Une saison royale

Gimeno © Johan Sebastian Haenel
Gimeno © Johan Sebastian Haenel

La nouvelle saison de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg sera très attendue

Un nouveau chef, une salle à l’écoute incomparable, des orchestres invités prestigieux, des chefs extraordinaires, des solistes de légende. Tout concourt à faire de cette saison l’un des grands millésimes de cet orchestre qui fêtera cette année ces 82 printemps. Au sein de cet écrin qu’est la Philharmonie du Luxembourg dont tout le monde s’accorde à dire qu’il s’agit acoustiquement de l’une des meilleures salles d’Europe, Gustavo Gimeno, ancien percussionniste du Royal Concertgebouw d’Amsterdam, fera ses grands débuts le 24 septembre prochain à la tête de l’OPL. Toute histoire a un commencement et le nouveau chef ouvrira les portes de sa carrière à la tête de l’OPL par les premières symphonies de Mahler (24/09), de Schuman (22/10), de Bruckner (02/06), de Beethoven et de Chostakovitch (15/01/16). Le maestro complètera cette série par la 4e symphonie de Tchaïkovski (03-04/03) et le Requiem de Verdi (24-25/03).

L’Orchestre Philharmonique de Luxembourg n’oubliera pas son ancien chef, Emmanuel Krivine, qui viendra diriger un programme Wagner le 29 avril 2016, succédant ainsi à Eliahu Inbal (29/01) et à l’un des plus talentueux chefs de la planète Andris Nelsons, qui l’accompagnera dans une septième de Mahler (10-11/03) qui s’annonce d’ores et déjà très prometteuse. Le chef letton sera d’ailleurs un habitué de cette saison puisqu’il viendra avec son orchestre, le Boston Symphony Orchestra (12/05) et le Lucerne Festival Orchestra (11/11), pour des soirées palpitantes. Les spectateurs seront assurément emportés par le tourbillon des orchestres qui feront résonner leurs sublimes sons et leur diversité musicale entre les cuivres rutilants du San Francisco Symphony Orchestra (12/09) ou du Cleveland Orchestra (16/10), le son velouté du London Symphony Orchestra (11/04) en passant par la précision ciselée du Royal Concertgebouw Orchestra (03/02) ou de la Staatskapelle de Berlin (05/09). Entre ces monuments se glisseront le pétillant Simon Bolivar Symphony Orchestra of Venezuela, l’éclatant Chamber Orchestra of Europe (17-18/02) dans un programme Mendelssohn et le grandiose Ensemble et Chœur Balthasar Neumann (07/12) qui fera redécouvrir le Magnificat de Zelenka où l’émotion sera assurément au rendez-vous.

Pour accompagner ces merveilleux orchestres, tout ce que la direction d’orchestre fait de mieux sera présente dans le Grand-Duché : Nézet-Séguin, Gergiev, Rattle, Dudamel, Nelsons, Baremboïm illumineront de leur présence la Philharmonie. Celle-ci résonnera également du génie des plus grands solistes. Ainsi, Nelson Freire, Hélène Grimaud, Anne-Sophie Mutter, Isabelle Faust, Grigori Sokolov ou Krystian Zimerman y laisseront leur empreinte. De nouveaux talents seront à découvrir tel Patricia Kopatchinskaja dans le concerto de Brahms (12/12). Les grandes voix ne seront pas en reste avec Rolando Villazon, Philippe Jaroussky, Cécilia Bartoli, Anja Harteros, l’extraordinaire basse Ildar Abdrazakov ou Magdalena Kozena qui accompagnera la grande pianiste japonaise Mitsuko Uchida (07/10) dans les merveilleux Chants d’amour de Dvorak qui constituera l’un des moments forts du Luxembourg Festival (07/10-25/11) avant que les Rainy days (24-29/11) n’explorent l’univers d’Alfred Hitchcock et de la musique expérimentale notamment celle de Stockhausen en compagnie de Pierre-Laurent Aimard.

Que les mélomanes et les novices se rassurent : cette saison aura bien une fin. Mais vous en ressortirez transformés.

