Archives de catégorie : Lecture

Poèmes choisis

A l’occasion de son 80e anniversaire, il
nous est possible de découvrir l’œuvre
du poète Volker Braun. Couronné par
le Prix Georg Büchner en 2000 –
l’équivalent du Prix Goncourt pour
l’Allemagne – ces Poèmes choisis qui
s’étalent des années 60 à 2013 offrent
une magnifique palette de l’œuvre de
Volker Braun. Car il faut bien le dire,
Volker Braun est un véritable peintre
des mots. Utilisant tous les styles
poétiques, de la forme classique au
poème en prose, il compose de
magnifiques tableaux littéraires en y
associant des jeux de mots, de l’argot ou des mots coupés.

Comme autant d’éléments disparates, ces derniers forment
ensemble une langue qui ne ressemble à aucune autre. Elle sonne
dans une forme de banalité lyrique, aux antipodes d’un Hölderlin ou
d’un Goethe qui traversent certaines des compositions de Braun et
frappent par son ironie souvent mordante mais toujours lucide. Et
lorsqu’elle s’aventure sur des thèmes tels que ceux de l’écologie, de
l’économie de marché ou de l’immigration, elle fait mouche. Le
propre d’un grand écrivain n’est-il pas de déranger ? Avec Volker
Braun, le vers est dans le fruit…

Par Laurent Pfaadt

Volker Braun,
Poèmes choisis,
Chez Poésie/Gallimard, 192 p.

Réflexions et souvenirs

L’immense pianiste et compositeur
russe, connu pour son troisième
concerto et ses préludes, consigna et
transmit durant sa vie nombre de
réflexions et de souvenirs. Eparpillés
dans diverses bibliothèques dont celle
du Congrès des Etats-Unis ou publiées
dans de nombreux articles, certaines
d’entre elles demeuraient inédites.

Aujourd’hui réunies dans cet ouvrage
passionnant, elle éclaire un peu plus la
réflexion de ce mythe de la musique
classique russe sur ce que doit être la
musique, sa création et son interprétation en insistant notamment
sur l’importance de la mélodie. Visionnaire sur le jazz et la musique
américaine, ses idées débordent parfois dans les domaines culturels
et politiques. Ainsi transparaissent par exemple, son attachement à
la terre russe et son aversion pour le communisme. Véritable voyage
dans la musique de la fin du 19e siècle et du début du 20e, du Bolchoï
aux Etats-Unis en passant par Dresde, on y croise non seulement
Tchaïkovski, le célèbre pianiste Anton Rubinstein qu’il vénérait par-
dessus tout mais également le grand Léon Tolstoï. « Toute musique qui
se tait cesse d’exister »
disait-il. Alors continuons à jouer la sienne.

Par Laurent Pfaadt

Serguei Rachmaninov,
Réflexions et souvenirs,
Chez Buchet-Chastel, 190 p.

Quand l’histoire s’acharne

Holodomor © DmyTO/Shutterstock.com

Réédition en poche
de l’ouvrage majeur
de l’historien
américain Timothy
Snyder

C’est ce qui s’appelle
déjà un classique.
Somme titanesque, ce grand livre d’histoire relatant les massacres
que subirent les populations d’Europe orientale entre 1933 et 1945
et qui firent près de 14 millions de morts vous laisse le souffle coupé
sitôt sa lecture achevée. On a l’impression de découvrir cette
tragédie. Et pourtant, elle a toujours été là, sous nos yeux. Mais on
ne pouvait pas le voir, on ne voulait pas le voir.

Tout le monde connaît la Shoah en Pologne et en URSS. Tout le
monde connaît les méfaits du stalinisme en Russie occidentale et en
Ukraine. Mais l’opposition entre les deux régimes totalitaires et la
division physique et mentale de l’Europe après la seconde guerre
mondiale qui a prévalu jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989
empêchaient de construire une histoire commune, une tragédie
commune, spécialement dans cette région, cette zone géographique
appelée alors l’Europe de l’Est. Il fallut du temps pour habituer notre
esprit, dégagé de tout carcan idéologique, de tout réflexe
dichotomique à cette hypothèse d’une seule et même catastrophe et
d’envisager des interactions entre ces deux totalitarismes qui
signèrent ce pacte infamant d’août 1939. Car les hommes, les
femmes, les enfants et les vieillards de cette région, eux, en prirent
conscience très vite, à l’image de cette population ukrainienne qui
vit la grande famille Holodomor s’abattre sur eux, puis accueillant
pour beaucoup les nazis comme leurs libérateurs, elle leur servit
d’assistante de l’horreur avant d’être réduite à des sous-hommes et
massacrée.

