à ne
pas rater.

Par Laurent Pfaadt

Un éclat de soleil, Art des îles Féroé, Le Bicolore,
Maison du Danemark, 142 avenue des Champs-Elysées
75008 Paris
Jusqu’au 13 mars 2022

Le capital est mort, vive le capital

Le MUDAM du Luxembourg présente une exposition interrogeant
notre modèle capitaliste

Simon Denny, Amazon worker cage patent drawing as virtual Aquatic Warbler cage, 2020
© Jesse Hunniford/MONA

Depuis près de quarante ans, le monde entier est entré dans une
nouvelle ère technologique, la révolution numérique dont nous ne
percevons pas encore tous les bouleversements. Accélération du
progrès et du temps, modification de nos modes de consommation,
crise des valeurs morales et démocratiques, atteintes aux libertés
individuelles et questionnements éthiques, il faut pour comprendre
ce changement de civilisation s’en remettre à ceux qui défient le
temps et les modes, les artistes, ces créateurs dont l’anticipation et
la réflexion apparaissent, en ces temps d’immédiateté symbolisés,
consacrés par les réseaux sociaux, plus que salutaires. Questionner
notre monde donc, et sa machine, le système capitaliste.

Michelle Cotton, conservatrice du Mudam du Luxembourg, s’est
attelée, dans cette exposition absolument stupéfiante réunissant 21
artistes venus de dix-sept pays, à dresser le panorama de ce
changement d’époque et de paradigme. « Cette exposition présente le
travail d’artistes ayant des choses à dire à travers leurs œuvres. Elle
soulève certes de nombreuses questions sur différents sujets mais il ne
s’agit pas d’un manifeste. L’intention est surtout de ne pas se cantonner à
une seule idée, bien au contraire. » Combinant les esthétiques, des
sculptures libres de droits réalisées par imprimante 3D d’Oliver
Laric aux fascinants tableaux de Nick Relph en passant par la
performance d’Ei Arakawa sur l’euro ou le film Asian One (2018) de
Cao Fei, tous les artistes concourent à dresser le constat d’un système arrivé à son terme, et opérant de nombreuses mutations. Si
le titre volontairement accrocheur de Post-Capital ravirait
certainement nombre de penseurs que l’on retrouve dans le
catalogue qui tient également lieu d’essai, les artistes présentés dessinent avant tout le prisme d’une société dérégulée où la
présence de l’homme n’a jamais été autant marginalisée
qu’aujourd’hui dans l’économie de marché. « Pour certains, la relation
à l’économie est évidente, immédiate. Pour d’autres, elle est plus discrète
et plus profonde » poursuit Michelle Cotton. Mutations du travail
avec cette incroyable pointeuse numérique Handpunch de la
photographe américaine Cameron Rowland qui reconnaît les
empreintes d’employés afin de mesurer leur temps de travail ou cet
incroyable prototype de « cage pour travailleurs » de Simon Denny,
ces œuvres nous dévoile un système qui, après avoir épuisé toutes
ses ressources notamment naturelles, s’attaque à celle qu’il ne peut
contrôler : le temps.

Le capitalisme avait institué la propriété privée comme valeur
matricielle. Mais il a dû se résoudre à s’attaquer à la principale
d’entre elle, le corps, afin d’en faire une marchandise. Le basketteur
Sandy Perry s’est ainsi vu transformer sans son accord, en avatar de
jeu vidéo. Sa sœur jumelle Sondra, artiste américaine, décrypte et
stigmatise cette marchandisation du corps (IT’S IN THE GAME ’17 or
Mirror Gag for Vitrine Projection, 2018). Ce que confirme McKenzie
Wark dans sa contribution au catalogue : « nous avons tout
simplement épuisé les ressources planétaires pouvant être transformées
en marchandises. Désormais la marchandisation en est réduite à
cannibaliser ses propres moyens d’existence, tant naturels que sociaux. »

Dans cette lutte artistique pour dénoncer un capitalisme dévorant
ses propres enfants et notamment sa fille prodigue, la monnaie, dont
les dérives sont explicitées par le travail du français Mohamed
Bourouissa avec sa fabrication de pièces à l’effigie du rappeur Booba
(All-in, 2012), des interstices de résistances s’organisent. D’un état
des lieux, l’exposition avance ainsi quelques perspectives. Lara
Favaretto portant dans ses installations secrètes (Thinking-Head,
2017-ongoing), l’étendard d’une guérilla du savoir ou Hito Steyerl
avec ses jardinières collectives (FreePlots, 2019-ongoing), tentent
d’édifier des communs pour sortir de cette spirale mortifère.

