Conçue et mise en scène par Heiner Goebbels, c’est une œuvre originale mais pas récente puisqu’il l’a créée en 1996 en s’ inspirant d’un texte d’Edgar Allan Poe « Shadow » que lui avait conseillé Heiner Muller où il est question d’un groupe de survivants qui résiste à la peste qui sévit au dehors grâce à une solide porte d’airain. Mais les choses se compliquent, d’abord désorganisés, il faudra être ensemble pour faire face. Il s’agit donc d’une parabole sur la nécessité du collectif.
Après une entrée dispersée, les musiciens s’installent, dos
tourné au public sur les rangées de bancs alignées sur le plateau. Bientôt,
certains dressent une grande plaque métallique, à côté de la grosse caisse et
voilà que d’autres se mettent à y envoyer des balles de tennis ce qui
déclenchent de bien sonores tambourinages. Alors tous se mettent à jouer avec
conviction. Les dix-huit musiciens de l’Ensemble Modern n’en sont pas à leur
coup d’essai puisqu’ils ont été là dès sa création. Pendant que les musiciens
sans se départir de leurs instruments vont et viennent, escaladant parfois les
bancs, s’éclipsant, pour revenir sans autre forme de procès, un lecteur redira
à plusieurs reprises ces mots extraits de « L’ombre » de
Poe : « Vous qui me lisez, vous êtes encore parmi les vivants
mais moi qui écris je serai depuis longtemps parti pour la région des ombres ».
Après divers moments où chacun semble poursuivre son projet, tous se
retrouveront pour aller jusqu’à jouer en fanfare.
La musique est bel et bien théâtralisée, les musiciens
n’hésitant pas à participer à la mise en place de certains éléments du décor.
Le spectacle est plein de surprises et nous laisse parfois
interloqués mais on s’abandonne au plaisir de voir et d’entendre des
interprètes aussi créatifs, autant comédiens que musiciens.
Voici quelques réflexions à brûle-pourpoint inspirées par ce concert suite à des échanges avec de fidèles spectateurs de Musica. Certains se demandant si nous étions là pour Silvia Costa, sa mise en scène et sa scénographie ou pour la musique de Galina Ustvolskaya, cette élève de Dimitri Chostakovitch que nous connaissons peu, musique ici interprétée et révélée d’une manière fulgurante par le pianiste Marino Formenti.
En effet, la scénographie de Silvia Costa occupe une place
importante dans ce spectacle très visuel. Ce n’est pas pour rien qu’elle a été
l’assistante de Romeo Castellucci, comme lui, plasticienne, issue des Arts
visuels, avec un goût pour les beaux objets, les attitudes plutôt mortifères ou
hystériques, une nette tendance à l’esthétisme.
C’est son univers qu’elle apporte sur le plateau avec ces
lits simples ou raffinés, ces canapés agrémentés de coussins pour des hôtes de
passage au destin inconnu. Un mobilier souvent déplacé. Seul élément constant,
le piano, encore est-il bousculé et prié de faire place à l’objet qui arrive.
Sans doute cela
est-il à l’image de la vie mouvementée de la compositrice qui, après avoir
rompu avec son maître a su mener ses propres recherches et créer une musique
très personnelle.
Les six sonates qu’elle a écrites entre 1947 et 1988 sont l’objet de ce concert et nous avons été emportés par cette musique tellement particulière et expressive, bouillonnante, sans concession, exprimant la violence, les drames avec parfois ce répit, ce calme nécessaires à qui veut reprendre haleine. Mario Formenti en donne une interprétation impressionnante. Avec une énergie, une conviction à toute épreuve, dans un jeu tellement physique que le pianiste semble faire corps avec son instrument, il rend à la compositrice russe un puissant et légitime hommage.
La dimension juive de la
capitale polonaise reste indissociable de son identité
Même s’il ne subsiste que très peu
de vestiges de l’ancien ghetto d’une Varsovie détruite à 90% par les Allemands,
l’identité juive de la capitale polonaise transparaît à chaque coin de rue et
s’écrit quotidiennement dans une histoire plus que millénaire. En arpentant les
avenues d’immeubles vitrés qui ressemblent à celles de toutes les grandes
capitales du monde ou en contemplant ces réalisations soviétiques, vous sentez
vite qu’ici, sous l’asphalte et derrière les murs étincelants, suinte une
histoire tragique, celle de ces centaines de milliers d’hommes, de femmes et
d’enfants entassés dans cette partie de la ville.