Retrouver toutes les informations sur la saison de l’OPL sur : https://www.philharmonie.lu/fr/opl

Laurent Pfaadt

Une étoile rouge au firmament de la musique

shostakovichIl y a 40 ans disparaissait Dimitri
Chostakovitch.
Retour sur un génie

Parfois le destin d’un homme aussi grand fut-il ne tient qu’à peu de choses. Ainsi, en cette année 1937 si le compositeur Dimitri Chostakovitch, déjà très connu, n’avait pas vu son bourreau exécuté, peut-être n’aurait-il été qu’un compositeur soviétique à la gloire éphémère.

L’histoire fut tout autre et l’humanité gagna un génie supplémentaire, de ceux qui influencent de façon irréversible la musique, sa conception et son évolution. A l’occasion du 40e anniversaire de sa mort, de nombreux disques permettent d’apprécier ainsi cette musique qui ne ressemble à aucune autre. Car, à n’en point douter, l’homme fut ambivalent, tour à tour égérie d’un régime avant d’en être la victime.

C’est bien le même homme qui cacha sa 4e symphonie pendant 25 ans, cette œuvre glaçante d’effroi que le compositeur jugeait trop « grandiloquente » et merveilleusement interprétée par l’orchestre de la Radio Bavaroise dirigé par Mariss Jansons, et produisit des hymnes au régime soviétique avec cette douzième symphonie à la mémoire de Lénine et de la révolution d’octobre. C’est ce même compositeur qui fut humilié par Jdanov, le tyran de la culture soviétique, et trembla dans l’ombre de Staline, pour reprendre le titre de l’enregistrement plein de fureur et de folie de la dixième symphonie par l’orchestre symphonique de Boston et ses cuivres de feu sous la conduite de son chef, Andris Nelsons. C’est enfin toujours ce même musicien qui appela avec ses septième et huitième symphonies tout un peuple à la révolte, à soutenir le maître du Kremlin dans cette lutte à mort contre les fascistes. « Tout est connecté avec l’époque où il vécut. Il y a un parallèle entre la guerre et les nazis et la dictature de Staline » affirme Mariss Jansons aux musiciens de l’orchestre de Pittsburgh lors d’une répétition de la 8e en 2001 et qui se trouve dans son incroyable intégrale des symphonies de Chostakovitch.

L’ambiguïté de cette vie, de cette existence confrontée à un dilemme permanent résonna à travers son œuvre et traça une musique où l’inquiétude, la mort et l’athéisme s’y expriment avec force et conviction. Sa musique ne fait que traduire ce qu’il a vu et vécut. Après Gustav Mahler dont il est le plus brillant héritier, Chostakovitch inventa une musique totale, sorte de Moloch instrumental par l’utilisation massive des percussions – particulièrement explicite dans ces 15e et 9e symphonies sous la baguette d’un Valery Gergiev qui imprime à son orchestre, le Mariinsky, un tempo incroyable – et des cuivres qu’il multiplie pour créer des atmosphères ténébreuses et oppressantes. La magistrale symphonie Babi Yar (13), véritable cri contre l’antisémitisme, est l’un de ses autres monstres musicaux qui vous pénètre jusqu’aux os. La version de Mariss Jansons à la tête de l’orchestre de la Radio Bavaroise est prodigieuse car elle permet de comprendre cette alchimie musicale qu’opéra Chostakovitch.

La musique du maître consacra également les plus grands virtuoses russes tels Richter, Oistrakh ou Rostropovitch et inspire toujours et encore leurs héritiers tels Kavakos ou Trifonov dans leurs enregistrements très réussis avec le Mariinsky.

Ces mêmes solistes trouvèrent également une magnifique inspiration dans cette musique de chambre qui s’exprima pleinement dans ces quinze quatuors notamment sous les doigts du célébrissime quatuor Borodine. Alors, s’il fallait n’en retenir qu’un, le 8e (1960) serait celui-là car il traduit musicalement les angoisses et les tragédies d’un continent frappé par les pires barbaries de son histoire. Cette œuvre porte ainsi en elle un message d’universalité et résonne comme un hymne de la musique de Chostakovitch.