Telle est la leçon de l’exposition : la fin de ce système est proche. A
l’image du MiG-21 enroulé d’une pizza liquéfiée de Roger Hiorns
(The retrospective view of a pathway, 2017-ongoing), d’une Union
soviétique perfusée de consumérisme, le capitalisme est sous
assistance respiratoire. Mais en disant cela, on ne dit pas grand-
chose car ces artistes, exerçant tant leur rôle de vigie que de guide,
nous interpellent : voulons-nous réellement, comme les
personnages de la fascinante installation de Liz Magic Laser (In Real
Life, 2019) qui se laissent filmer, que tout cela s’arrête ? Pas sûr…

Par Laurent Pfaadt

Post-Capital : Art et économie à l’ère du digital, MUDAM (Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean) jusqu’au 16 janvier 2022.

Post-Capital : A Reader, sous la direction de Michelle Coton avec notamment des textes de Shoshana Zuboff, Heike Geissler ou
McKenzie Wark, Mousse Publishing, 2021

A lire également : Shoshana Zuboff, l’Age du capitalisme de
surveillance, Zulma, 876 p.

Tableaux d’un retour au pays natal

Plusieurs expositions réhabilitent le peintre alsacien
Jean-Jacques Henner

La Religieuse (détail de la Religieuse, musée des Beaux-Arts de Nancy)

Tous les élèves savent ce que 1870 représente dans l’histoire de
France. La guerre, la défaite face à l’Allemagne de Bismarck, la perte
de l’Alsace-Lorraine et le mythe d’une revanche entretenu dans
chaque salle de classe, chaque foyer, chaque assiette jusqu’à la
Première guerre mondiale. Nul mieux que cette gouache de Jean-
Jacques Henner du musée des Beaux-Arts de Mulhouse, L’Alsace, elle
attend symbolisa parmi d’autres, cette Alsace captive, celle dont on
espérait le retour dans la mère patrie, celle dont Gambetta affirmait
« n’en parlez jamais, pensez-y toujours ».

Le rêve de cette province perdue a pris place dans le musée national
Jean-Jacques Henner, peintre alsacien célébré à Paris. L’exposition
montre combien le culte du souvenir et de la haine allemande fut
cultivée dans les journaux – avec en tête le Petit Journal et ses unes
incroyables – mais également dans la vie quotidienne des Français.
On chantait la province perdue, on mangeait dans des services de
table décorés par l’artiste alsacien Hansi. L’exposition mobilise ainsi
dans cette « petite Alsace » qu’est ce très beau musée parisien, les
grands artistes alsaciens et leurs œuvres : les sculptures d’Auguste
Bartholdi notamment le fameux buste d’Erckmann et Chatrian
(1872) côtoient  la très évocatrice Alsace meurtrie (1872) de Gustave
Doré. Avec d’autres artistes comme Edouard Detaille ou Emile Gallé,
ces œuvres participèrent ainsi à alimenter le souvenir, avec au milieu
de ces dernières, le maître des lieux brillamment représenté avec
son Alsacienne tricotant (1871) dont la composition évoque Vermeer
ou La Légende d’Alsace (1904).

