Dans la mesure de l’impossible

de Tiego Rodrigue

Peut-on faire théâtre de tout ?

La question se pose d’autant que nombre de pièces de théâtre ainsi que des films cherchent à s’engager sur cette voie qui se veut proche de l’enquête, du documentaire afin de servir l’actualité, l’idée étant de la proposer sous une forme artistique pour mieux la faire connaître  et mieux l’analyser. Propositions séduisantes, voire quelque peu racoleuses. Tout étant dans le thème choisi et la manière de faire ouvrage.

La pièce que propose Tiego Rodrigues s’attaque à un sujet qui fait souvent polémique, celui de l’humanitaire. C’est moins le thème de sa nécessité ou de sa complexité que celui des personnes qui s’y adonnent, le justifient et le font prospérer qui est ici abordé.

Le parti pris du spectacle sera donc de suivre quelques-uns de ces « humanitaires », de nous faire découvrir leurs motivations, le parcours de leur engagement, leur confrontation avec les réalités du terrain. Des récits mimés, ponctués de réflexions directement confiées, adressées au public par quatre comédiens Adrien Barazzone, Beatriz Bràs, Baptiste Coustenoble, Natacha Koutchoumov très investis dans leur rôles si bien qu’on les croirait  juste revenus des missions  dont ils nous parlent parfois avec l’émotion qui convient à certaines situations douloureuses que tel ou tel a vécues, parfois avec le recul pris avec le temps et la nécessité éprouvée  pour ne pas succomber au désespoir devant certaines scènes cruelles où l’impuissance à aider était trop flagrante, parfois aussi le désir de tout abandonner et de vivre en paix, chez soi.

Une certaine ambiguïté demeure. Faut-il y aller ? Faut-il y
retourner ? Quels intérêts sert-on sans l’avoir voulu ? On se rend compte au fur et à mesure que ces témoignages se dévoilent que c’est « soi » d’abord que l’on sert, cherchant à accomplir un rêve, à se trouver, en se confrontant à un réel lointain, souvent médiatisé voire idéalisé qu’on souhaite voir de près, toucher du doigt, une mise à l’épreuve, un chemin d’initiation dont on revient souvent désenchanté.

C’est ce panel d’expériences personnelles qui est offert  à notre questionnement dans une scénographie simple, inventive, pertinente, juste composée d’un immense vélum de toile blanche, évocateur de ces tentes occupées par des réfugiés lors des catastrophes ou des guerres qui les jettent hors de chez eux ou parfois celles des humanitaires venus à leur secours, un vélum qui est hissé ou abaissé selon les événements racontés.
(scénographie signée, Laurent Junod, Wendy Tokuoka, Laura Fleury)

Enfin, une part importante revient à l’accompagnement musical. Aux percussions, le batteur Gabriel Ferrandini par son jeu extraordinaire de puissance  nous convie, semble-t-il à entendre le grondement du monde auquel se confrontent les protagonistes de ces aventures, peut-être aussi les tourments qui, bien souvent, les agitent.

Un spectacle qui met en demeure de se poser la question de l’engagement face à un monde de plus en plus en dérive et qui sollicite des réponses. Chacun les fournit à sa manière, pour les uns c’est sur le terrain qu’il faut aller, pour d’autres, ce sera, par le récit et pourquoi pas par une oeuvre d’art ? Picasso l’a prouvé avec « Guernica ».

Marie-Françoise Grislin

représentation du 5 mai au Maillon

Cardiff, près de la mer

En lisant les quatre récits du nouveau livre de Joyce Carol Oates, on repense immédiatement au film de Kenneth Lonergan, Manchester by the Sea, près de Boston. Cardiff, elle, est plus au nord, dans ce Maine, terrain de jeu littéraire de Stephen King. Et si Clare, Mya, Alyce et Elisabeth ont remplacé Lee et que se jouent, à travers ces différentes histoires, les drames à rebours d’une violence qui infuse, livre après livre, nouvelle après nouvelle, l’œuvre d’une Joyce Carol Oates toujours prolifique, c’est bel et bien dans l’atmosphère inquiétante du maître du roman fantastique que nous embarque l’auteure.