L’histoire est un éternel recommencement dit-on. Pas la musique qui avance et se régénère. Les hommes traversent souvent des époques troublées et tentent de faire face aux évènements. Quant aux génies, ils marquent à jamais les hommes et les époques de manière irréversible. Tel fut le cas de Dimitri Chostakovitch.

A écouter : 

Intégrale des symphonies par Mariss Jansons, Warner Classics

Symphonies n°1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 15, concerto pour piano
n°1 et 2 (Trifonov), concerto pour violon n°1 (Kavakos), dir. Valery Gergiev, Mariinsky Theatre, Mariinsky label.

In the shadow of Stalin, symphonie n°10, Boston Symphony
Orchestra, dir. Andris Nelsons, Deutsche Grammophon.

String Quartets 1, 8, 14,, quatuor Borodine, Decca Classics

Laurent Pfaadt

Une course à l’abîme

© Tedi Papavrami
© Tedi Papavrami

Le compositeur hongrois est à
l’honneur d’un disque réussi

Après un disque consacré à Moussorgski et à ses Tableaux d’une exposition, l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg et son désormais ex chef titulaire, Emmanuel Krivine, nous reviennent avec un enregistrement consacré à Bela Bartok, à l’occasion du 70e anniversaire de sa mort. Deux de ses œuvres principales sont au programme: le concerto pour orchestre et le concerto n°2 pour violon accompagné pour l’occasion par le non moins talentueux Tedi Papavrami.

Bela Bartok mit près de deux années à composer ce deuxième concerto, dédié à son ami Zoltan Szekely qui le créa en 1939, quelques mois avant le début de la seconde guerre mondiale. Tedi Papavrami, soliste albanais de grand talent qui court les plus grands orchestres du monde, revient ici dans l’un de ses univers de prédilection. Nous avons encore à l’esprit son magnifique disque Bach/Bartok de 2010. En compagnie de l’OPL, il parvient à restituer la magie de ce concerto avec une noblesse qui rappelle les maîtres d’antan. Entre héritage postromantique et folklore hongrois, l’orchestre et le soliste œuvrent de concert sans jamais se dominer. Papavrami nous délivre quelques merveilleux moments de lyrisme notamment dans le 1er mouvement puis surtout dans la coda qui emporte l’orchestre et le soliste dans une ascension sonore prodigieuse.

L’archet à peine stoppé, nous passons au concerto pour orchestre. Il faut dire que l’OPL n’a pas choisi une œuvre facile. Composé en 1943 par un Bartok réfugié aux Etats-Unis, ce concerto est imprégné de sa fuite et du cortège d’ombres et de mort qu’il a emmené avec lui à travers l’Atlantique depuis cette Hongrie qui s’apprêtait à subir le châtiment nazi. L’angoisse du premier mouvement est bien entretenue par les cuivres de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg avant que les bois et notamment la flûte n’apportent quelques réjouissances et rappellent ces ambiances bucoliques qui traversent l’œuvre du compositeur.

L’OPL et Emmanuel Krivine parviennent ainsi à restituer cette atmosphère de mort qui rend ce concerto pour orchestre si unique et en fait l’une des plus brillantes compositions du XXe siècle. Ils soulignent également avec talent cette course à l’abîme qui traverse le dernier mouvement pour s’achever dans une coda brève et pleine d’émotions. Certes, on n’atteint pas le graal de l’interprétation d’Antal Dorati, qui fut l’élève de Bartok, et du London Symphony Orchestra en 1962, mais cette nouvelle version est assurément de qualité. En tout cas, ce disque prouve que Bartok demeure l’un des plus grands compositeurs du XXe siècle et mérite d’être connu du grand public.

Concerto pour violon n°2 (Tedi Papavrami) –
Concerto pour orchestre, Orchestre Philharmonique
du Luxembourg, dir. Emmanuel Krivine, Alpha, 2015

Laurent Pfaadt

Le langage de l’indicible

Harnoncourt © Berliner Philharmoniker
Harnoncourt © Berliner Philharmoniker

Avec ce coffret fascinant, Harnoncourt réhabilite Schubert

A près de 90 ans, Nikolaus Harnoncourt reste un révolutionnaire comme en témoigne ce superbe coffret consacré à Franz Schubert. Après Beethoven, Mozart et tant d’autres, le maître à penser des baroqueux s’est emparé avec maestria du plus romantique des compositeurs germaniques.