Si Jean-Jacques Henner fut membre de la Ligue des patriotes,
mouvement nationaliste fondé par Paul Déroulède, il demeura
moins un instrument artistique de la revanche qu’un peintre
inclassable. La grande et majestueuse rétrospective que lui consacre la ville de Strasbourg, complétée par celle de Mulhouse, lui rend
enfin une justice méritée. Rare peintre à posséder son musée
particulier, encensé par ses contemporains, fréquenté par les hautes
autorités de la République, son œuvre a malheureusement été
confinée dans les oubliettes de l’histoire de l’art par la déferlante
impressionniste. Aujourd’hui, grâce à l’intrépidité de quelques
conservateurs désireux de rattraper « cet oubli impardonnable » selon
les mots de Paul Lang, directeur des Musées de la ville de
Strasbourg, il est enfin possible de mesurer l’incroyable étendue de
son art.

Le musée Jean-Jacques Henner a ainsi été vidé de ses plus belles
pièces pour cette exposition tout à fait passionnante, et complétée
d’œuvres venues des principaux musées alsaciens ainsi que de
collections particulières. Celle-ci revient ainsi sur la vie de ce fils de
paysans du Sundgau devenu académicien et grand officier de la
Légion d’honneur. Après avoir perfectionné son art à travers des
scènes typiques alsaciennes, il se rendit en Italie pour admirer et
copier les grands maîtres tels que Titien, le Corrège ou Léonard de
Vinci. Mais pas le Caravage, considéré comme peu d’intérêt mais
qu’Henner admira en secret comme en témoigne le très beau Christ
en prison (1861) du musée Unterlinden. Il ramena ainsi d’Italie un
coup de pinceau, ce sfumato qui allait constituer sa marque de
fabrique, notamment dans ses Madeleine aux cheveux roux, et cette
composition appliquée à sa Chaste Suzanne (1864) dont l’exposition
montre les très belles études.

Après trois échecs, Jean-Jacques Henner finit par obtenir la
consécration avec le prix de Rome en 1858 pour Adam et Eve
trouvant le corps d’Abel mort. Le trait est encore marqué par une
forme de classicisme et la composition répond aux codes de
l’époque. De ses visites au Louvre, il poursuivit son étude des grands maîtres en s’imprégnant des Christ morts d’Holbein et de
Champaigne. Mais il ne faut pas voir en Henner, un vulgaire copieur
car comme le rappelle Isabelle de Lannoy, historienne de l’art et
auteure du catalogue raisonné de l’artiste : « si Henner s’est
parfaitement imprégné des grands maîtres qu’il a étudié, il les a
transcendé avec un oeil qui lui est propre »

Outre le fait qu’il fut un dessinateur talentueux que montre à
merveille l’exposition du musée des Beaux-Arts de Mulhouse, Jean-
Jacques Henner développa un art singulier, révolutionnaire. Car
comment ne pas être ébloui par cette incroyable Piéta où il a
représenté ses parents. Comment dans ce Christ mort, ne pas être
fasciné par le réalisme abouti de la figure du fils de Dieu.

Progressant dans l’exposition, le visiteur constate également que
l’art d’Henner opéra des mutations, évoluant vers des noirs et des
chairs plus tranchés, vers une composition épurée à l’extrême. Cela
donna la Religieuse du musée des Beaux-Arts de Nancy, l’un des chefs
d’œuvre de l’exposition, absolument fascinante et que l’on
contemple sans fin. Si Manet ou Velázquez se lisent sur cette toile,
c’est bel et bien à Jean-Jacques Henner que le visiteur a affaire. Ses
nus deviennent diaphanes, ses femmes aux cheveux roux telles que
La Liseuse (1883) ou La Source (1881) entrent dans les salons des
puissants de la République. Lorsqu’il présente la Femme au divan noir
au salon en 1869, le peintre n’a plus rien en commun avec le
vainqueur du prix de Rome onze ans plus tôt sauf peut-être cette
passion à peindre la femme, à tourner autour d’elle comme un
sculpteur autour de sa muse et qui donna les incroyables études
préparatoires à l’huile et au fusain de cette Salomé qui ferme une
exposition consacrant enfin Jean-Jacques Henner au panthéon des
grands peintres français.

