Archives par mot-clé : Actes Sud

Le Metropol

Qui dit train, dit hôtel. Et celui dans lequel l’écrivain allemand, Eugen
Ruge, auteur du somptueux Quand la lumière décline (Les Escales,
2012) nous emmène, est un peu particulier. Il s’agit du Metropol, cet
hôtel moscovite qui accueillit sous Staline, étrangers se rendant en
URSS et caciques du régime. Il devint ainsi une sorte de prison dorée
avec ses menus et grands plaisirs. Dans l’une des chambres donnant
vue sur la sinistre Loubianka, prison où les opposants étaient
exécutés, vivent Charlotte et son mari Wilhelm, espion du NKVD,
qui ont fui l’Allemagne nazie.

L’action du livre se déroule durant les grandes purges staliniennes,
entre 1936 et 1938. Et Charlotte n’est autre que l’avatar de la
propre grand-mère de l’auteur. Dans ce huis clos oppressant où le
Metropol est, à l’instar de l’Overlook de Shining, un personnage à lui
seul, les êtres disparaissent, absorbés, écrasés par la machine de
terreur soviétique dont le grand inquisiteur, Vassili Vassilievich
Ulrich, vit un étage au-dessus de Charlotte. Et devant les sièges
restés vides lors des repas, l’angoisse saisit bientôt cette dernière. Et si elle et Wilhelm étaient les prochains ? Staline ne devrait-il pas être
au courant de ce qui se passe ici ? Car bien évidemment, il n’est pas
au courant…A travers cette fiction qui emprunte des éléments
autobiographiques, Eugen Ruge dépeint l’aveuglement idéologique
d’hommes et de femmes adhérant à un régime totalitaire ainsi que la
terrible mécanique intellectuelle de fabrication des coupables.

Par Laurent Pfaadt

Eugen Ruge, Le Metropol
Aux éditions Actes Sud/Jacqueline Chambon, 352 p
.

Dernières nouvelles et autres nouvelles

L’écrivain californien a le don de se trouver là où on ne l’attend pas.
Et pour ce recueil de nouvelles qui se veut le dernier de sa longue et
fascinante production, il nous emmène au pays des morts. Préparez-
vous donc à côtoyer goules, sorcières, vampires et autres fantômes.  
De cette Europe qu’il a sillonnée à Kyoto et cette merveilleuse
nouvelle qui voit une Geisha transformée en cerisier en passant par
le Mexique, ces trente-deux nouvelles nous conduisent de
cimetières en lieux hantés mais plus étrangement parmi les vivants,
parmi nous. Et si le lecteur prend plaisir à suivre les traces de
l’écrivain, chaussant ses bottes littéraires dans celles,
incommensurables, des frères Grimm ou des romantiques
gothiques, la grande force de ces nouvelles tient avant tout dans le
rapport, le calque dirions-nous, que projette Vollmann sur les
vivants.

Ici, les monstres ne sont que des avatars qui servent à questionner
nos représentations. Dans ce carnaval macabre au sein duquel
William T. Vollmann règne, depuis ses débuts en littérature, en grand
ordonnateur, les personnages ne cessent d’interpeller les lecteurs
en les confrontant à leurs hypocrisies collectives. Les morts, qui
n’ont plus rien à perdre, surtout pas la vie et libérés de leurs statuts
sociaux et de leurs postures civilisationnelles, viennent ainsi
questionner nos convenances sociales et leurs futilités.

Magistralement construit (comme à chaque fois), le récit de
l’écrivain s’insinue dans les interstices de cette violence qui
constitue le ciment des rapports humains. La mort, l’assassinat et
même le sexe, ne sont que l’aboutissement de la grande œuvre de
tout humain, celle qui le voit, à chaque étape de sa vie, domestiquer
la violence. Dans ces pages, ceux que nous appelons monstres,
viennent nous rappeler qui nous sommes réellement. Mais loin
d’être un réquisitoire morbide, ce livre est avant tout une
introspection. Car ces vampires et fantômes interrogent nos
rapports à la vie, aux autres et au monde. La mort comme le sexe ne
sont-ils pas en définitive nos derniers espaces de liberté ? Vollmann
semble en tout cas le penser. Et à cet instant, le lecteur se met à
danser avec les morts. Le carnaval n’est-il pas avant tout une fête ?