Avec cette intégrale des symphonies, les messes n°5 et 6 ainsi que l’opéra méconnu Alfonso et Estrella, Harnoncourt est allé puiser aussi bien dans les archives et les documents originaux que dans son incroyable conception musicale pour retraduire l’essence même de la musique du compositeur.

Il est en effet bien loin le temps où la musique de Schubert avait été entendue de la sorte. La faute à un Johannes Brahms qui réécrivit en partie les œuvres du maître et en quelque sorte les tronqua aux oreilles de l’humanité. A la manière d’un restaurateur d’œuvres d’art, Harnoncourt a gratté le vernis et les couches de peinture successives que les compositeurs et interprètes ont laissé durant ce siècle et demi autour des symphonies de Schubert pour en donner une patine qui, certes était belle, mais ne correspondait pas à la réalité et, au final, avait fini par appauvrir l’œuvre du compositeur qui en était réduit à la musique de chambre.

Harnoncourt a ainsi dégagé la fresque schubertienne et en a libéré ses couleurs tragiques mais également – et c’est là une découverte – cette joie de vivre, procurant ainsi un sentiment de nouveauté et de découverte absolument fascinant. Le maestro qui confesse avoir été accompagné depuis sa plus tendre enfance par Schubert sort ainsi, grâce à cette interprétation, Schubert de son carcan morbide et révèle l’exceptionnel sens de l’harmonie et selon ses mots « le langage de l’indicible » contenu dans cette musique.

Bien entendu, le chef était attendu sur la Grande (9) et sur l’Inachevée (8) qu’Harnoncourt qualifie tout bonnement de « perfection » et dont les mélomanes ont encore en tête la version de Carlos Kleiber à la tête du Wiener Philharmoniker. Et la surprise est de taille car les deux symphonies sont réinventées musicalement grâce à un splendide travail sur les tempii et le legato. Ainsi, l’omniprésence des cordes dans la Grande, tempérée par les bois, donne un sentiment d’apaisement.

Dans cette magnifique intégrale symphonique, Nikolaus Harnoncourt a embarqué avec lui les Berliner Philharmoniker qui ont accepté de faire une infidélité au label DG pour cette aventure indépendante et surtout se sont fondus dans cette nouvelle interprétation en acceptant de déroger à la tradition qui corsète parfois les orchestres. Il faut dire que cela a été possible grâce au magnétisme d’Harmoncourt (visible grâce au DVD présent dans le coffret) mais également à Claudio Abbado et à Simon Rattle qui ont fait évoluer l’orchestre vers plus de plasticité.

Qu’il s’agisse de ses symphonies ou de l’opéra Alfonso et Estrella, l’incompréhension du public et des interprètes tient au fait qu’on a voulu – Brahms le premier – faire rentrer la musique de Schubert dans des traditions alors en vigueur alors qu’elle n’appartenait qu’à elle, qu’elle était inclassable. C’est ce qu’Harnoncourt a compris en rendant justice à ce génie, et en prouvant qu’avant de croire, il faut écouter.

Schubert, Symphonies Nos. 1-8, Messes Nos. 5 & 6, Alfonso und Estrella, Berliner Philharmoniker, dir.Nikolaus Harnoncourt, Berliner Philharmoniker Recordings, 2015.

Laurent Pfaadt

Mariss Jansons, l’autre Rembrandt d’Amsterdam

JansonsUn coffret célèbre la relation unique entre le chef letton et
l’Orchestre du Royal Concertgebouw d’Amsterdam

Pendant près de vingt-cinq ans, Mariss Jansons, chef d’orchestre letton considéré comme l’une des meilleures baguettes vivantes et le Royal Concertgebouw d’Amsterdam, l’un des orchestres les plus merveilleux de la planète, celui de Mengelberg puis d’Haitink et qui a gravé quelques-unes des plus belles pages de la musique classique du XXe siècle, ont entretenu une relation spéciale comme en témoigne cette série d’enregistrements.