Dans cette ambiance malsaine, Joyce Carol explore ainsi, telle la brillante archéologue de la psyché qu’elle est, ces instincts qui sommeillent en nous et se réveillent un jour, sans crier gare, et ravagent nos vies. Cette violence qui structure notre passé et se diffuse lentement, années après années dans notre présent, puis oriente notre avenir, constitue ce fil conducteur qui lie ces quatre femmes. L’injustice et la cruauté sont là, tapies dans notre inconscient. Et comme à chaque fois, comme avec chacun de ses personnages, elles reviennent vous détruire quand on s’y attend le moins. Le génie de l’écrivaine transpire alors à chaque ligne, le lecteur ayant, à chaque fois, cette incroyable impression d’être le personnage principal, se voir sa propre histoire mise à nu. Des histoires comme des miroirs que l’on traverse, une mer littéraire dans laquelle chacun se noie avec gêne et plaisir.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Cardiff, près de la mer, récits traduits de l’anglais (États-Unis) par Christine Auché
Chez Philippe Rey, 448 p.

Un bouquet d’anecdotes ou opus incertum

Fidèle à lui-même. Hans Magnus Enzensberger, le grand écrivain allemand, auteur du magnifique Hammerstein ou l’intransigeance, nous embarque une nouvelle fois dans sa narration, son univers où petite et grande histoire se mêlent inextricablement, où l’intime et l’officiel finissent par se confondre. Dans ce livre inclassable – comme ils le sont tous chez lui – le lecteur suit la vie de M. jeune enfant né dans l’entre-deux-guerres et qui grandit sous l’ombre menaçante du nazisme.

Entre joies d’enfant et figure sacrée et monstrueuse du Führer, notre héros avance en même temps que le régime. Le lecteur navigue sur un fleuve qui, au début se veut bucolique, naïf avant d’être emporté dans des remous inquiétants tandis que se rapproche la guerre et ses corollaires : la peur, la menace, la mort. La guerre est chez lui à la fois lointaine et proche. Mais toujours tragi-comique.

Fascinant récit sur le pouvoir de la mémoire et sur sa construction qui vient compléter son Tumulte, Un bouquet d’anecdotes se veut un collage de souvenirs personnels et d’émotions. Du grand art.

Par Laurent Pfaadt

Hans Magnus Enzensberger, Un bouquet d’anecdotes ou opus incertum, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary
Chez Gallimard, 208 p.

Empereur des ténèbres

Premier enregistrement en public de l’Empereur d’Atlantis de Viktor Ullman, compositeur juif assassiné par les nazis

Il a longtemps fait figure de légende. L’Empereur d’Atlantis, cet opéra de chambre composé en enfer, au milieu des morts, est de retour. Son créateur, Viktor Ullmann, compositeur austro-hongrois mais surtout juif, effectua une brillante carrière, essentiellement à Prague. Arrêté puis déporté au camp de Theresienstadt, le fameux camp de concentration où furent envoyés de nombreux artistes parmi lesquels Hans Krasa et Karel Ancerl, il fut gazé à Auschwitz en octobre 1944. C’est à Theresienstadt qu’il composa l’Empereur d’Atlantis. Mais le compositeur ne put créer son œuvre et il fallut attendre plus de trente ans, en 1975, pour que son opéra puisse voir le jour, au Bellevue-Theater d’Amsterdam. Depuis, les représentations se sont succédées.

Restait la gravure en public. C’est chose faite grâce au Münchner Rundfunkorchester (Orchestre de la radio de Munich) et au premier chef invité, Patrick Hahn, qui livrent une interprétation fort convaincante en restituant parfaitement la musicalité d’une œuvre inscrite dans une période à la fois troublée – la parabole d’Atlantis en système national-socialiste saute immédiatement aux yeux – et musicalement en mutation. Une belle découverte donc qui ne devrait laisser personne insensible.

Par Laurent Pfaadt

Viktor Ullman, Der Kaiser von Atlantis, Münchner Rundfunkorchester,
Leitung Patrick Hahn, BR-Klassik