Par Laurent Pfaadt

William T. Vollmann, Dernières nouvelles et autres nouvelles
Chez Actes Sud, 896 p.

#Lecturesconfinement : Le plongeur de Minos Efstathiadis par Laurent Pfaadt

Une tragédie en mouvement dans
laquelle les dieux grecs se jouent des
hommes comme de marionnettes.
Avec Eschyle comme maître de
cérémonie. Lorsque Chris Papas,
médiocre détective privé rencontre
ce vieil homme venu lui demander de
suivre cette jeune femme blonde, il ne
se doute pas une minute qu’il vient de
mettre le pied dans un terrible
engrenage meurtrier. Dans ces
entrelacs du passé et du présent,
entre les hôtels miteux d’Hambourg
et les rivages du golfe de Corinthe,
l’homme avance alors pas à pas dans un piège dont il ne sait
comment s’extraire et dont il est lui-même, sans le savoir, l’un des
acteurs.

Tissant un récit que l’on lit la faim au ventre tant il est addictif avec
ses phrases courtes et où le lecteur a l’impression d’être enfermé – à
son grand plaisir – dans ce labyrinthe à la David Lynch dont il veut
absolument sortir, Minos Efstathiadis, scénariste grec reconnu,
construit un récit qui plonge ses racines monstrueuses dans le passé
commun de l’Allemagne et de la Grèce. Il oblige le lecteur à
descendre le Styx de l’Histoire tel une taupe aveugle dans ce
souterrain obscur mais également dans les abysses de l’âme
humaine pour y découvrir la terrible vérité. « Le destin de chacun de
nous se tisse des années durant dans l’ombre » 
écrit ainsi Minos
Efstathiadis dans ce polar où l’on frémit d’effroi devant la
démonstration d’une telle fatalité.

Le plongeur de Minos Efstathiadis (Actes Sud)
par Laurent Pfaadt

#Lecturesconfinement : Le soleil des Scorta de Laurent Gaudé par Maud Bailly

Pour s’évader du confinement et de
l’hiver qui s’installe à pas sûrs… je ne
peux que vous encourager à lire Le
Soleil des Scorta
 de Laurent Gaudé. Au
fil des pages, on sent monter
l’écrasante chaleur des Pouilles. La
lumière si vive sur la terre ocre et
sèche. Nous voilà soudain croqueurs
de soleil dans une Italie qui convoque
tous les sens sur fond de dynastie
familiale violente et prenante…En
tournant la dernière page, reste
comme un goût de terre brûlée dans
la bouche. Magique.
Maud Bailly est actuellement CEO de l’Europe du Sud pour le
groupe hôtelier Accor. Elle a été en charge des affaires économiques
et digitales auprès du Premier Ministre Manuel Valls, mais aussi
directrice de la Gare Montparnasse.

Le soleil des Scorta
de Laurent Gaudé (Actes Sud)
par Maud Bailly

#Lecturesconfinement : La Colo de Kneller d’Etgar Keret par Inès Benaroya

Etgar Keret est un auteur israélien
complet. Écrivain, scénariste, engagé
dans la création contemporaine, il a
ce talent que j’apprécie tant : son
univers singulier ne ressemble à
aucun autre.
Dans la Colo de Kneller, il imagine une
vie après la mort où seuls les suicidés
se retrouvent. Les personnages
errent dans cet au-delà absurde avec
autant de nostalgie que d’espoir –
mais de quoi ? Quand on n’a plus rien
à perdre, qu’on ne peut plus mourir
de nouveau, comment se met-on à vivre, ou à aimer ?