Jusqu’à son départ en mars dernier, Mariss Jansons a conduit ce fabuleux orchestre à travers tous les répertoires. Depuis Oslo, Pittsburgh ou Munich en tant que chef invité puis comme directeur musical de l’orchestre lorsqu’il remplaça Riccardo Chailly en 2004, Mariss Jansons s’employa, tel Rembrandt, à peindre, au travers de chaque interprétation, des œuvres qui, pour la plupart, resteront dans toutes les mémoires.

Le coffret qu’édite l’orchestre, en même temps qu’il représente un magnifique témoignage sonore, constitue une sorte de musée du chef, regroupant ses tableaux, ses œuvres les plus emblématiques, les plus réussies.

Le legs musical de Jansons est considérable et offre une variété de répertoires avec, à chaque fois, le souci de l’excellence. Porté par une prise de son remarquable qui fait désormais la marque de fabrique du label de l’orchestre, RCO Live, on goute avec plaisir cette magnifique troisième symphonie de Bruckner ou ce tonitruant Bartok.

Tel le génie de Leyde, Jansons utilisa avec intelligence et sensibilité cette formidable palette de couleurs qu’est le Royal Concertgebouw d’Amsterdam et lui transmit sa vision, créant ainsi ce lien très fort qui se construisit entre eux année après année. Le coffret contient à ce titre un DVD qui permet ainsi de mesurer cette parfaite osmose dans une quatrième symphonie de Mahler où brille également la soprano Anna Prohaska. Cette osmose tient également au fait qu’en grand spécialiste de la musique symphonique de la fin du XIXe et du début du XXe, Jansons a trouvé dans l’orchestre l’écho parfait de sa vision d’un Bruckner ou d’un Mahler.

Tout en accompagnant l’orchestre à Londres ou à Berlin, on est surpris par tant de précision sonore, une texture qui n’est jamais surfaite, jamais exagérée. En cela, Jansons rejoint Haitink car il trouve toujours le ton juste et ne donne jamais dans une puissance qui serait contreproductive. Le résultat est magique : une profondeur musicale qui va directement au cœur. Cela est particulièrement perceptible dans la  première symphonie de Schumann. Mais Jansons est allé plus loin qu’Haitink : il a méthodiquement charpenté le son de l’orchestre jusqu’à devenir cristallin (il n’y a qu’à écouter la 7e symphonie de Mahler pour s’en convaincre) faisant ainsi du Concertgebouw le meilleur orchestre du monde en 2008.

Alors oui, c’est vrai que pendant longtemps, celui qui fut l’assistant de Mravinsky à Leningrad, a excellé dans Tchaïkovski et la 6e présente dans ce coffret est là pour le rappeler mais on est surpris par son Beethoven (5e) qu’il a d’ailleurs magnifié dans une intégrale avec l’orchestre de la radio bavaroise.

Ce coffret permet également de découvrir ou de redécouvrir certaines œuvres moins jouées tel le concerto pour violon de Bohuslav Martinu avec un Franz Peter Zimmermann très inspiré ou un concerto pour orchestre de Lutoslawski tout en noirceur mais également des créations contemporaines comme celle de Sofia Gubaidulina portées par un chef toujours attentif à cette musique et qui restera, à n’en point douter, dans les annales de la direction d’orchestre.

Mariss Jansons, Live the radio recordings, 1990-2014, Royal Concertgebouw Orchestra Amsterdam, RCO Live, 2015

Laurent Pfaadt

La tempête Sokolov

SokolovConcert magistral de l’un des plus grands pianistes vivants

La Quinzaine Musicale de San Sébastian réserve toujours des surprises et en ce 10 août, celle-ci fut de taille. On savait pertinemment qu’un concert de Grigori Sokolov ne ressemblait à rien d’autre mais on ne s’attendait pas à un tel choc.

Sous les dorures du théâtre néo-renaissance Victoria Eugenia, le pianiste russe qui a l’habitude de ne jamais dévoiler son programme à l’avance, débuta par la partita°1 en si bémol majeur de Jean-Sébastien Bach. Il faut dire que l’on n’avait pas entendu cette pièce interprétée ainsi depuis bien longtemps. Le pianiste construisit lentement son édifice personnel, embarquant l’auditeur dans un voyage musical totalement déconcertant où le rythme hallucinant de l’allemande n’eut de beauté que cette sarabande qui restera certainement dans toutes les mémoires. En guise de conclusion, la gigue exprima une joie de vivre qu’éprouva très certainement – malgré l’image de sévérité qui lui colle à la peau – Jean-Sébastien Bach.