Pour pénétrer la Varsovie juive,
il vous faut d’abord entrer dans le cimetière juif de la rue Okopowa. Les
anonymes y côtoient les illustres. Le gardien vous demande si vous cherchez un
nom. Vous réfléchissez un instant. Comment choisir entre trois millions de
personnes ? Vous secouez la tête, un peu désemparé et avancez parmi cette
mémoire vivante qui mêle dans une seule et même tombe, héros et martyrs. En
sortant, vous êtes alors prêts à entrer mentalement dans le ghetto, à prendre
cette fameuse passerelle. Les anciennes rues se révèlent à vous. Ici
l’orphelinat de Janusz Korczak, là l’Umschlagplatz d’où partaient les convois
de la mort vers Treblinka. Vous croisez les ombres de Jan Karski, d’Adam Cziernakow
et de Marek Edelman en arrivant devant ces jonquilles qui tapissent les
parterres du musée Polin consacré à l’histoire des juifs de Pologne.
Chef d’œuvre de scénographie avec
un côté immersif assumé, le musée se veut un voyage exhaustif dans l’histoire
millénaire des juifs polonais. Arpentant dans les diverses époques, le musée
évoque aussi bien la Renaissance considérée comme « le Paradis juif »
que les pogroms de l’après-guerre notamment celui de Kielce mais également la
constitution du capitalisme juif polonais au 19e siècle et bien
évidemment la Shoah. Il revient aussi sur les grands courants du judaïsme et les
figures de l’histoire juive polonaise telles que Gaon de Vilnius, Moses
Mendelsohn, Isaac Leib Peretz qui fit du yiddish cette langue mondialement
connue et couronnée par le prix Nobel de littérature d’Isaac Bashevis Singer,
ou Emmanuel Ringelblum et son armée d’archivistes qui rassemblèrent au sein de
l’organisation Oneg Shabbat de précieuses informations sur la vie dans le
ghetto pendant l’occupation nazie.
La figure de ce héros qui sauvegarda
avec Hirsch Wasser, Rachel Feuerbach, Abraham Lewin et d’autres la mémoire du
ghetto se trouve à l’Institut historique juif. Ici point de rue reconstituée, de
musique angoissante ou de jeux pour enfants. Dans ce décor épuré et centré sur
la quête d’Oneg Sabbat, leurs documents collectés et leur conservation, le
visiteur avance, seul, en élaborant sa propre quête de la mémoire. Ce n’est pas
un musée mais bel et bien un mausolée qu’il découvre, celui du courage de
quelques hommes et femmes qui, en sacrifiant leurs vies, ont souhaité dire aux
générations futures ce qu’il advint ici même. Combattants de la mémoire, ils
ont placé ici, dans cette caisse et cette jarre de lait, alors que les langues
de feu de la synagogue dynamitée et des lance-flammes allemands menaçaient,
leurs existences et les souffrances de tout un peuple et d’une ville martyre.
Ici le poids de l’histoire est lourd, écrasant. Il est nulle part et partout à
la fois. Lieu assez peu visité y compris des Polonais, c’est pourtant un
passage obligé et complémentaire du musée Polin pour qui veut comprendre la
tragédie qui s’est déroulée ici.
Après la liquidation du ghetto en mai 1943, Jurgen Stroop, commandant SS qui orchestra cette dernière adressa à Himmler un rapport intitulé : « Le quartier juif de Varsovie n’existe plus ! ». Ces tombes, ces archives, et ce musée prouvent qu’il ne suffit pas de détruire des pierres pour tuer la mémoire. Et que s’il ne subsiste qu’une seule personne susceptible de l’entretenir, qu’elle soit écrivaine de renom comme Agata Tuszsynska (voir l’interview) ou guide passionnée comme Agnieszka Biesiadecka, médiateur du musée Polin ou restaurateur de l’Institut historique juif, tous unis dans la volonté d’une ville de se souvenir encore et encore, alors les efforts de destruction des totalitarismes et des négationnistes resteront vains.
Par Laurent Pfaadt
A lire :
Samuel D. Kassow, Qui écria
notre histoire ? Les archives secrètes du ghetto de Varsovie, Grasset,
594 p. 2011 qui relate l’incroyable épopée d’Emmanuel Ringelblum et de
l’organisation Oneg Shabbat.
Agata Tuszsynska, Wiera Gran,
l’accusée, Grasset, 416 p. qui raconte l’histoire d’une chanteuse du ghetto,
accompagnée par le pianiste du film de Polanski dans un formidable livre qui
suscita une vive polémique en Pologne.
Isaac Bashevis Singer, Shosha,
coll. La Cosmopolitaine, Stock, 376 p. qui suit l’un des plus beaux personnages
de la littérature mondiale, Shosha, dans les rues d’une Varsovie prête à
s’enfoncer dans les ténèbres de la seconde guerre mondiale.
Pour découvrir la Varsovie juive, rien de mieux que d’organiser son voyage à partir des informations contenues sur le site de l’office de tourisme de Varsovie : http://www.warsawtour.pl