« Deux jours après m’être suicidé, j’ai trouvé un boulot ici, dans une
pizzeria qui fait partie d’une chaîne, le Kamikaze. »
 L’incipit donne le ton.
L’écriture est sèche, ramassée, et au détour d’une page, quelques
lignes donnent envie de pleurer. Un court texte cinématographique,
foutraque, incroyablement émouvant, à lire lentement pour ne rien
en perdre.
Inès Benaroya est chef d’entreprise et écrivaine. Dernier livre paru :
Quadrille (Fayard)

La Colo de Kneller
d’Etgar Keret (Actes Sud)
par Inès Benaroya

#Lecturesconfinement : La petite dame en son jardin de Bruges de Charles Bertin par Sophie Benech

C’est un petit récit qui n’est plus tout
jeune, comme son héroïne (il est paru
chez Actes sud en 1996), mais qu’on
peut lire et relire sans se lasser, il
suscite toujours la même émotion, le
même émerveillement. 
Il parle du début des années trente,
d’un jardin de Bruges et de la relation
d’un petit garçon avec sa grand-mère.
Dépositaire des rêves de cette vieille
dame « à qui une grâce initiatique
personnelle avait accordé le pouvoir
d’entretenir commerce avec les
puissances de l’invisible » et dont « la mémoire a continué de briller en (lui) comme une petite lumière », l’auteur nous plonge dans le monde de son enfance et fait revivre à la fois le petit garçon qu’il est toujours resté au fond de lui, et une grand-mère dont l’originalité, la liberté intérieure et un sens inné de la poésie ont à jamais marqué sa vision du monde.

Tout cela est raconté avec humour dans une langue superbe et
délicate. C’est un petit chef-d’œuvre qui sait évoquer les beautés les
plus secrètes, les plus intérieures et les plus authentiques, que ce
soit celles de la nature ou celles des êtres.

Sophie Benech est la traductrice entre autres de Ludmila Oulitskaïa,
Svetlana Alexievitch et Varlam Chalamov mais également éditrice
(éditions interferences)
 La petite dame en son jardin de Bruges de Charles Bertin (Actes sud)
par Sophie Benech

Livre du mois

In Koli Jean Bofané, la Belle de Casa

Alors que s’éteignent au loin les derniers
feux de la rentrée littéraire 2018, le
nouveau roman d’In Koli Jean Bofané,
auteur de Congo Inc. Le testament de
Bismarck
, méritait un éclairage. Dans
cette ville-monde, cette mégalopole de
trois millions d’habitants où se croisent
nouveaux riches marocains et migrants
africains rêvant d’Europe qu’est
Casablanca, Ichrak, la belle de Casa, est
retrouvée morte devant chez elle dans le
quartier populaire de Derb Taliane.

A travers l’enquête d’un migrant congolais, Sese, sorte de miroir
dont on recollerait petit à petit les morceaux, se dessine le profil
d’une femme rebelle, crainte et respectée par tous. Elle n’a pas de
père et sa mère semble avoir un passé douloureux. Mais à travers
Ichrak, embarquée dans les méandres d’une arnaque comme dans
les ruelles de ces quartiers populaires de Casa, dont ne sait vraiment
jamais où ils nous mènent, c’est aussi le portrait d’une société vue
par un étranger, une société où la violence, la haine et le racisme
entre Africains sont omniprésents. Des vents violents soufflent sur
Casablanca. Et celui, littéraire, de Bofané ne vient pas que du
Sahara.

Par Laurent Pfaadt

Chez Actes Sud, 208 p.

Le livre à emmener à la plage

Robert Olen Butler, L’appel du fleuve  

Deux frères que la guerre du Vietnam a séparés reprennent contact à l’occasion de l’hospitalisation de leur
père. Robert, devenu prof de fac, y était
tandis que son frère Jimmy a fui au
Canada pour échapper à cette folie. Les
deux frères sont assaillis de souvenirs,
de cauchemars et analysent leur
existence au prisme de cet évènement
qui les a irrémédiablement changés et a
fait exploser leur famille.