Si les programmes des concerts de Sokolov peuvent parfois apparaître déroutant en mêlant pièces baroques et romantiques, ces dernières ne servent en fait qu’à construire l’atmosphère de son univers pianistique dans lequel le pianiste entraîne jusqu’à l’ivresse des auditeurs comblés. Preuve en fut une nouvelle fois avec la sonate n°7 de Beethoven dans laquelle il laissa exploser toute la passion du jeune compositeur, étendant le tempo du second mouvement jusqu’à la rupture. En alternant férocité et sensibilité, Sokolov fit monter une émotion qui nous a bouleversés.

Déjà bien éprouvé, le spectateur n’était pas au bout de ses émotions car la sonate en la mineur de Schubert fut un choc. Avec Sokolov, cette musique raconte une histoire, elle évoque un destin, une époque et traduit parfaitement ce sentiment de nostalgie libéré de toute forme de regret ou de tragédie. Grâce à son toucher si exceptionnel, celui qui remporta le concours Tchaïkovski en 1966 à 16 ans seulement, délivra une partition d’une générosité rare. Revenant à quatre reprises pour offrir à un public ravi d’autres moments de communion et de bonheur, Grigori Sokolov prouva que la musique n’est pas jouée pour être écoutée mais bel et bien pour être aimée.

A écouter : Grigori Sokolov, the Salzburg Recital,
Deutsche Grammophon, 2015

Laurent Pfaadt

La leçon de piano

PiresRencontre à Belgais avec Maria Joao Pires 

On savait que Mario Joao Pires était une pianiste à part. Preuve en est encore donnée avec ce livre fascinant de Frédéric Sounac qui a suivi, pendant plusieurs années, la virtuose à Belgais, au Centre d’Etude des arts qu’elle a fondé en 1999 et au sein duquel tout est possible, notamment celui de croire en ses rêves.

« Quand Marie Joao se met au piano, il me semble savoir non pas ce qu’elle va jouer, mais si elle va jouer cela ou non » écrit l’auteur. Ainsi, en suivant les pas de l’auteur, celui-ci nous emmène dans un voyage à la rencontre de l’essence même de la musique et de la magie qu’elle opère sur les êtres. Voguant de Mozart à Prokofiev en passant par Schubert, Brahms ou Chopin, on y apprend une multitude de choses sur Maria Joao Pires, de son rapport à la musique et au monde des solistes mais également de son « autre vie », celle en dehors du piano, qui l’a vu notamment figurer au casting de la Divine Comédie de Manoël de Oliveira.

Mais l’essentiel n’est pas là. L’intérêt premier de l’ouvrage réside indubitablement dans cette conception qu’elle se fait de la musique mais également, à travers elle, de la mission qui est la sienne. A Belgais, Maria Joao Pires explore le pouvoir de la musique sur les autres en particulier sur les enfants. On l’accompagne dans ces séances quotidiennes avec les enfants qui ne viennent pas à Belgais comme dans un conservatoire mais dans un lieu où se développe « l’imaginaire des enfants en leur offrant un éventail exceptionnel d’initiatives artistiques, de manière à ce qu’ils grandissent avec l’évidence de cette possibilité d’expression de soi ».

On comprend alors mieux que la musique n’est pas une fin en soi mais simplement un outil dans l’expression de chacun. A Belgais, se produit une sorte d’alchimie où les êtres se révèlent à eux-mêmes. « Maria Joao Pires est sans conteste une fabuleuse artiste mais n’use pas d’arguments musicaux pour guider les élèves » car elle « ne fait que les renvoyer à une sphère intuitive et corporelle » écrit Frédéric Sounac. Le contact physique ou la danse sont ainsi utilisés, la transmission plutôt que l’enseignement est privilégiée. Et le miracle se produit comme avec cette jeune fille qui après une dizaine d’échecs, joua divinement bien la 27e sonate de Beethoven.

