The White Darkness

Après l’humidité de la jungle, le froid polaire. Mais quel que soit
l’environnement, il se trouvera toujours des hommes intrépides ou
fous pour s’y confronter, s’y perdre. Voilà en substance ce qui attend
le lecteur en s’embarquant dans ce nouveau voyage au cœur des
ténèbres. Après La Cité perdue de Zla Note américaine et le Diable et
Sherlock Holmes, le nouveau récit magistral de David Grann nous
emmène sur les traces d’Henry Worsley, aventurier moderne de
l’Antarctique.

Fervent admirateur de l’explorateur britannique Ernest Shackleton
qui mena de nombreuses expéditions dans l’Antarctique jusqu’à
collectionner les effets personnels de ce dernier et descendant de
l’un des compagnons de l’expédition Endurance que Shackleton
mena en 1914, Henry Worsley effectua une brillante carrière dans
les commandos d’élite de l’armée britannique avant que le démon de
l’expédition polaire ne le rattrape. Très vite, avec d’autres
descendants de compagnons de Shackleton, Worsley monta lui-
aussi une expédition au Pôle Sud sur la base de celle de son illustre
modèle qui renonça à atteindre le Pôle Sud pour préserver la vie de
ses hommes. Les pages relatant ainsi, à un siècle d’intervalle, les
expéditions de Shackleton et de Worsley sont, comme toujours avec
Grann, haletantes. Les chutes dans les crevasses, la titanesque
ascension du glacier Beardmore ou les vents coupant comme des
rasoirs entretiennent le suspens. La mort est omniprésente car «
l’Antarctique a deux façons de vous ôter la vie (…) Elle vous use sur une
longue période en vous faisant peu à peu mourir de faim, de froid ou
d’épuisement (…). Ou elle vous jette dans la gorge d’une crevasse en une
fraction de seconde » relate ainsi Henry Worsley. Les figures
disparues de l’exploration polaire dont celle de Robert Falcon Scott
qui mena lui aussi une expédition vers le Pôle sud en 1912 et la
mythologie du Pôle sud ajoutent à la dramaturgie, rendant ainsi plus
palpitant encore l’exploit de Worsley et de ses compagnons.

Mais le grand intérêt du livre vient après, lors de ce point de bascule
entre quête et obsession. Henry Worsley, acclamé comme un grand
explorateur des pôles réunissant des fonds importants pour des
œuvres caritatives, veut aller plus loin, dans l’exploit, dans l’effort,
dans l’absolu. Pourquoi ? Pour voir « son âme à nu » comme il l’écrivit
lui-même. A cet instant, la littérature du journaliste américain
excelle une fois de plus à rendre compte de ces ténèbres, ceux qui
traversent le cœur des hommes. Worsley vient de rejoindre Percy
Fawcett, tous deux prisonniers de leurs propres obsessions. A un
siècle d’intervalle, les deux hommes ne vécurent que pour cela.
Leurs proches furent sacrifiés, la vie quotidienne ne compta plus.
Enfermé dans leurs rêves destructeurs, ils n’ont eu, sans se l’avouer,
d’autres horizons que la mort. Ce fut le prix à payer voir son âme à
nu dans la blanche obscurité. 

Par Laurent Pfaadt

David Grann, The White Darkness
éditions du sous-sol, 160 p.

Dernières nouvelles et autres nouvelles

L’écrivain californien a le don de se trouver là où on ne l’attend pas.
Et pour ce recueil de nouvelles qui se veut le dernier de sa longue et
fascinante production, il nous emmène au pays des morts. Préparez-
vous donc à côtoyer goules, sorcières, vampires et autres fantômes.  
De cette Europe qu’il a sillonnée à Kyoto et cette merveilleuse
nouvelle qui voit une Geisha transformée en cerisier en passant par
le Mexique, ces trente-deux nouvelles nous conduisent de
cimetières en lieux hantés mais plus étrangement parmi les vivants,
parmi nous. Et si le lecteur prend plaisir à suivre les traces de
l’écrivain, chaussant ses bottes littéraires dans celles,
incommensurables, des frères Grimm ou des romantiques
gothiques, la grande force de ces nouvelles tient avant tout dans le
rapport, le calque dirions-nous, que projette Vollmann sur les
vivants.