Par Laurent Pfaadt

Jean-Jacques Henner (1829-1905), La chair et l’Idéal, Musée des Beaux-arts de Strasbourg
jusqu’au 24 janvier 2022.

Alsace ! Rêver la province perdue, Musée national Jean-Jacques Henner (Paris)
jusqu’au 7 février 2022

Jean-Jacques Henner (1829-1905), dessinateur, Musée des Beaux-Arts de Mulhouse
jusqu’au 30 janvier 2022

Des dynasties gravées dans le marbre

Dans la cadre de « la sculpture 18e », deux expositions majeures mettent en lumière l’incroyable rayonnement de la statuaire lorraine

Statue d-Apollon attribuée à Barthelemy Guibal

Stanislas est de retour. Chez lui. Dans ce château de Lunéville, ce
« Versailles lorrain » qu’il a transcendé architecturalement. Voilà ce
que le visiteur ressent en contemplant la magnifique statuette en
biscuit de porcelaine à l’effigie de l’ancien roi de Pologne tirée de la
manufacture Cyfflé. Mais dès avant l’arrivée de Stanislas
Leszczynski, les ducs de Lorraine comprirent très vite que la
statuaire constituait un outil de propagande et de prestige qu’ils
s’évertuèrent à décliner sur les murs, dans les jardins et les
appartements. En témoigne ainsi ce très beau buste en terre cuite
du duc Léopold par Jacob Sigisbert Adam. Chez Léopold « l’image de
la jeunesse du souverain vêtu de la cuirasse du chef de guerre sert l’idée
d’un pouvoir conquérant » écrit Thierry Franz, responsable du musée
du château de Lunéville et commissaire de l’exposition dans le très
beau catalogue qui accompagne cette dernière. A la cour, les
premiers artistes arrivèrent pour donner corps à cette ambition. Ils
se nomment François Dumont et Germain Boffrand et laisseront des
traces indélébiles comme ce formidable Titan foudroyé du musée du
Louvre.

Le duc Stanislas amena la rocaille, ce goût du mouvement magnifié
par le duo Barthélémy Guibal- François Héré à nouveau réuni pour
donner vie, dans les jardins avec cette magnifique statue d’Apollon
ou ces fontaines de métal, aujourd’hui chez l’électeur palatin
Charles-Théodore, aux rêves artistiques du duc. A l’intérieur, dans
les appartements, la sculpture servit les fastes du quotidien comme
dans ces figures du magnifique miroir de la duchesse Elisabeth-
Charlotte d’Orléans.

Jacob Sigisbert Adam, patriarche d’une dynastie de sculpteurs
lorrains qui allait rayonner sur l’Europe, mit lui aussi son art au
service de Stanislas. Ses descendants, réunis dans la magnifique
exposition du musée des Beaux- Arts de Nancy organisée en
partenariat avec le musée du Louvre avec plus de cent sculptures,
convoque le visiteur à un voyage à travers l’Europe des Lumières, de
Versailles à Potsdam en passant par Berlin et Rome.

C’est véritablement le fils de Jacob Sigisbert, Lambert Sigisbert qui
allait inscrire les Adam au panthéon de la sculpture française en
participant notamment au concours de la fontaine de Trevi organisé
par le pape Clément XII en 1730 et en réalisant un bas-relief dans la
chapelle du souverain pontife au sein de l’église Saint-Jean-de-Latran à Rome. L’art de Lambert Sigisbert profondément imprégné
du Bernin transcende littéralement le matériau. Ses visages sont
marqués par de petites lèvres, de grands yeux et par ces muscles
tendus comme chez son Neptune calmant la tempête, l’une des plus
belles pièces de l’exposition. On reste fasciné par tant de génie,
s’attendant à tout instant à voir le dieu de la mer détourner son
regard vers nous. Son fétichisme pour les chevelures – qui restera
une des marques de fabrique de la famille – ou ces drapés gonflés
par le vent dénotent une technicité assez remarquable. Comme à
Lunéville, des pièces exceptionnelles, issues de collections
prestigieuses ou jamais montrées, notamment l’Agonie du Christ au
jardin des Oliviers ou la Nativité du carmel Sainte-Thérèse de Créteil.