Avec la maestria qui est la sienne, l’auteur d’un doux parfum d’exil
(Prix Pullitzer 1993) nous entraîne au plus profond de l’âme
humaine, là où se nichent le courage et la culpabilité de chacun.
L’exploration est tantôt magnifique, tantôt pathétique. Au fil des
pages, Robert et Jimmy descendent lentement vers ce fleuve qui
charrie les existences, qui fait de nous des hommes de chair et de
passions, vers ce fleuve d’une nation au bord duquel chaque
citoyen s’assoit face à sa conscience. Certains y contemplent leur
reflet. D’autres y sombrent. Mais tous se valent semble nous dire
Robert Olen Butler.

Par Laurent Pfaadt

Chez Actes Sud, 269 p.

L’humanité du bout du monde

Guelassimov © George Seguin

Andrei Guelassimov signe un
nouveau roman très réussi

Un Gavroche soviétique qui fait les
400 coups dans sa ferme et un
prisonnier japonais qui conte
l’histoire millénaire de son pays
lointain. Voici les deux personnages
principaux du nouveau roman
d’Andrei Guelassimov, l’un des
auteurs les plus en vue de la
nouvelle littérature russe. Deux
personnages que tout sépare au
demeurant et qui pourtant sont
voisins dans cette Sibérie extrême-orientale.

Le jeune Petka, fasciné par la guerre et ses avions qui survolent sa
maison, et le médecin autodidacte Hirotaro Miyanaga enfermé dans
ce camp de prisonniers japonais nous racontent tous les deux cette
guerre oubliée d’Extrême-Orient, loin du continent européen.

Avec son écriture épique, le roman décrit merveilleusement, à
travers ces deux personnages, une guerre fantasmée. Celle-ci se
déroule à la fois dans les yeux d’un enfant mais également en secret
dans les cahiers d’Hirotaro, descendant d’un fameux samouraï. Les
chars T34 y côtoient les shoguns et les samouraïs.

On comprend alors que Petka et Hirotaro agissent pour exister,
pour ne pas être victime de cette aliénation dans laquelle toute
guerre enferme. Les bêtises de Petka sont autant de mains tendues
vers ces grands-parents qui représentent sa seule famille, lui, le «
bâtard » qui n’a pas de père. Les mots d’Hirotaro tracent un chemin
imaginaire vers ses enfants dont il se plaît à imaginer leurs
occupations, leurs vies, dans ce Japon prêt à recevoir l’apocalypse
car la guerre n’est pas encore achevée et les Américains n’ont pas
encore lâché leur bombe atomique sur cette Nagasaki servant de
décor au récit d’Hirotaro. On assiste avec tristesse à cette quête
sans espoir, celle de cet homme qui tente, via son récit, de préserver
un lien avec sa famille vouée à mourir et dont il ignorera la
disparition après l’explosion de la bombe, le 9 août 1945. Chez
Guelassimov, la vie et la mort se croisent en permanence. Vivre
malgré la mort, écrire pour ne pas mourir, vivre pour écrire.

Quête des origines, réflexions sur ce monde à venir que la bombe
atomique viendra bouleverser, les dieux de la steppe parlent de tout
cela avec brio.

Laurent Pfaadt

Andrei Guelassimov,
les dieux de la steppe,
Chez Actes Sud, 2016

Le livre du mois

svetlanaLa fin de l’homme rouge

La sortie en poche de l’ouvrage de
Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de
littérature 2016, permet de pénétrer
au cœur du système soviétique.
L’auteur y dissèque avec brio ce
fameux « Homo sovieticus », cet
homme nouveau ainsi que le
basculement de la société soviétique
dans l’ère du libéralisme incontrôlé. A
travers les témoignages de gens
ordinaires, elle montre l’atomisation
d’un peuple passé d’une idéologie à une autre.

Svetlana Alexievitch nous dépeint ce basculement brutal entre deux
systèmes politiques que tout opposait mais qui au final se
ressemblent tellement car ils ont voulu tous les deux faire table rase
du passé et créer un homme nouveau. Livre choral, la fin de l’homme
rouge
se fait le porte-parole de ces milliers d’êtres humains qui ont
vu leur vie et leur histoire bouleversé, passant d’un totalitarisme à
un autre.

Laurent Pfaadt

Svetlana Alexievitch,
La fin de l’homme rouge,
Babel, Actes Sud