Là est la grande force du livre de Snyder et surtout son caractère
révolutionnaire. Privilégiant une approche régionale globale, Terres
de sang
montrent cet acharnement de l’Histoire où pendant une
douzaine d’années, le communisme et le nazisme ont rivalisé
d’horreurs. Puisant dans des sources et des travaux polonais,
ukrainiens, baltes ou biélorusses jusqu’alors inédits car non traduits,
l’historien américain a construit un récit magistral où il relate non
seulement les différents crimes qui ont émaillé cette période
historique mais surtout inscrit ces derniers dans une autre
temporalité dégagée des repères classiquement établis et qui
influençaient à n’en point douter notre perception. C’est
essentiellement là que réside son côté révolutionnaire. Moins dans
l’énumération des faits, l’ouvrage frappe avant tout par la révolution
historiographique qu’il introduit dans la connaissance de cette
époque en la libérant des corsets des frontières et de la datation
historique. Cette analyse permet aussi et surtout de proposer une
nouvelle lecture de la fabrication de l’histoire, et éviter que l’histoire
ne s’acharne à reproduire les mêmes schémas.

Par Laurent Pfaadt

Timothy Snyder,
Terres de sang, L’Europe entre Hitler et Staline,
Chez Folio histoire, 848 p
.

Correspondances (1922-1936)

La rencontre en 1918 n’avait laissé
à l’une comme à l’autre aucune
impression particulière. Ils
croisaient tellement de monde à
cette époque. Mais Boris
Pasternak (1890-1960) et Marina
Tsvetaeva (1892-1941) ont,
quelques années plus tard, entamé
des carrières littéraires qui allaient
faire d’eux des géants de la
littérature non seulement russe
mais également de ce 20e siècle
soviétique qui s’employa à les
détruire. Le dialogue devint
épistolaire et la fugacité d’une rencontre se mua alors rapidement
en obsession.

La lecture de cette magnifique correspondance retranscrit
parfaitement cette impression de puissance émotionnelle. De
l’espoir d’une nouvelle rencontre à la crainte d’une éventuelle
entrevue qui viendrait briser la magie des mots, le lecteur passe
ces quatorze années en compagnie de ces deux monstres sacrés.
La beauté de leurs mots où se construisit une passion qui, on le
sent page après page, ne pourra trouver qu’une matérialisation
littéraire, sculpte ainsi un peu plus leurs œuvres respectives. « J’ai
laissé votre lettre refroidir en moi, je l’ai laissé s’ensevelir dans les
décombres de deux jours »
écrivit ainsi Marina Tsvetaeva. Sur les
ruines de cet amour platonique, cette correspondance dessine sur
leurs statues de marbre, ces quelques rides qui leur donnent un
inoubliable supplément d’âme.

Par Laurent Pfaadt

Marina Tsvetaeva, Boris Pasternak,
Correspondances (1922-1936),
aux éditions des Syrtes, 832 p.

Si je mens, tu vas en enfer

Après mon amie Adèle, en cours
d’adaptation au cinéma, voici le
dernier-né des polars de Sarah
Pinborough que s’arrachent
aujourd’hui des milliers de
lecteurs. Cette fois-ci, il est à
nouveau question de mensonges.
Mais à la différence de son roman
précédent, Sarah Pinborough
introduit une nouvelle, une
troisième perspective, celle d’une
adolescente, Ava qui complète
celles de sa mère, Lisa, et de la
meilleure amie de cette dernière, Marilyn. Et si l’une n’aspire qu’à l’ombre, l’autre se complet dans la
lumière. Toutes les trois vont cependant plonger dans des
ténèbres.

Dans cette banlieue sans histoires, l’auteur nous emmène aux
frontières du réel, ces frontières où se nichent la face sombre de
chaque être humain, inavouable et qui explique bien souvent nos
comportements policés et convenus. Si je mens, tu vas en enfer est
un peu la face cachée de Desperate Housewives. Dans cet
enchevêtrement de destins, Sarah Pinborough tisse un nouveau
page-turner à rebondissements qu’on ne lâche que pour
reprendre son souffle. Car, au bout de cette histoire se dévoilent
des problématiques bien réelles, rendant ainsi le récit plus glaçant
encore.

Par Laurent Pfaadt

Sarah Pinborough, Si je mens, tu vas en enfer,
Chez Préludes, 416 p.