Les successeurs de Lambert Sigisbert sauront faire fructifier cet
héritage. Ses deux frères, Nicolas Sébastien Adam qui réalisa le
monument funéraire du duc Stanislas aujourd’hui visible dans
l’église Notre-Dame-de-Bonsecours, et dont l’exposition présente le
très beau Prométhée déchiré par un aigle ainsi que François Gaspard,
premier sculpteur à la cour de Frédéric II de Prusse, qui participa
notamment au chantier du bassin de Neptune de Versailles et
complètera les sculptures offertes par Louis XV au roi de Prusse
pour son château de Sans-souci demeurèrent fidèles à la tradition
sculpturale familiale avec leurs beaux drapés soufflés. Sa dernière
réalisation, la très belle Minerve de 1760 atteste ainsi de son
incroyable talent.

Claude-Michel dit Clodion, peut-être le plus connu des Adam, resta
fidèle au style rocaille tout en diversifiant un art qui excella dans les
compositions mythologiques. Formé auprès de Jean-Baptiste
Pigalle, celui qui comptait quelques grands personnages de la cour
parmi ses protecteurs dont Charles-Alexandre Calonne, contrôleur
général des finances de Louis XVI et auteur de la fameuse statue de
Montesquieu, laissa quelques témoignages remarquables dont ce
très beau relief en marbre (La Marchande d’Amours) ou le fleuve
Scamandre desséché par les feux de Vulcain qui le rattache à ses
ancêtres.

« Vous vivrez toujours et votre ouvrage sera immortel » avait dit le roi
Fréderic du Danemark à Nicolas Sébastien Adam, le frère de
Lambert Sigisbert. Avec cette remarquable exposition, il faut en
convenir : le souverain danois avait raison.

Par Laurent Pfaadt

La sculpture en son château. Variations sur un art majeur, château de Lunéville,
jusqu’au 9 janvier 2022

Les Adam, la sculpture en héritage, Musée des Beaux-Arts de Nancy,
jusqu’en 9 janvier 2022

Le péché de chair

Une formidable exposition explore l’influence du peintre russe Chaïm Soutine sur Willem de Kooning

De Kooning : Woman II, MOMA, New York

On ne va pas bouder notre plaisir, loin de là. Mais retrouver en
Europe quelques œuvres de l’un des maîtres américains de
l’expressionisme abstrait, Willem de Kooning, vaut assurément le
détour. Surtout pour comprendre ses influences en partie
européennes. Si onze ans séparent Chaïm Soutine de Willem de
Kooning, les deux hommes ne sont jamais rencontrés, physiquement
en tout cas. Artistiquement, il fallut l’intervention d’un mécène,
Albert Barnes, pour que l’art de l’un des plus grands peintres de la
deuxième partie du 20e siècle soit irrémédiablement transformé.

D’ailleurs, la fondation Barnes de Philadelphie qui co-organise cette
exposition et l’accueillit entre mars et août 2021, a prêté une grande
partie des chefs-d’œuvre du peintre russe. C’est en 1923 qu’Albert figuration et abstraction que l’on mesure aisément dans l’Homme au
manteau vert (1925) du Metropolitan Museum par exemple allait
marquer, après la seconde guerre mondiale, la naissance de
l’american painting.