Ici, les monstres ne sont que des avatars qui servent à questionner
nos représentations. Dans ce carnaval macabre au sein duquel
William T. Vollmann règne, depuis ses débuts en littérature, en grand
ordonnateur, les personnages ne cessent d’interpeller les lecteurs
en les confrontant à leurs hypocrisies collectives. Les morts, qui
n’ont plus rien à perdre, surtout pas la vie et libérés de leurs statuts
sociaux et de leurs postures civilisationnelles, viennent ainsi
questionner nos convenances sociales et leurs futilités.

Magistralement construit (comme à chaque fois), le récit de
l’écrivain s’insinue dans les interstices de cette violence qui
constitue le ciment des rapports humains. La mort, l’assassinat et
même le sexe, ne sont que l’aboutissement de la grande œuvre de
tout humain, celle qui le voit, à chaque étape de sa vie, domestiquer
la violence. Dans ces pages, ceux que nous appelons monstres,
viennent nous rappeler qui nous sommes réellement. Mais loin
d’être un réquisitoire morbide, ce livre est avant tout une
introspection. Car ces vampires et fantômes interrogent nos
rapports à la vie, aux autres et au monde. La mort comme le sexe ne
sont-ils pas en définitive nos derniers espaces de liberté ? Vollmann
semble en tout cas le penser. Et à cet instant, le lecteur se met à
danser avec les morts. Le carnaval n’est-il pas avant tout une fête ?

Par Laurent Pfaadt

William T. Vollmann, Dernières nouvelles et autres nouvelles
Chez Actes Sud, 896 p.

L’exil et le rêve d’un royaume

Ce sont des bateaux que l’on regarde partir
de Christophe Fourvel

L’auteur anime des ateliers d’écriture accueillant notamment des
allophones, beaucoup étant des migrants d’hier et d’aujourd’hui, et
même d’avant-hier. Il a ainsi collecté la parole d’une quarantaine
d’entre eux. Des textes fragments évoquant leur vécu d’ailleurs et
d’ici, illuminés par moments d’une saillie tranchante ou renversante
comme celle d’Omassad : Le monde est un pays aux serrures
compliquées où tout est rouillé sauf le ciel. (p. 35)

Les textes courts – souvent juste un paragraphe – s’enchaînent
esquissant un paysage humain où se mêlent les origines et les
générations. Des itinéraires, des vies qui glissent de là-bas vers ici, se
posent, la plupart du temps, dans de petites villes. Des destinées
semblables fuyant un printemps arabe ou le génocide arménien, et
qui viennent de l’Est, des Balkans, d’Afrique ou d’Asie… Leurs paroles
plurielles disent la récurrence de ce chemin d’exil, une composante
éternelle de notre (in)Humanité.

Les confessions s’inscrivent dans l’enfance, scandent l’impérieuse
nécessité du départ bien plus que l’envie. Ce : Il nous fallait juste partir 
résonne d’une bouche à l’autre, même si la guerre, les violences, la
pauvreté sont invoquées. Leurs récits n’insistent guère sur les débris
d’images concassées par la peur, les patrouilles, les armées arrogantes ou
ivres (p. 86), préfèrent s’attarder sur leurs vies neuves avec la
perspective d’un accomplissement.

Un univers littéraire et poétique dont l’auteur agence les fragments
en citant l’Iliade et l’appel de ses aèdes sous les murs de Troie, en
élargissant les perspectives afin que sa voix d’écrivain amplifie la
matière sensible de ces hommes, ces femmes, car la vie pèse
beaucoup plus lourd que la littérature (p. 14). L’exilé trouve ainsi une
humanité et une identité grâce à ses propres mots : il ne sera
personne avant son récit, sinon Il est une allégorie, un symbole, une pré-
histoire que l’on s’illusionne de connaître. (p. 102)

Au fil des pages, l’unité nait de cette diversité et l’écriture tout en
délicate broderie de Christophe Fourvel nous mène dans l’intimité
de ces frères et sœurs humains avec la conviction que cette
proximité fera tomber le mur des préjugées : Essayer d’être raciste
avec de tels groupes d’humains, vous n’y arriverez pas. (p. 86)

par Luc Maechel

chez médiapop éditions, nov. 2020, 141 p.
Collection Ailleurs

Invité du mini-Festival du livre de Colmar mis en ligne
du 22 au 27 février,
Christophe Fourvel est interviewé par Jacques Fortier
en compagnie de Marion Muller-Colard (Wanted Louise, Gallimard)