Livre du mois

Paul Lynch, Grace

Couronné par le prix du meilleur
roman irlandais, Grace conte les
tribulations d’une jeune
adolescente de quatorze ans,
Grace, durant la fameuse Grande
Famine de 1845. Chassée de
chez elle par une mère désireuse
de la préserver d’un propriétaire
sadique, Grace se lance alors
avec son frère dans un périple
qui la transformera à jamais.

A l’instar du dernier roman d’un Colson Whitehead, Paul Lynch a
créé un extraordinaire personnage féminin qui, plongé dans des
situations extrêmes où la mort rode à chaque coin de rue, trouve
l’énergie nécessaire à sa survie. Ici, le récit, fort bien construit et
parfaitement sculpté syntaxiquement laisse transparaître de
multiples influences qui vont des gothiques britanniques – avec
cette omniprésence des fantômes – à Cormac McCarthy quand on
songe à ces paysages sortis tout droit de l’Enfer de Dante ou ces
êtres débarrassés de toute humanité. Un petit bijou de la
collection des grandes traductions d’Albin Michel qu’il serait
dommage de laisser passer.

Par Laurent Pfaadt

Chez Albin Michel, 496 p.

Livre du mois

Mohammad Rabie,
La Bibliothèque enchantée

Chaher, jeune fonctionnaire au
ministère des « biens de mainmorte »
égyptien est chargé de faire un
rapport sur la bibliothèque Kawkab
Ambar, fondée par une femme
lettrée dans un quartier populaire
du Caire. Car l’édifice doit être rasé
afin de permettre l’extension du
métro.

Le rapport de Chaher se transforme rapidement en enquête :
enquête sur l’origine de cette bibliothèque, enquête sur cet édifice
qui ressemble à un appartement quelconque, enquête sur
l’organisation de cette bibliothèque, enquête enfin sur son
personnel. Ce qui ne devait être qu’une mission de routine va très
vite, se transformer en quête car la bibliothèque semble exercer
sur ceux qui la fréquentent quelques sortilèges inexpliqués.

Premier roman fort réussi où se côtoient réalité et fantastique,
érudition et drôlerie, la Bibliothèque enchantée est surtout une
formidable réflexion sur le pouvoir des livres.

Par Laurent Pfaadt

coll. Sindbad Actes Sud, 288 p.

Livre du mois

Charif Majdalani,
Des vies possibles

Le nouveau livre de l’écrivain
francophone libanais, Charif
Majdalani, nous entraîne sur les
traces de Raphaël Arbensis et
de ses multiples vies. A travers
l’évocation de cet homme qui
fut à la fois savant, pirate,
commerçant et diplomate,
l’auteur se fait le héraut de
l’humanisme et de
l’universalisme de cette époque
où malgré les contraintes et les interdits, le savoir et la pensée
n’étaient pas cloisonnés.

Arbensis, à la fois Don Quichotte et Galilée, voyagea de Florence à
Beyrouth en passant par Carthage, Constantinople ou la Perse. Il
devint l’ami des Médicis, des Barberini, du pape, d’émirs, de
Mazarin, de Rembrandt et des Sarti dont il séduisit l’une de leurs
femmes. La plume de Majdalani, toujours aussi envoûtante, a
quelque chose d’un Italo Calvino. Elle navigue une fois de plus sur
cette Méditerranée, cette mer intérieure de savoirs partagés par
tous et sur laquelle cet homme, comme tous les héros de
Majdalani, cherche un sens à sa vie.

Par Laurent Pfaadt

Chez Seuil, 180 p.

Les Dix honteuses

Grèce © Alkis Konstantinidis – Reuters

Un ouvrage
extrêmement
fouillé revient sur
les dix années qui
ont suivi la crise
de 2008. Eclairant
et passionnant.

Le propre d’un
historien est
d’examiner sur le
temps long les principaux phénomènes qui régissent le monde
qu’ils soient politiques, économiques ou culturels. Adam Tooze,
historien britannique auteur du Déluge, 1916-1931 (Les Belles
Lettres, 2015), ouvrage qui mettait en évidence le
bouleversement de l’ordre mondial suite à la Première guerre
mondiale, nous a ainsi habitué à analyser les différentes
dimensions d’une crise pour y remettre perspective et cohérence.