Willem de Kooning ne subit pas immédiatement l’influence de
Soutine mais plutôt celles d’Ingres et de Picasso. Ses œuvres des
années 40 présentes dans l’exposition comme la Queen of hearts de
Washington ou les premières Woman témoignent encore de la
mainmise intellectuelle du génie espagnol. De Kooning dut attendre
la grande rétrospective Soutine au MOMA en 1950 qu’il vit
certainement mais surtout sa visite à la fondation Barnes en 1952,
au lendemain de la mort du collectionneur d’art, pour ressentir un véritable électrochoc devant Soutine. L’artiste américain fut
littéralement subjugué par son travail sur la chair. Quelques années
auparavant, lors d’une conférence, Willem de Kooning ne disait pas
autre chose : « La chair est la raison pour laquelle la peinture à l’huile a
été inventée ». Le pouvoir expressif de l’imaginaire de Soutine, sa
dimension primitive portée à son paroxysme dans des chefs
d’œuvres tels que Le Bœuf écorché du musée de Grenoble ou Le Bœuf
et tête de veau (musée de l’Orangerie, vers 1925) pénétrèrent l’art de
Willem de Kooning pour ne plus jamais en ressortir. Soutine
déclencha ainsi chez le peintre américain une tempête picturale qui
généra quelques chefs-d’œuvre majeurs de l’expressionisme abstrait
tels que la Woman II (1952) du Museum of Modern Art qui hypnotise
littéralement le visiteur avec ce visage si expressif et ces grands
yeux bleutés, ou cette extraordinaire Marilyn Monroe (1954)
absolument prodigieuse.

Certes l’art de Willem de Kooning poursuivit sa propre évolution
mais l’influence de Soutine ne disparut jamais. Malgré un pinceau
plus vif, plus tranché, les paysages peints par Soutine en 1920-1921
(Paysage à Céret ou La Route montante venue de la fondation Barnes)
continuèrent à se glisser dans les œuvres tardives du peintre
américain comme des séquelles inconscientes et indélébiles
matérialisées dans ces roses vifs qui semblent mettre la chair à nu
dans Amityville (1971) ou ces bleus marqués dans Whose Name Was
Writ in Water (1975) du Guggenheim Museum.

L’inscription de la femme dans le paysage avec l’inédite Woman in a
garden de 1971 venue d’une collection particulière, se lit ainsi en
miroir avec la Femme entrant dans l’eau (1931). Ces deux œuvres
rattachent Soutine et de Kooning à Rembrandt. Façon de dire que la
peinture, comme l’histoire, existe par elle-même et choisit peut-être
les peintres dans lesquels elle souhaite s’incarner.

Par Laurent Pfaadt

Chaïm Soutine / Willem de Kooning. La peinture incarnée,
Musée de l’Orangerie, Paris,
jusqu’au 10 janvier 2022.

A lire le catalogue Chaïm Soutine / Willem de Kooning. La peinture incarnée, Coédition Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Hazan,
232 p.

Des dynasties gravées dans le marbre

Dans la cadre de « la sculpture 18e », deux expositions mettent en lumière l’incroyable rayonnement de la sculpture lorraine

Neptune : détail de Neptune calmant la tempête, Lambert Sigisbert Adam, Musée du Louvre
Stanislas : détail de Stanislas Leszczynski, biscuit de porcelaine, manufacture de Paul-Louis Cyfflé, Palais des ducs de Lorraine

Stanislas est de retour. Chez lui. Dans ce château de Lunéville, ce
« Versailles lorrain » qu’il a transcendé. Voilà ce que le visiteur
ressent en contemplant la magnifique statuette en biscuit de
porcelaine à l’effigie de l’ancien roi de Pologne tirée de la
manufacture Cyfflé. Mais dès avant l’arrivée de Stanislas
Leszczynski, les ducs de Lorraine ont très vite compris que la
sculpture constituait un outil de propagande et de prestige qu’ils
s’évertuèrent à décliner sur les murs, dans les jardins et les
appartements. En témoigne ainsi ce très beau buste en terre cuite
du duc Léopold par Jacob Sigisbert Adam. Chez Léopold « l’image de
la jeunesse du souverain vêtu de la cuirasse du chef de guerre sert l’idée
d’un pouvoir conquérant » écrit Thierry Franz, responsable du musée
du château de Lunéville et commissaire de l’exposition dans le très
beau catalogue qui accompagne cette dernière. A la cour, les ducs
convièrent un certain nombre d’artistes pour donner corps à cette
ambition. Ils se nommèrent François Dumont et Germain Boffrand
et laissèrent quelques traces indélébiles comme ce formidable Titan
foudroyé du musée du Louvre.