Il est fort à parier qu’à l’instar de Sergiu Celibidache, le chef d’orchestre roumain, peu d’élèves de Maria Joao Pires, deviendront de grands musiciens. Mais tous, assurément, après leur contact avec elle, ont vu leur vie bouleversée à tout jamais.

Si ce livre est une leçon de piano, il est avant tout une leçon de vie.

Frederic Sounac, une saison à Belgais : autour de ,
Editions Aedam Musicae, 2015

Laurent Pfaadt

Passages de témoins

© Franca Pedrezetti, Festival de Lucerne
© Franca Pedrezetti, Festival de Lucerne

De jeunes orchestres
dirigés par des chefs
expérimentés :
les merveilleuses surprises de Lucerne

Le festival d’été de Lucerne est toujours le lieu d’incroyables rencontres musicales entre des répertoires, des interprétations, mais surtout entre ces générations de musiciens qui ont écrit l’histoire de la musique au XXe siècle et continueront de la façonner au XXIe siècle. Ainsi les concerts des 22 et 23 août 2015 ont permis à de jeunes musiciens d’apprendre de chefs de légende et pour ces derniers, de mesurer combien la musique évolue et se transforme.

Habitué à diriger le Chamber Orchestra of Europe, orchestre dont il est l’un des membres d’honneur, Bernard Haitink a construit depuis longtemps une relation de confiance faîte d’échanges réciproques avec les musiciens. Cette complicité fut immédiatement perceptible dans la symphonie inachevée de Franz Schubert où Bernard Haitink conduisit le Chamber Orchestra of Europe dans une profondeur inouïe portée notamment par des vents sublimes et des cordes très affutées.

Le chef, aidé de la magnifique Maria Joao Pires, a ensuite fait rayonner l’orchestre dans le 23e concerto de Mozart. Interprétant ce dernier comme personne, la pianiste portugaise au touché si velouté nous a transporté dans un rêve surtout dans cet adagio où l’osmose avec l’orchestre fut totale, la pianiste répondant avec douceur et émotion aux appels émis par ce dernier. Interprétée de cette manière, la musique de Maria Joao Pires vous touche au cœur et vous bouleverse. Et lorsqu’elle est accompagnée par le COE, cela créée des moments uniques. La soirée s’acheva avec la symphonie Jupiter où l’expérience et la fraîcheur ont été rendus possibles par les cordes électrisantes de l’orchestre. Cette interprétation rappelle que les symphonies de Mozart ne s’apprécient qu’en concert même si le COE a gravé avec Harnoncourt l’une des plus belles versions (1991).

Le lendemain, les jeunes musiciens de l’orchestre Gustav Mahler avaient rendez-vous avec Herbert Blomstedt, chef très apprécié des orchestres. A 88 ans, le chef suédois naturalisé américain n’a rien perdu de sa superbe, surtout lorsqu’il dirige Bruckner. Celui qui veilla à la destinée de l’orchestre symphonique de San Francisco et de la Staatskapelle de Dresde emmena cette jeune phalange dans cette grande cathédrale qu’est la 8e symphonie.

Blomstedt a su parfaitement canaliser la fougue de cette jeunesse qui ne demandait qu’à s’exprimer tout en les libérant du poids écrasant de sa stature de chef pour créer de magnifiques pages orchestrales tout en nuances. Transformant les cordes en un puissant vent dans le premier mouvement puis distillant avec intelligence le hautbois, les cuivres, la clarinette ou la harpe dans un dialogue harmonieux avec l’orchestre, Blomstedt donna une réelle épaisseur à cette symphonie.

L’architecture musicale d’une monumentalité rarement atteinte dans le répertoire symphonique a été parfaitement exploitée par Blomstedt qui, lorsqu’il dirige Bruckner, se transforme en conteur de ces vieilles légendes germaniques. Le chef fit l’orchestre un véritable être vivant que l’on sent respirer, haleter et nous emporta dans l’une des plus belles codas de la musique où le mysticisme brucknérien est porté à son paroxysme. L’émotion figea la salle qui, retenant son souffle, suivit la course de la baguette du chef avant de lui réserver une standing ovation méritée.

Laurent Pfaadt