La crise financière qui débute au lendemain de la faillite de la
banque Lehman Brothers, le 15 septembre 2008, a d’abord été
perçue comme une crise limitée à Wall Street. Les Etats-Unis,
confiant dans leur puissance financière, ont pendant longtemps
cru que le système tiendrait. Mais la tempête qui éclata les obligea
à agir dans l’urgence pour sauver le système. Les banques furent
renflouées et aucun responsable ne fut traduit en justice. Cela
déboucha sur la fameuse loi Dodd-Frank du 21 juillet 2010, la loi
de réglementation la plus importante que le pays ait connu depuis
les années 1930. A grands renforts de tableaux, graphiques et de
notes confidentielles, Adam Tooze nous explique avec une
incroyable pédagogie les causes et les mécanismes mis en place
pour juguler les premiers effets de la crise.

Toutes ces explications auraient pu faire l’objet certes d’un bon
livre d’économie financière sans pour autant sortir du lot. Mais
l’indubitable plus-value de Crashed tient bien évidemment à ses
analyses politiques et géopolitiques. « Le déni et l’absence
d’initiative et de coordination qui ont caractérisé la première réaction
de l’Europe à la crise bancaire de septembre et début octobre 2008
étaient les signes avant-coureurs des évènements à venir »
écrit ainsi
Adam Tooze. Car la crise qui a très vite traversé l’Atlantique
ravagea plusieurs pays dont le Portugal, l’Irlande et la Grèce. La
Grèce justement, fait craindre le défaut de paiement. L’auteur
nous emmène ainsi au coeur de ces nuits de négociations
européennes sans fin autour du sort à réserver à une Grèce qui
vient de porter au pouvoir l’extrême gauche. Les relations sont
tendues, l’Europe est divisée, et au milieu de tout cela, un ministre grec de l’économie, Yannis Varoufakis, qui brandit l’ordre légal du
défaut. On a parfois l’impression d’être dans un thriller politique
sauf que tout est vrai.

Le cœur de l’ouvrage est bel et bien là. Cette crise a été d’une
ampleur inédite mais ses corollaires ont été bien plus
dévastateurs. Populismes, crise ukrainienne, élection de Donald
Trump que l’auteur lie justement à la crise de 2008 et bien
entendu Union européenne fracturée. Car si l’Europe pensait en
avoir terminé avec le tremblement de terre grec, elle a vu déferler
le tsunami du Brexit mené par une poignée de dirigeants
britanniques irresponsables. « Le Brexit était un vote en faveur de
l’autonomie. Ou, en des termes moins fleuris et plus en accord avec la
campagne, c’est un vote en faveur de l’aventurisme national. Et en
termes d’aventure, le Royaume-Uni a bel et bien été servi »
affirme
ainsi sans concessions Adam Tooze. Les récents évènements
semblent d’ailleurs lui donner raison.

Le livre se referme sur une comparaison avec 1914. On ne
reprend que brièvement notre souffle car déjà une question nous
assaille : où cela nous mènera-t-il ?

Par Laurent Pfaadt

Adam Tooze, Crashed,
Les Belles Lettres, 768 p.

La symphonie des adieux

Une histoire
familiale sous la
Chine
communiste.
Magnifique et
touchant.

Il manquait à la
Chine
contemporaine sa
grande histoire. Une saga où se côtoient puissants et humbles.
Une saga comme une symphonie. Avec ses mouvements lents, ses
adagios tendres et ses allegrettos en forme de tragédies. Voilà à
quoi ressemble le très beau roman autobiographique de
Madeleine Thien, Nous qui n’étions rien, finaliste du Man Booker
Prize. Ceux qui ne sont rien sont ces deux familles confrontées à
l’écrasante roue rouge de la Chine communiste.

Commencé au début des années 1960 au conservatoire de
Shanghai et s’achevant de nos jours, en passant par la révolution
culturelle de 1966 et les évènements de Tiananmen en 1989, le
roman déploie sous la plume si attachante de Madeleine Thien et
constellée de la poésie de Dei Bao, une histoire qui évoque l’exil,
l’impuissance des hommes face à la machine de l’Etat mais
également le libre-arbitre et ce rêve de liberté qui n’a jamais
quitté nos héros, à l’image du père de Marie, Jing Kai, l’un des
protagonistes du livre.

Jouer de la musique sera pour eux, l’inaltérable résistance. Tantôt
requiem, tantôt sonate à l’image de ces variations Goldberg qui
hante Sparrow, elle les guidera à travers les méandres de cette
histoire tourmentée jusqu’au Canada afin de perpétuer leur
mémoire familiale, et à travers eux, celle des humbles, face à tous
ceux qui, avec des moyens d’Etat, voudront les anéantir pour créer
ce fameux homme nouveau. Le requiem se muera alors en hymne.

Par Laurent Pfaadt

Madeleine Thien, Nous qui n’étions rien,
Chez Phébus, 507 p.