Le duc Stanislas amena la rocaille, ce goût du mouvement magnifié
par le duo Barthélémy Guibal- François Héré à nouveau réuni pour
l’occasion. Ici, dans les jardins avec cette magnifique statue d’Apollon
ou ces fontaines de métal, làdans les appartements comme en
témoigne le magnifique miroir de la duchesse Elisabeth-Charlotte
d’Orléans, la sculpture servit les fastes du quotidien et installèrent
les sculpteurs lorrains au firmament de la statuaire française.

Parmi eux, Jacob Sigisbert Adam, patriarche d’une dynastie qui allait
rayonner sur l’Europe. Ses descendants, réunis dans la magnifique
exposition du musée des Beaux-Arts de Nancy organisée en
partenariat avec le musée du Louvre avec plus de cent sculptures,
invite le visiteur à un voyage à travers l’Europe des Lumières, de
Versailles à Potsdam en passant par Berlin et Rome.

C’est véritablement le fils de Jacob Sigisbert, Lambert Sigisbert qui
allait inscrire les Adam au panthéon de la sculpture française en
participant notamment au concours de la fontaine de Trevi organisé
par le pape Clément XII en 1730 et en réalisant un bas-relief dans la
chapelle du souverain pontife dans l’église Saint-Jean-de-Latran à
Rome. L’art de Lambert Sigisbert, profondément imprégné du
Bernin, transcende littéralement le marbre. Ses visages sont
marqués par de petites lèvres, de grands yeux et par ces muscles
tendus comme chez son Neptune calmant la tempête, l’une des plus
belles pièces de l’exposition. On reste fasciné par tant de génie,
s’attendant à tout instant à voir le dieu de la mer détourner son
regard vers nous. Son fétichisme pour les chevelures – qui restera une des marques de fabrique de la famille – ou ces drapés gonflés
par le vent dénotent une technicité assez remarquable. Comme à
Lunéville, des pièces exceptionnelles, issues de collections
prestigieuses ou jamais montrées, notamment L’Agonie du Christ au
jardin des Oliviers ou La Nativité du carmel Sainte-Thérèse de Créteil
viennent ravir les yeux du visiteur.

Les successeurs de Lambert Sigisbert sauront faire fructifier cet
héritage. Ses deux frères, Nicolas Sébastien Adam qui réalisa le
monument funéraire du duc Stanislas aujourd’hui visible dans
l’église Notre-Dame-de-Bonsecours, et dont l’exposition présente le
très beau Prométhée déchiré par un aigle ainsi que François Gaspard,
premier sculpteur à la cour de Frédéric II de Prusse, qui participa
notamment au chantier du bassin de Neptune de Versailles et
compléta les sculptures offertes par Louis XV au roi de Prusse pour
son château de Sans-souci demeurèrent fidèles à la tradition
sculpturale familiale avec leurs beaux drapés soufflés. La dernière
réalisation de François Gaspard, la très belle Minerve de 1760,
atteste ainsi de son incroyable talent.

Claude-Michel dit Clodion, peut-être le plus connu des Adam, resta les compositions mythologiques. Formé auprès de Jean-Baptiste
Pigalle, celui qui comptait quelques grands personnages de la cour
parmi ses protecteurs et auteur de la fameuse statue de
Montesquieu, laisse dans cette exposition quelques témoignages
remarquables dont le très beau relief en marbre de La Marchande
d’Amours ou Le fleuve Scamandre desséché par les feux de Vulcain qui le
rattache indubitablement à ses ancêtres.

« Vous vivrez toujours et votre ouvrage sera immortel » avait dit le roi
Fréderic du Danemark à Nicolas Sébastien Adam. Avec ces
remarquables expositions, il faut en convenir : le souverain danois
avait raison.

Par Laurent Pfaadt

La sculpture en son château. Variations sur un art majeur,
Château de Lunéville
jusqu’au 9 janvier 2022

Les Adam, la sculpture en héritage, Musée des Beaux-Arts
de Nancy
jusqu’en 9 janvier 2022